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"Je vis avec un sentiment de profonde ambiguïté : je ne peux rien faire sans la tradition, mais je dois reconnaître que son institutionnalisation est la cause d'un mal plus profond que tous les fléaux que j'ai pu voir où dont j'ai eu connaissance". 

"Le corps mystique du Christ est constamment crucifié comme le fut son corps physique qui ressuscita à Pâques. J'attends que l'Eglise ressuscite de son humiliation, qu'elle s'est infligée à elle-même en engendrant le monde de la modernité. La résurrection est derrière nous. Ce que nous avons à attendre maintenant (...) c'est la résurrection de l'Eglise".

Ivan Illich

La corruption du meilleur engendre le pire

Entretiens avec David Cayley

 

(Actes sud, 2007)

Alors qu'il enregistrait en 1988 et 1989 plusieurs longs entretiens avec Ivan Illich pour la radio canadienne, David Cayley fut interpellé au plus haut point par son propos final, jamais auparavant explicité dans ses livres. Illich avançait qu'on ne peut comprendre l'horreur du projet moderne si on ne le considère non comme «post-chrétien», ce qui rassurerait tout le monde à commencer par les chrétiens, mais comme produit démoniaque d'une perversion radicale de la révélation chrétienne par l'institutionnalisation de l'Évangile, initialement mise en œuvre par l'Église. Cette aliénation de l'espérance chrétienne ne pouvait qu'engendrer, ou plutôt révéler, le mal le plus profond et le plus insidieux qui puisse être, car issu de la corruption de ce qu'il y a de meilleur.

La graine qui porta pour fruit le présent livre était dès lors plantée, marquant le début d'un cheminement et d'un dialogue amical de plusieurs années entre les deux hommes, centré sur ce thème potentiellement si explosif et aboutissant à ce dernier livre-testament, qui allait donner la clé de toutes les fondations chrétiennes de l'oeuvre d'Illich.

Ce livre d'une grande densité n'est certes pas facile à lire. Outre que l'on soit constamment dérouté face à ce qu'il avance, sa formulation est souvent tortueuse : pas simple de suivre le fil de sa pensée dans cette floraison d'hypothèses au milieu desquelles s'entremêlent de nombreux détours et souvenirs personnels. Mais, pages après pages, l'on reste pourtant suspendu à la question vertigineuse que soulève Illich : par quels glissements successifs, cette nouveauté, cette libération, ce bien absolu qu'est le mystère de l'Incarnation, a-t-il été enfermé et donc perverti dans la boîte froide de sa législation ecclésiale, prémisse historique de la désincarnation étatique, marchande et industrielle de notre temps? Chaque chapitre du livre constitue une ébauche de réponse, apportée sous un angle et un via thème particulier.

L'assaut porté ne vise certainement pas l'Église en soi, à laquelle, envers et contre tout, Illich demeura attaché corps et âme, mais sa trahison de l'Incarnation, pour la sécurité de l'Institution et le confort du pouvoir. Ce livre d'une puissance inséparablement spirituelle et historique est en effet traversé par ce renversant paradoxe, que l'on ne peut probablement admettre que dans la foi : L'Église, dès son origine, fut porteuse du poison mortel qui par effet de contamination allait conduire le monde au bord de l'abîme où il se trouve aujourd'hui. Et pourtant en elle et seulement en elle, par l'indéfectible promesse du Christ, se trouve le remède et la clé du salut du monde.

 

Illich prend d'abord appui sur la parabole du bon Samaritain (Luc 10, 25-37). Celle-ci chamboule l'ordre social en remettant en cause la notion étroitement communautaire du «prochain» et en faisant voler en éclat la relation à l'autre réduite à un devoir moral ou à une seule règle de bonne conduite.

Elle ouvre à une liberté jusque là inconnue, à une relation libre et incarnée. Le blessé qui se trouve sur notre chemin, qu'il nous est donné de relever, rend possible une relation imprévisible, irréductible aux affinités de milieu et solidarités ethniques. Elle est revêtue de gloire et d'une mystérieuse grandeur car par elle vient à nous le visage du Christ, soit alors qu'on l'accueille soit qu'on s'en détourne. En cela, cette parabole révèle l'Incarnation : «Jésus enseigne aux pharisiens que la relation qu'il vient leur annoncer comme la plus authentiquement humaine n'est ni attendue, ni requise, ni due : elle ne peut être qu'une libre création entre deux êtres et n'advient que si quelque chose vient à moi à travers l'autre, dans sa présence corporelle». Devant l'homme qui gît, le Samaritain ne répond pas à une norme il répond à un appel, il n'applique pas une règle morale il agit selon un don du Saint Esprit, avant d'être volontariste, sa vertu altruiste s'épanouit par la grâce. Telle est la nouveauté radicale du Nouveau Testament dans la relation au prochain. Mais parce qu'elle est fruit de la grâce et totalement gratuite, parce qu'elle implique des personnes humaines de chair et de sang, elle est vulnérable et fragile, et contient donc en cela le risque d'être manipulée et prise dans les griffes de sa gestion institutionnalisée. Comme historien et d'abord comme croyant, Illich est habité par la conscience aiguë de ce danger mortel : «Lavez l'histoire du Samaritain de l'expérience charnelle, corporelle, dense, humorale du soi et, partant, du Toi, et vous avez une gentille fantaisie libérale qui est en même temps quelque chose d'horrible».

Par quels processus historiques s'est donc produite cette institutionnalisation de la charité? Illich souligne ici que l'Église ayant reçu un statut officiel au sein de l'Empire romain sous Constantin, les évêques se voient attribuer un rang équivalent à celui des magistrats de l'administration impériale. Ainsi acquièrent-ils le pouvoir de fonder des ordres dits charitables, financés par la communauté, ce qui «suscita les foudres du grand Père de l'Église Jean Chrysostome (349-407)», car en confiant l'hospitalité à une institution, «on allait faire perdre aux chrétiens la coutume du lit et du morceau de pain pour l'étranger et leurs foyers cesseraient d'être des foyers chrétiens». Cette «institutionnalisation du bon voisinage» ne fera que se renforcer à la fin de l'Empire, alors que les mouvements de population partout s'accélèrent, et en même temps, la catégorisation des «bons» et des «mauvais» sans logis. Cette organisation et codification de l'hospitalité et de la charité chrétiennes préfigurent en ceci ce que sera la société de services de nos temps modernes : «par le recours au pouvoir et à l'argent pour fournir un service, elle pervertit en même temps cet acte personnel d'élire l'autre pour son prochain, lui ôtant le caractère de liberté qui le distinguait dans la parabole du Samaritain et fondant une conception impersonnelle du fonctionnement de la société».

Voilà une première illustration de ce que la corruption du meilleur engendre le pire, qui donne à voir le vrai sens du péché : «cette vocation, cette capacité et cet appel à choisir librement, au-delà de l'horizon de mon ethnos, ce que je donnerai et à qui ne font sens que si je consens à être surpris, me situant par rapport à cet autre horizon, ineffable et indéfinissable : la foi. Et pervertir la foi est plus que seulement le mal : c'est le péché, qui entreprend de travestir la foi en une entité soumise aux puissances de ce monde». Ainsi donc, l'Incarnation de Dieu, en donnant toute sa chair à la relation imprévue entre un «je» et un «tu», établit, malgré elle, une profondeur nouvelle au péché, par la possibilité inédite de trahir cet appel au lien concret et charnel. En cela, prolonge Illich, les institutions modernes ne sont pas de simples maux mais bien l'expression aboutie de ce péché.

En outre, à cette lumière du Samaritain qui, répondant à l'appel du visage inconnu fait voler en éclat les vieux réflexes de l'entre soi communautaire, on ne mesure que mieux en quoi le catholicisme identitaire, plus enfiévré aujourd'hui que jamais, est une trahison de l'Évangile. Celui-ci nous libère des étroitesses du clan centré sur lui-même et obnubilé par sa propre préservation, précisément par le «prochain lointain», inattendu et déroutant, dans lequel le Christ se révèle.

Cet oubli graduel par la christianisme occidental de cette «folle» liberté donnée par le Christ (ou sécularisation du Samaritain), Illich le situe à l'aune de ce «mystère d'iniquité» que Paul annonçait aux Thessaloniciens (2. II, 7), et dont le mal absolu qu'il constitue ne serait pleinement mis en lumière qu'à la fin des temps. Les prophètes de l'Église primitive y voyaient la manifestation de l'Antéchrist, faisant déjà son nid au sein même de l'Église. Alors que ce mystère s'est en grande partie estompé de la conscience chrétienne et de l'enseignement de l'Église d'aujourd'hui, Illich (qui converge ici avec René Girard) est frappé de voir en notre époque, partout et en tout point, le moment proprement apocalyptique où se révèlent les abysses de son horreur : «Ce que j'ânonne ici, parlant librement et ex abrupto, ça fait trente ans que je me retiens de le dire», dit Illich, au risque d'être incompris et perçu comme un prêcheur fondamentaliste, dans sa conscience affligée de vivre «dans un monde qui a perdu le sens du bien, du Bien (…) Comment dès lors faire entendre que les horreurs de notre temps ne font pleinement sens qu'en termes de péché, de contradiction frontale avec cette ouverture que propose l'Évangile?».

 

La trahison de l'Évangile est ensuite envisagée sous l'aspect décisif de la criminalisation du péché (entendu comme refus, dérobade devant cet appel à voir le visage de Dieu dans le visage d'autrui). Alors que dans les siècles précédents, la conscience personnelle du péché suscitait la soif de faire pénitence, dans la foi dans le pardon de Dieu, au cours du XIIe siècle (période dont Illich fut si intensément imprégné), «l'Église va estimer préférable de redéfinir cette trahison intime de l'ami, et donc de Dieu, comme un crime».

Ce tournant s'inscrit dans un contexte à la fois de «fixation» géographique des paroisses, de surenchère politique entre le pape et l'empereur se disputant la prérogative pour la nomination des évêques (querelle des Investitures), et de prolifération en Église des instruments juridiques (systématisation du droit canon). Parmi ceux-ci, la légalisation de l'amour des conjoints par le serment matrimonial, qui fait du péché d'infidélité une catégorie juridique et devient un crime à partir du XIIe siècle. Sous l'effet de la réforme grégorienne, le concile de Latran IV (1215) demande aux chrétiens de confesser leurs péchés au moins une fois par an auprès du prêtre de leur paroisse, faute de quoi ils iraient en enfer en état de péché grave!

Par extension, ce redoutable avertissement ecclésial marqué du sceau de la culpabilisation, aura des effets psychologiques désastreux dans les âmes, nourrissant une crainte complètement fantasmée d'un impitoyable jugement divin, perversion du véritable sens que revêt la «crainte de Dieu» : crainte de ne pas être présent à sa grâce, de rater le rendez-vous avec son amitié : «Que rien ne se mette en travers de nous deux, Père. Ma crainte serait d'être en cause de quoi que ce soit qui nous sépare». Alors que par l'Incarnation et l'union avec le Seigneur, Dieu nous libère de la peur des puissances obscures, à contrario, en intériorisant la culpabilité et la terreur devant un Dieu fantasmé, le monde chrétien apprend en fait à craindre les pouvoirs et à se soumettre aux puissances de ce monde. Une brèche est ouverte, «et le diable adopte son étrange incarnation, main dans la main avec la désincarnation de l'humain».

Ainsi donc, le pasteur se voit investi face au chrétien d'une position juridique : «le pardon du péché devient ainsi, et c'est très neuf, un acte juridique, conçu selon un modèle ou une hiérarchie qui descend du clocher jusqu'au cœur des fidèles, créant par là un système de tribunaux qui dépasse de loin ce qu'aucun empereur aurait pu imaginer». En cela, pour Paolo Prodi (un des maîtres d'Illich dans ce domaine) «cette extraordinaire criminalisation du péché est la clé qui permet de comprendre les concepts politiques de l'Occident pour les cinq siècles suivants». Et à sa suite, Illich montre en quoi le concile de Trente (1542), affinant les rouages de cette judiciarisation de l'Église (cf Yves Congar, Pour une Eglise pauvre et servante), servira de modèle à suivre pour l'État moderne naissant. François Ier organisera par exemple les services de l'État selon ce modèle d'Église établissant des secrétariats pour la foi, la discipline, les finances, etc...

Désormais donc, la loi régit non seulement le légal et l'illégal, mais le bien et le mal. Le péché comme offense personnelle faite à Dieu est relégué à l'arrière-plan, dans la mesure où «le péché devient la transgression d'une norme légale», réduisant donc la grâce à un acte juridique. En cela d'abord, la criminalisation du péché est une haute trahison de l'Évangile. Que la loi religieuse devienne une norme dont la violation envoie en enfer est pour Illich «une formidable prouesse et, ajouterais-je, un de ces cas les plus intéressants de perversion de cet acte de libération par rapport à la loi que représente l'Évangile».

Au terme de cette réflexion, Illich tient à préciser avec force que ça n'est pas plus la confession que l'idée du péché qui sont ici en cause mais bien leur perversion : «Qu'on ne me fasse pas dire qu'en pointant ce moment crucial où le péché, cette impiété que je commets en trahissant l'amour, se transforme en un crime justiciable d'une instance qui le jugera sur un mode juridique, je critique la confession : moi-même je la pratique (…) Je vois en fait dans le sage recours au confessionnal, tel qu'il se pratique depuis un demi-millénaire, la forme de loin la plus douce de conseil spirituel, de gestion pastorale et de création d'un espace intérieur pour un dialogue profond, centré sur le sentiment d'avoir péché (…) C'est l'état de péché, ce sentiment de confusion face à l'infiniment bon, mais avec toujours la ressource de douces larmes qui expriment le repentir et la confiance dans le pardon. La criminalisation du péché bouleverse cette dimension intime d'échec personnel : le pécheur n'ayant plus qu'à obtenir l'absolution juridique pour son crime, son repentir et son espoir dans le pardon de Dieu deviennent secondaires». L'amour de Dieu est dans sa chair, sa perversion est dans sa législation.

 

Dans la dernière partie de sa vie, Illich a concentré sa réflexion sur l'histoire du corps et des sensations, en particulier l'histoire du regard, afin de s'expliquer la corrélation entre perte des sens et institution des sociétés marchandes, dans sa conviction du lien intime entre le corps et l'Église.

Le Nouveau Testament va profondément enrichir les modes de perception, du fait même de l'Incarnation, Dieu devenu chair, qui confère à la chair humaine une dignité inédite, une aura mystérieuse. Par l'eucharistie, l'Église est d'emblée perçue comme un corps : «dans la liturgie de la messe, (les chrétiens) partageaient ce corps en le mangeant et inspiraient son esprit par le baiser sur les lèvres, qui faisait également partie de la célébration du dernier repas du Seigneur dans le christianisme originel. Ce qui se constituait alors était un corps, et non au sens figuré, comme on dit un corps de troupe ou un corps de bâtiment, mais un vrai corps de chair et de sang ». (Voir plus bas dans cette synthèse)

Par la sécularisation de la foi, l'homme moderne a perdu le sens de ce corps, relégué en une abstraction juridique, philosophique ou médicale. L'histoire du regard nous permet de mieux comprendre cette désincarnation. Tous les anciens livres sur l'ascétisme consacraient une large part à la vertu de maîtrise des yeux, à l'art du regard juste, qui rejoint la vision intérieure et qui nécessite de se détourner de tout ce qui la divertit. Chez les Pères grecs de l'Église, le «mauvais oeil» cristallisait l'envie. Il y avait alors une dimension fortement physique du regard, entièrement modelé par le foi et tourné vers le visage de Dieu, reçu à travers le regard du prochain.

Le rapport à l'image révèle les modes de perversion du regard occidental. A la suite d'un concile des Églises d'Orient et d'Occident, s'imposèrent les conceptions développées par Jean de Damas (675-749), qui donnèrent sens et légitimité à l'imagerie chrétienne et notamment à l'icône. Selon sa doctrine, «l'icône est un seuil où l'artiste inspiré dépose un reflet de la gloire qu'il a vue au delà de ce seuil. L'icône est une fenêtre donnant sur l'éternel». Le regard du priant face à l'icône «lui revient mêlé à la chair du ressuscité, de sorte qu'il participe à la construction de l'Église comme un authentique corps charnel sur terre».

L'icône chrétienne n'est donc pas vue comme une représentation objective de la réalité, mais comme un seuil à travers lequel l'on entre dans le mystère de la chair. C'est la différence fondamentale entre un réel vu dans l'icône ou à travers elle. Cette conception très subtile imprégnera beaucoup plus l'Église d'Orient que d'Occident où à partir du XIIIème siècle, l'image prend précisément une tournure didactique, comme illustration «réaliste» des sermons : «ces images sont conçues non plus comme des seuils annonçant une gloire au-delà d'elles-mêmes, mais comme la représentation peinte de scènes, posant les fondations sur lesquelles sera bâti notre monde d'objectivité». Ou comment la croyance en cette chair de gloire accessible au regard de la foi, dérive jusqu'à faire le lit du culte moderne des images : «c'est bien là ce que je nomme la perversion du meilleur, où un premier pas parfaitement innocent aboutit aux écrans télé digitalisés et interactifs». Avec la modernité en effet, la conception de la vision est purement objectivée et ne relève plus de l'acte vertueux «mais comme réception et assimilation passives (au moins en partie) d'images importées dans l'oeil par la lumière (…) Peut-être comprendra-t-on mieux maintenant que je me sois autant étendu sur les icônes : l'icône était considérée comme un seuil vers une réalité supérieure à laquelle seule la foi pouvait mener ; l'espace virtuel nous requiert dans un non-lieu inhabitable (…) la pratique du domaine virtuel m'amène à voir chez les autres ce qui est virtuel et désincarné».

Au fond de ce gouffre virtuel, Illich annonce le renouveau d'une vie austère et d'une forme d'ascèse qu'il associe d'ailleurs directement à une renonciation radicale à toute forme de pouvoir. Seulement dans cette pauvreté, l'on réapprend le geste et le regard justes en savourant la relation entre personnes incarnées, et où l'on redécouvre dans l'ici et maintenant le lieu du Royaume.

 

La genèse de la désincarnation en Occident constitue le cœur de la réflexion d'Ivan Illich, à chaque fois appréhendée dans des perspectives des plus inattendues. Ainsi, il traite de la perte du sens de la proportionnalité et de l'harmonie dans la musique ou dans les mathématiques, en même temps que s'effaçait la conception cosmique du réel. Il étudie aussi cette perte de l'équilibre et du sens de l'inscription cosmique du corps, que la médecine moderne a réduit à une juxtaposition organique manipulable, à partir du moment où elle s'est dissociée de la philosophie et de la théologie. Illich voit ici avec effroi l'insondable gouffre qui sépare ce corps médicalisé et diagnostiqué de «ce corps promis à la résurrection (qui) est le corps ressenti, un corps qui est à ce point le vôtre, celui avec lequel et dans lequel vous vous tenez devant moi (pour citer l'Eucharistie), que je ne peux lui appliquer aucun énoncé théorique».

Son propos suivant, consacré à l'école, est ici encore intimement nourri des aléas de sa propre vie, en l'occurrence de sa position de recteur de l'université catholique de Porto Rico à la fin des années 50, dont la position de pouvoir qu'elle lui octroyait le mettait de plus en plus mal à l'aise. Très vite, révulsé par ce qu'il observait au plus près, il en vint à comprendre l'école moins comme une institution que comme un rituel, entendu comme générateur de mythes, lieu de constitution d'une croyance collective en contradiction flagrante avec les buts affichés. Illich constatait le succès mondial de ce rituel. Partout, l'enseignement était salué «comme un moyen de promouvoir l'égalité non seulement au sein des nations, mais aussi entre elles». C'était unanimement admis : seule une institution structurée comme l'école pouvait former des citoyens et des adultes compétents. Aidé par sa formation d'ecclésiologue, il découvrait peu à peu le lien étroit entre la diffusion mondiale de ce rituel scolaire et l'Église, jusqu'à y voir «la sécularisation d'un rituel catholique». A un moment, notamment autour du concile de Trente, l'Église a légiféré quant à l'obligation d'assister à certains rituels, à la messe tous les dimanches, sous peine d'aller en enfer. Or, poursuit Illich, «l'élaboration de ce cadre légal et la définition juridique du manquement aux cérémonies comme péché précèdent immédiatement l'époque charnière où l'État – cette institution nouvelle modelée, comme je l'ai déjà dit, d'après l'Église – commence à mettre en place ses propres rituels. Le plus aisé à retracer est l'instruction : ça part de l'idée que l'homme, à sa naissance, a besoin qu'on lui révèle ce monde où il arrive, révélation qui ne peut être transmise que par des catéchistes reconnus, nommés enseignants». Il fallait donc trouver l'origine de cette institutionnalisation de l'école «dans l'effort de l'Église, face à ce qui était né comme une vocation personnelle, un appel adressé à chacun, pour le contrôler et le garantir en l'investissant de la solidité et de la permanence des choses temporelles».

Ce qui sauve le savoir de son institutionnalisation, c'est l'amitié nous dit Illich. Toute son oeuvre et toute l'intensité de sa vie, furent fécondées dans l'amitié. Vivant largement à la marge de l'université («mon gagne-pain»), il envisageait essentiellement son travail, sous un mode collégial, par la création, pour lui et ses amis d'une «table hospitalière» : «pour moi l'amitié fut la source, la condition et le cadre où pouvaient naître la solidarité et la communauté d'esprit», non dans le cadre restreint d'un ethnos comme chez Platon, mais à la suite du Jésus des Évangiles (ce «fou»), de cette parabole du bon Samaritain, qui nous ouvre aux plus improbables et surprenantes amitiés. Il prend ici pour exemple les Catholic Workers, fondés aux États-Unis par Dorothy Day. La recherche de la vérité «au sein d'un « nous » qui soit réellement un « je » pluriel», autour d'un repas ou d'un verre de vin, portait infiniment plus de fruit que dans ce cadre universitaire cloisonné où l'on n'apprend qu'au sein d'un entre soi disciplinaire. Tout son cheminement intellectuel a été un chemin d'amitiés : «En ce chemin, j'ai eu la chance de me faire quelques amis avec qui nous parlons depuis désormais cinq décennies».

 

L'ami Illich ouvre enfin une dernière brèche, qui concerne la théologie politique. Sur quelle pente glissante s'est produite en Occident la perversion d'un «nous» originellement incarné dans la communion eucharistique en un «nous» moderne désincarné dans les règles du contrat social?

Nos concepts politiques modernes, qui ont forgé nos certitudes démocratiques et l'idée de citoyenneté, sont communément associés à leurs sources grecques, à l'idée de polis et de civitas, qui en l'occurrence présuppose un «nous» territorialement et ethniquement clos, selon le modèle athénien. Ce que les historiens des idées politiques ont systématiquement éludé, c'est l'originalité absolue du «nous» chrétien des premiers siècles : «Le rassemblement eucharistique prétendit explicitement établir un nouveau «nous», un nouveau pluriel du pronom «je». Mais ce «nous» n'était pas de ce monde : il n'appartenait ni au monde de la politique au sens grec, ni à celui de la citoyenneté dans l'urbs au sens romain. Voilà des gens qui se réunissaient pour une célébration qui avait deux hauts points, appelés l'un conspiratio, l'autre comestio».*

La conspiratio (qui n'a rien à voir avec le sens actuel de «conspiration»), comme «forme suprême d'intériorité» était liée à la quête du souffle de l'Esprit saint et s'exprimait dans le baiser bouche à bouche, l'osculum, par lequel, autour de la table de la cène, chacun «contribuait par son propre esprit, ou, si vous préférez, par l'Esprit saint, qui était commun à tous, à créer une communauté spirituelle». Puis, cœur de la liturgie, ils se rassemblaient pour le partage du repas eucharistique, par lequel la communauté faisait corps, quelque soit l'origine des uns et des autres.

Cette étreinte corporelle précédant la communion devint suspecte au VIe siècle, au moment même où «L'Église fut établie et rendue légalement acceptable». On passait peu à peu de l'osculum à la pax. L'établissement de la communauté corporelle ne disparaissait certes pas mais, par retouches liturgiques successives, s'amoindrissait. La pratique chrétienne mettait à l'arrière plan la conspiratio, en ce qu'elle est essentiellement, extramondaine, célébration de l'affirmation «Vous êtes dans ce monde, mais pas de ce monde». La formalisation et légalisation de la conspiratio atteignait son comble au moment de la réforme grégorienne, et le «flétrissement de la conspiratio (allait de pair avec) l'élaboration monumentale de la conjuratio ou arrangement contractuel». Ce glissement liturgique correspondait donc avec une puissance volonté d'Église de se donner une « clarté et une définition mondaine et de créer, par des moyens légaux et contractuels, un corps social habilité à être reconnu comme un égal par l'empereur et la loi civile».

La célébration eucharistique, comme acte de constitution charnelle d'un «nous» en Christ, outre la conspiratio, comporte donc ensuite la comestio, moment du partage du pain et du vin, où les chrétiens incorporent la chair vivante de Dieu. Or, montre Illich, cet effacement de la conspiratio correspond historiquement au moment où, autour de la comestio, commence à planer un doute quant à la présence réelle du corps du Christ dans le pain, en partie distillé par un moine du haut Moyen Age, Bérenger de Tours (999-1088). En tout point donc, et en une même charnière historique où ce doute se cristallise, tout le destin du monde se joue à l'ombre de ce grand voile porté sur le mystère de la chair, de l'amour de Dieu dans la chair.

 

 

SL

 

 

Septembre 2016

 

* Cette perspective renvoie aussi à l'anarchisme eucharistique de William Cavanaugh.

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