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William Cavanaugh

Eucharistie-Mondialisation

La liturgie comme acte politique

 

(Editions Ad Solem, 2008)

 

 

 

 

 

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Né en 1962, William Cavanaugh est une des principales figures de la nouvelle théologie politique anglo-saxonne. Sa théologie est marquée par son expérience et action fondatrice pendant deux ans dans les bidonvilles de Santiago du Chili, où il rencontre une Église sous la férule de la dictature. Sa thèse et son livre Torture et Eucharistie (1998) en est le fruit.

Son œuvre théologique, à la croisée de la philosophie politique, dynamite nombre de présupposés conceptuels que nous avons sagement appris à l'école et qui ont servi de pseudo-légitimation à l'État-nation moderne. Parmi eux, le mythe tenace de la «violence religieuse», sur lequel s'est largement construit le projet libéral, se déployant dès l'origine derrière le beau masque de la pacification, qui continue de leurrer tant de chrétiens.

Plusieurs auteurs français l'ont guidé dans ses réflexions, tels Michel de Certeau, Jacques Maritain ou encore Henri de Lubac.

 

Que cette synthèse soit une invitation à la lecture complète du livre : le commander ici

 

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«La séparation intérieur/extérieur est l'une des plus grandes lâchetés et hypocrisies du christianisme» écrivait Jacques Ellul, qui fustigeant la prétendue «neutralité» théologique de la technique, ciblait par là même la division, du point de vue chrétien totalement factice, entre vie privée et vie publique, salut individuel et salut collectif, mythes encore aujourd'hui entretenus par les derniers tenants de l'imposture «catholique libérale».

Seul le rétrécissement de notre foi abdiquant devant les théories politiques modernes et se voyant misérablement réduite à une affaire de pieux propriétaires, nous a fait oublier que la foi catholique est politique : non pas secondairement ou optionnellement mais de part l'essence même du mystère chrétien.

La Politique, au sens profondément chrétien du terme, a été séquestrée. Elle a été captée et parodiée dans l'hérésie libérale, en ce que, prétendument séculière et neutre, cette théorie «est en réalité une théologie masquée, qui fait de l'État moderne un État sauveur, en lieu et place de l'Église»; la mystification moderne s'achevant dans ce vulgaire simulacre de l'universalisme catholique qu'est la mondialisation libérale, cette cage de fer, dont W.Cavanaugh nous annonce que nous en serons libérés dans l'Eucharistie : «La liturgie constitue un acte politique, impliquant une autre représentation de l'espace et du temps, où s'édifie un corps de résistance, le Corps du Christ. Ce corps est un corps blessé, brisé par les puissances et les princes de ce monde, et répandu en une offrande de sang sur cette terre dévastée. Mais c'est aussi un corps ressuscité, le signe de l'incroyable irruption du Royaume de Dieu dans le temps historique. La présence bouleversante du Christ-Roi dans la politique du monde».

Face à ceux qui parmi les catholiques tentent encore de sauver les meubles, par des biais plus ou moins subtils, et de rendre compatible ce qui est absolument contradictoire, l'oeuvre de W.Cavanaugh est une saine clarification en ce qu'il oppose rigoureusement ce qui doit être opposé, et en ce qu'il réarticule ce qui doit l'être. Il nous place face à un choix radical auquel nous ne pourrons nous dérober : celui de l'unité des chrétiens, appelant la réconciliation de toute l'humanité et de toute la création, dans la vérité eucharistique du Corps du Christ, ou alors la soumission indigne aux promesses mensongères de la fausse paix et du faux salut dans l'État et la mondialisation libérale.

 

Pour mieux saisir en quoi le corps de l'État moderne est un simulacre du Corps du Christ, Cavanaugh prend d'abord appui sur les récits chrétiens fondateurs, via l'oeuvre magistrale d'Henri de Lubac, Catholicisme ; Les aspects sociaux du dogme (1), (2), lui-même parcourant les écrits des Pères de l'Église.

L'unité du genre humain se fonde «sur la création de l'humanité à l'image et à la ressemblance de Dieu (Gn 1, 27)» : l'humanité a été créée pour la communion, et «ce ne sont pas les individus, c'est le genre humain qui est créé et sauvé. Cette unité est la source d'une Église authentiquement catholique».

Par leur désobéissance, Adam et Ève ruinent l'unité du genre humain : ils «rompent la participation harmonieuse de l'humanité à Dieu, ce qui va nécessairement de pair avec une rupture de l'unité des hommes entre eux puisque du fait de l'imago dei, notre participation à Dieu est aussi une participation des hommes les uns aux autres». On ajoutera ici que la rupture des hommes avec Dieu entraînant la division des hommes entre eux, induit également par tragique effet de cascade la déchirure du lien de charité fraternelle entre les hommes et le reste de la création.

Toute l'histoire de la Chute, de Caïn et Abel, de la tour de Babel, est l'histoire de la violence qui se répand sur la terre (Gn 6, 11), suite à la division du genre humain. Selon le mot de Cyrille d'Alexandrie, «Satan nous a dispersé», ce qui fait dire à Cavanaugh que «l'effet du péché est la création de l'individu comme tel, c'est à dire d'une distinction ontologique entre l'individu et le groupe».

Tout le sens de la Rédemption est tourné vers cette restauration de l'unité par la participation au Corps du Christ : «Le salut des individus passe par le salut de l'ensemble de l'humanité dans le Christ». L'unité dans le Corps du Christ est le contraire absolu d'une uniformité, puisqu'elle suppose l'irréductible unicité de chacun des membres, interdépendants et non interchangeables, qui compose dans une grandiose harmonie ce Corps (1 Co 12, 4-31). Par Celui-ci, «l'humanité recouvre son statut d'image de Dieu que la Chute avait altérée».

Comme anticipation de la vision béatifique, la paix est rétablie en même temps que les murs de séparation sont détruits, en la chair du Christ : «Nous sommes tous un dans Christ Jésus. Et si la foi, par laquelle on avance dans le chemin de cette vie, accomplit déjà cette merveille, combien plus parfaitement la vision portera cette unité à son comble, lorsque nous verrons face à face», écrivait Saint Augustin, qui opposait la communauté des saints du ciel, déjà en gestation ici-bas, à l'individualisme de l'empire romain. L'Église constitue la véritable polis, dont ne peut relever la cité terrestre, «parce qu'il ne peut y avoir de justice ni de bien commun où Dieu n'est pas adoré en vérité».

Les théoriciens classiques de l'État moderne développent une vision de la nature humaine qui se fonde sur un postulat théologique essentiellement tronqué : ils définissent une union de l'homme à Dieu comme rapport de soumission de la volonté humaine à la volonté divine, excluant progressivement l'assomption de l'humanité dans la Trinité et dissociant volonté humaine et bonté divine, jusque-là unis dans la théologie classique. Ce nouveau rapport induit l'idée d'un Dieu impersonnel et arbitraire : «Pour Hobbes, la désobéissance d'Adam est une faute punissable simplement parce qu'elle contrevient à la volonté arbitraire de Dieu. Chez Locke, les mécanismes de la volonté et du droit, soumis à la volonté supérieure de Dieu, sont déjà à l'oeuvre dans l'état de nature. Chaque individu y est une entité séparée».

On passe de la liberté de l'homme par sa participation à l'Être de Dieu, qui fonde la communion des hommes entre eux, à une liberté, telle celle conçue aussi par Rousseau, entendue dans le sens d'un morcellement des individus, «libres» (séparés) les uns à l'égard des autres, autrement dit «tous en guerre les uns contre les autres» (Hobbes).

Biaisée par cette erreur théologique fondamentale, l'anthropologie moderne fonde la distinction entre le tien et le mien, le droit de propriété, sous l'influence du droit romain, se justifiant pour lui-même et non plus pour son utilité sociale, comme c'était par exemple le cas dans la pensée de saint Thomas d'Aquin : «Ce mouvement, qui dotait l'individu d'un droit absolu à disposer de sa personne et de ses biens, constituait le complément anthropologique de la théologie volontariste pour qui les hommes ne reflètent jamais si bien l'image de Dieu que lorsqu'ils exercent, avec leur souveraineté, leurs plein droits de propriété». Par extension, les biens de la nature ne relèvent plus d'un bien commun à tous les hommes, mais d'une appropriation par les individus.

Cette anthropologie moderne est prolongée par une sotériologie (théologie du salut) qui définit le salut de l'homme par l'établissement de la paix entre individus rivaux. Pour Hobbes, le Léviathan a pour mission de nous sauver de la guerre de tous contre tous. Tel est aussi le sens du contrat social de Rousseau : le corps social constitue l'horizon de notre salut.

Mais, W.Cavanaugh le précise avec force, «la sotériologie de l'État moderne reste cependant incompréhensible si l'on ne tient pas compte du fait que l'Église est peut-être la première chose dont cet État est supposé nous sauver». C'est ici qu'entre en scène la fable des «guerres de religions» du XVIè et du XVIIè siècles, dont l'État séculier serait venu sauver les hommes en restaurant la paix par la privatisation de la religion. Certes des chrétiens s'affrontèrent sur des questions dogmatiques, mais dans une très large mesure ces conflits servirent de grand prétexte au triomphe de l'État moderne séculier, qui joua de ces conflits religieux, voir les suscita, afin d'affermir sa puissance naissante, dissimulée derrière le beau rôle de l' «État pacificateur» qu'il s'attribuait : «Ce qui est en jeu ici c'est la création même de la religion au sens moderne du mot, conçue comme un ensemble de croyances privées sans incidence politique directe. En créant une telle religion le nouvel État assurait sa souveraineté absolue sur ses sujets», au détriment de l'autorité ecclésiastique, à qui l'on laisse le gouvernement des âmes, mais en voie d'éviction de la sphère publique ; «Or, le Christ n'a pas deux corps, l'un temporel, l'autre spirituel, mais un seul Corps».

La détermination des monarques à construire l'État centralisé prime sur leur fidélité doctrinale à telle ou telle confession. A cette fin, dressant les uns contre les autres, Catherine de Médicis instrumentalise le conflit entre calvinistes et catholiques en de savants calculs politiques, jusqu'à susciter le déclenchement du massacre de la Saint-Barthélemy en 1572.

De même, Ferdinand II, le Saint Empereur romain germanique, aspirant à faire de son empire morcelé un État moderne et centralisé, s'appuie sur des stratégies d'alliances confessionnelles qui aboutissent à la guerre de Trente Ans (1618-1648), «qui fut la plus sanglante de toutes les guerres dites de religion».

La nécessaire pacification religieuse par l'État centralisateur est toujours mise en avant, alors que «l'apparition de l'idée d'un État bureaucratique centralisé a précédé les guerres civiles du XVIè siècle. Ce simple fait suffit à rendre problématique le mythe de l'État sauveur (…) Ce qui est en jeu dans ces guerres, c'est la création de la religion moderne, conçue comme un ensemble de croyances personnelles et privées, sans rapport avec la fidélité publique du citoyen envers l'État. La création de la religion moderne, comme le renvoi de l'Église dans la sphère privée, est corrélative au développement de l'État. N'oublions pas que les principaux instigateurs des guerres en France et en Allemagne n'étaient pas des pasteurs ni des paysans, mais des monarques et des nobles ; l'émergence d'un État centralisé, hégémonique, les intéressait directement, pour leur gloire ou pour leur ruine».

Cette conception de la religion moderne induit autour du XVIè siècle un ensemble de glissements sémantiques, une réinterprétation globale du christianisme le vidant peu à peu de son lien vital à la Révélation et à l'Église pour mieux le ranger dans la catégorie étroite de «religion» et mieux le réduire à un ensemble de croyances individuelles : Ainsi, «en 1544, Guillaume Postel, dans son plaidoyer pour la liberté religieuse, le De orbis terrae concordia, ne présente plus le christianisme sous la forme d'un corps de doctrine et de pratique incarnées dans un corps social appelé Église, mais comme un ensemble de vérités morales démontrables rationnellement (…) Jean Bodin conçoit lui aussi la liberté de conscience en matière religieuse comme une nécessité pour assurer la concentration du pouvoir dans les mains d'un État centralisé et tout-puissant».

De façon particulièrement brutale chez Hobbes, la religion doit être asservie au souverain, l'Église «entièrement engloutie dans la gueule béante du Léviathan» et le chrétien soumis au régime, «fût-ce au prix d'une apostasie publique». «Si l'Église y est encore appelée «Corps du Christ», la réalité que ce nom recouvrait a été dispersée dans le corps de l'État qui l'a absorbée».

Rousseau voit dans le christianisme une menace pour l'unité sociale, en ce que la communion au Corps du Christ, vécue d'un bout à l'autre du monde, transcende les limites de l'État. Aussi, pour lui, seule la foi en Dieu vécue intérieurement doit être tolérée. Également chez Locke, «le Corps ecclésial du Christ doit être domestiqué par l'État», et sa tolérance au «pluralisme religieux» est d'autant plus marquée que la religion a été refoulée dans le domaine purement privé. Tel est le sens de l'Acte de tolérance qu'il inspira en Angleterre en 1689, dont furent exclus les catholiques anglais pour s'être déclarés membres de l'Église et non d'une «religion».

Il est donc grand temps de mettre à terre ce mensonge de l'État séculier sauvant les hommes des «guerres de religion», nous dit William Cavanaugh : «Les théoriciens du libéralisme voudraient nous faire croire que l'État, comme un maître d'école dans la cour de récréation, est intervenu dans les disputes doctrinales pour réprimander et remettre à leur place les zélateurs fanatiques».

C'est faire semblant de ne pas voir que l'État-nation, «en se posant comme l'autorité suprême à laquelle l'individu doit fidélité en dernière instance, n'a fait qu'ouvrir de nouvelles carrières à la guerre moderne». C'est avec l'État-nation que se fixent les frontières, dont les délimitations furent la cause de violents conflits.

L'État moderne a réduit la «solidarité» entre les hommes au froid mécanisme du contrat : «A l'image paulinienne du Corps total du Christ, dont les membres, bien que multiples, souffrent et se réjouissent toujours ensemble, les théoriciens de l'État moderne ont substitué une collection de monades humaines formellement interchangeables. Isolés les uns des autres, dépourvus de fins communes, les hommes sont donc forcés de se lier ensemble par le moyen du contrat. C'est pour eux une question de survie, puisque tout autour d'eux, comme en eux, respire guerre et violence (…) La guerre est ainsi pour l'État libéral un simulacre de processus social, la machine à intégrer dans les sociétés dépourvues de fins communes. La violence dont voulait nous sauver l'État est devenue la religio de l'État, sa liturgie solennelle, par laquelle, régulièrement, nous sommes de nouveau rendus solidaires les uns des autres.

Depuis près de quatre siècles, parce que les théoriciens libéraux ont estimé, et estiment toujours, que la foi professée publiquement est un dangereux levain de violence, l'influence d'une éthique chrétienne à dimension véritablement sociale semble exclue du champ des possibilités de l'avenir. Si cette influence doit à nouveau se faire sentir, cela ne sera pas avant que l'Église ait recouvré la dimension politique et sociale de sa foi, et donc de sa liturgie, qui seule la rendra capable de contrebalancer efficacement les prétentions de l'État».

 

Si les chrétiens ont si massivement «succombé au charme de l'État sauveur», c'est que celui-ci s'est diaboliquement drapé des apparences de la théologie chrétienne du salut : «La « sécularisation » du pouvoir n'est pas un processus historique naturel, au terme duquel le profane se serait finalement arraché à l'emprise du sacré, qui le tenait comme prisonnier. Non. C'est l'histoire d'une imposture, d'un pseudo-salut, laïc et purement humain, qui, oblitérant progressivement celui que l'Église proposait à tout homme, finit par en triompher complètement, précisément parce qu'il le singeait».

L'arrachement à cette imposture, donc le renouveau de la théologie politique, que William Cavanugh appelle de ses vœux, ne peut qu'en tout premier lieu se fonder sur la «contre-politique eucharistique», et suppose de la part de l'Église, une dénonciation des «concordats qui l'ont réduites au statut d'une association de croyants», sous la férule des États-nations.

Il est temps de tourner la page de cette conception moderne (schizophrénique) de la religion, qui sépare l'esprit et le corps, la piété intérieure et la conduite extérieure, la sphère privée et la sphère publique, et de réarticuler ce qui a été divisé, depuis le cœur même de la liturgie, «par la participation à la célébration de l'Eucharistie, sacrement de l'unité et de la paix, qui est le creuset d'une «éthique politique» authentiquement chrétienne».

Pour les disciples de Jésus-Christ, le combat contre le Léviathan ne se fera pas avec les armes de celui-ci, mais bien plus par la voie du martyr, à l'image d'un Mgr Oscar Romero qui proclamait dans son homélie du 1er Juillet 1979 : «Qu'il soit parfaitement clair que si l'on nous demande de collaborer à une pseudo-paix, à un ordre mensonger fondé sur la peur et la coercition, nous devons nous souvenir que Dieu ne veut d'ordre et de paix que fondés sur la vérité et la justice. Devant cette alternative, notre choix est clair : nous suivrons l'ordre de Dieu, pas celui des hommes».

Les chrétiens font œuvre de résistance quand ils se lient intimement dans la paix du Christ, qui transcende si puissamment les limites de l'État-nation, et agissent en son nom, d'abord vers les plus pauvres, comme l'ont par exemple fait de nombreuses communautés ecclésiales d'Amérique latine.

L'Eucharistie est la réponse chrétienne à la privatisation du christianisme ; acte anarchique, simultanément liturgique et politique, «qui nous incorpore au Corps du Christ, où réside notre salut».

A la chosification, à la marchandisation et à la mentalité de propriétaires, issus du contrat social et de «l'état de nature» qui le sous-tend, la communion eucharistique oppose radicalement le don purement gratuit de Dieu ; elle «abolit la distinction entre le mien et le tien (Ac 2, 44-47) en redonnant à la nature humaine sa dignité d'image de Dieu, dans le Christ (…) Ce Corps, parce qu'il est un don, remet en cause les fondements du contrat social». L'opposition est entière entre l'économie capitaliste et l'économie divine du don : «En tant que théophanie de l'économie trinitaire, où tout est joie et gratuité, dans le don comme dans la réception, la liturgie remet radicalement en question la propriété et le dominium».

Transcendant les frontière nationales, le Corps du Christ «redéfinit qui, de nos concitoyens, est notre prochain. Sur ce point Rousseau avait raison : la communion entre Églises est une menace pour l'unité de l'État. Dans l'Eucharistie, les Pères de l'Église voyaient d'ailleurs une anticipation du banquet eschatologique, où toutes les divisions, raciales, nationales, sociales, provoquées par le péché d'Adam, trouvent déjà leur résolution».

 

L'engloutissement du particulier concret dans l'universel abstrait par l'extension du Léviathan, culmine sous le forme contemporaine de la mondialisation, aboutissement de la «guerre de tous contre tous». En cela, «la mondialisation, loin d'annoncer le dépérissement de l'État-nation, signifie au contraire une hyperextension à la fois de l'État et de sa souveraineté sur les individus, qui constitue la phase finale de l'absorption du local par l'universel».

Dans cette nouvelle configuration, la fonction de l'État-nation consiste essentiellement à «neutraliser les forces qui s'opposent à la mondialisation». La domination étatique s'accroît en ce sens.

La mondialisation se fonde sur le mythe du «village planétaire», de l'unité des hommes par le marché libéral (telle une nouvelle catholicité!), masquant l'ensemble des processus de division, de dilution, d'atomisation, et plus profondément encore, selon le terme de Cavanaugh, de «décréation».

Dans la compétition économique mondiale, le local (nations, régions, villes...), afin d'attirer les investisseurs, joue à plein la carte de la singularité et de l'attractivité locale, pour mieux se livrer, pieds et poings liés, au rouleau compresseur qui gomme les particularités locales réelles : «L'authentique, le local, est un simulacre, une copie de copie (…) Ce faisant, (nous voilà devant) une double illusion : illusion de la diversité d'abord ; illusion de l'unité ensuite (…) Et tandis que l'Occident s'enivre d'exotisme, les multinationales alimentent la culture du simulacre, pendant que les véritables cultures locales cèdent la place à la culture universelle de Coca-Cola et de Colgate. Comme un ouragan, l'économie mondialisée efface toute continuité historique, toute mémoire, toute tradition. Les liens de proximité cèdent sous la pression de la force centrifuge engendrée par la création de désirs éphémères, où s'alimente la course à la croissance de l'économie post-fordiste (…) Le court terme est la règle partout. Tout doit être jetable, les biens, les relations, tous les liens, de quelque nature qu'ils soient». Dans ce contexte, soumis à sa condition de «consommateur universel», le sujet humain est en phase de destructuration radicale : «L'homme du capitalisme tardif devient ainsi un «schizophrène»».

Alors que tant de penseurs catholiques se sont complu à tomber dans le piège d'une identification de l'une à l'autre, W.Cavanaugh les situe dans leur contradiction radicale : «A la géopolitique de la mondialisation s'oppose la géopolitique de l'Eucharistie» ; ou encore : «A l'espace homogénéisé du mondialisme, l'Eucharistie oppose un autre espace, qui transcende la dichotomie de l'universel et du local».

L'articulation du particulier et de l'universel dans l'Église catholique a ceci de très paradoxal que son centre est l'Eucharistie, célébrée dans chaque communauté locale concrète, par laquelle se réalise la communion universelle. Partout à travers le monde où est célébrée l'Eucharistie, «le monde est contenu dans une hostie (...) Chaque célébration eucharistique rend donc présent non pas une partie mais la totalité du Corps du Christ». Bien plus qu'une «circonscription administrative», l'Église locale «est une « concentration » du tout», et, par la communion eucharistique, «l'individu s'unit plus profondément à l'universel à mesure qu'il s'attache plus étroitement au local (…) Le vrai village planétaire, ce n'est donc pas ce village abstrait, grossi à l'échelle du monde, c'est cette assemblée, ici et maintenant, où en tout lieu et en tout temps nous sommes faits un en Celui qui a dit «là ou deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, là je serai présent, au milieu d'eux » (MT 18, 20)». L'Eucharistie nous renvoie donc à notre condition de pèlerins en marche vers la Cité de Dieu, «sans lieu propre, ni territoire à défendre». Dans l'Eucharistie, dès ici-bas, «c'est le cosmos, c'est le monde entier, déjà transfiguré, qui vient à nous, même dans la plus humble des communautés chrétiennes».

Dans l'Eucharistie est réunie et réconciliée le passé, le présent et le monde à venir, ce qui conduit W.Cavanaugh à conclure que «seule la pratique eucharistique nous guérira de ce déchirement intérieur que le capitalisme planétaire et la société de consommation entretiennent en nous livrant à un océan de purs présents (…) A la différence de la mondialisation, dont les produits sont presque toujours les eratz d'une réalité trompeuse, dans l'Eucharistie, la réalité (le Christ, qui est au-delà du monde) et le signe (les espèces du pain et du vin, artefacts de l'homme), autrement dit res et sacramentum, sont unis de telle sorte que le Christ sature le signe, dans une union sans confusion».

 

 

 

 

Serge Lellouche                                                                                                                                                                                     HAUT DE PAGE

 

 

 

                                                                                                                                                                                                                                                                                                           

Juin 2015

           

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