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Un pont lancé entre foi catholique et décroissance, René Girard, Achever Clausewitz

René Girard

Achever Clausewitz

Entretiens avec Benoît Chantre

(Carnets Nord, 2007 ; Flammarion, 2011)

 

 

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Né le 25 décembre 1923 dans la cité des papes, d'un père anticlérical et d'une mère orthodoxe, René Girard est mort le 4 novembre 2015, quelques jours avant les attentats de Paris, dans un rapprochement de dates des plus significatifs.

Formé à l'école des chartes à Paris, il entame sa vie universitaire aux États-Unis dès 1947, en enseignant d'abord la littérature avant d'orienter ses travaux vers l'anthropologie.

Alors qu'il est encore sartrien et agnostique, son existence et son cheminement intellectuel basculent en 1959, saisi et retourné par la grâce de Dieu. C'est le moment fondateur de sa conversion, qui orientera de façon de plus en plus explicite toute son œuvre, malgré les incompréhensions que suscitera son christianisme et par-delà les modes du temps : marxisme, freudisme, structuralisme ou autre déconstruction.

Annoncer en 1978 que les Évangiles sont la vraie science humaine, crispa en effet quelques maîtres-penseurs parisiens, et ne perturba d'ailleurs pas moins nombre de catholiques.

Alors on se rassurait : Girard «sombrait dans l'apologétique».

A partir de sa théorie du «désir mimétique» (exposée dès son premier livre Mensonge romantique et vérité romanesque, 1961), il va fonder une anthropologie de la violence et du religieux (La violence et le sacré, 1972). Avec l'étape suivante (Des choses cachées depuis la fondation du monde, 1978) Girard place désormais au cœur de sa réflexion la révélation chrétienne et les textes bibliques, jusqu'à se faire penseur génial du temps apocalyptique, le nôtre (Achever Clausewitz).

 

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René Girard nous oblige à voir ce nous ne voulons pas voir : les profondeurs sulfureuses de notre violence collective, dont tout l'effort humain depuis deux mille ans consiste à les masquer, sous le couvercle rassurant de nos institutions humaines et de nos optimismes de bon aloi. Plus l'on se fige dans le déni, plus l'on contribue au déchaînement d'une violence totale et imprévisible, d'autant plus esclaves de ses mécanismes obscurs, qui tiennent pourtant les hommes au cœur et aux tripes depuis la nuit du péché originel, jusqu'à un point d'emballement devenu proprement apocalyptique donc humainement incontrôlable.

Si, au contraire, espérer en guérir suppose préalablement de nous reconnaître malades de cette violence immémoriale, de la nommer, d'en comprendre les ressorts profonds, pour finalement admettre que les hommes ne pourront jamais s'en affranchir seuls, alors la pensée de René Girard est non seulement hautement prophétique mais vitale pour notre temps.

Celle-ci éclaire sans doute mieux que toute autre le sens du déchaînement de violence planétaire qui se déploie sous nos yeux horrifiés, par lequel la violence des uns se nourrit de celle des autres, dans une spirale mimétique infernale, où le rapport de haine et de fascination réciproques que se vouent les ennemis caractérise leur similitude fondamentale.

Comme il se doit donc, son livre s'ouvre par une annonce invendable au marché des bonnes nouvelles : «Le livre que voici est un livre bizarre. Il se présente comme une excursion du côté de l'Allemagne et des rapports franco-allemands depuis les deux derniers siècles. Il avance en même temps des choses jamais dites avec la violence et la clarté qu'elles exigent. La possibilité d'une fin de l'Europe, du monde occidental et du monde dans son ensemble. Ce possible est aujourd'hui devenu réel. C'est dire s'il s'agit d'un livre apocalyptique».

 

Mais avant de soulever le couvercle de la marmite bouillante, il faut rappeler les grands traits de la théorie du désir mimétique sur laquelle est bâtie toute l'oeuvre de René Girard : bien plus que les animaux, les hommes s'imitent ; réalité évidente chez les enfants, inavouable chez les adultes. Tout désir est imitation du désir d'un autre (le modèle), quête du même objet que l'autre et finalement recherche jamais satisfaite d'être ce modèle lui-même. La rivalité mimétique en découle, tournant autour de l'appropriation des objets dans un processus de similitude contagieuse : «La rivalité devient gémellaire, écrit R.Girard, et les rivaux vont de plus en plus se ressembler (…) Cette attraction-répulsion est la base de toutes les pathologies du ressentiment : l'adoration du modèle-obstacle, le désir métaphysique que j'ai de son être même, peuvent me conduire au meurtre». La violence mimétique, par la contamination du désir envieux, se généralise donc en même temps que l'indifférenciation, jusqu'à la crise mimétique, autre nom de la guerre de tous contre tous.

C'est là qu'intervient le religieux. Ce qui sauve alors le groupe de son auto-destruction, c'est le passage du tous contre tous au tous contre un. La violence à son paroxysme se focalise dès lors sur une victime arbitraire, en général celui dont la différence contraste trop nettement avec la similitude des foules enfiévrées. Chaque société en voie de désintégration a besoin de sa victime à lyncher. Son élimination fait momentanément retomber la violence collective. La victime est à la fois désignée comme responsable de la crise et celui par qui, «miraculeusement», l'ordre et la paix sociale sont restaurés. En cela, la victime émissaire, une fois déchiquetée, devient sacrée, divinisée. Ce sacrifice rituel constitue pour Girard la genèse du religieux archaïque, qui à la fois produit donc la violence tout en la régulant : «L'homme est issu du sacrifice, il est donc fils du religieux (…) Des millions de victimes innocentes ont ainsi été immolées depuis l'aube de l'humanité pour permettre à leurs congénères de vivre ensemble ; ou plutôt de ne pas s'autodétruire. Telle est la logique implacable du sacré».

La révélation chrétienne est décisive en ce qu'elle démystifie le religieux archaïque, révèle, par la Passion, l'innocence de la victime, la violence du sacré, l'origine sacrificielle de l'humanité. La violence est ainsi privée de toute justification. Les mécanismes de la violence mimétique des hommes sont révélés dans le Fils, mais les hommes ne sont pas prêts à assumer cette trop bouleversante révélation et vont d'autant plus persister dans l'erreur, imperméables à la puissance des textes apocalyptiques. La violence s'exaspère d'autant plus que sa source est désormais mise en lumière. Et Girard de souligner cet immense paradoxe, que la Passion, par refus des hommes de voir ce qu'elle révèle, le meurtre fondateur et l'innocence du bouc émissaire, va libérer une violence décuplée en même temps que la sainteté : «Une fois dans l'histoire, la vérité de l'identité de tous les hommes s'est dite, et les hommes n'ont pas voulu l'entendre (…) Deux guerres mondiales, l'invention de la bombe atomique, plusieurs génocides, une catastrophe écologique imminente n'auront pas suffi à convaincre l'humanité, et les chrétiens en premier lieu, que les textes apocalyptiques, même s'ils n'avaient aucune valeur prédictive, concernaient le désastre en cours».

Alors qu'elle produisait du sacré et du sens, la violence, aujourd'hui déchaînée au niveau planétaire, ne produit plus que de la violence, dans une inarrêtable «montée aux extrêmes» : «Ce n'est pas moi qui me répète, c'est la réalité qui commence à rejoindre une vérité nullement inventée, puisqu'elle fut dite il y a deux mille ans (…) Si nous avions dit, il y a trente ans, que les événements militaires et environnementaux étaient, dans les Évangiles, un phénomène lié, ou que l'apocalypse avait commencé à Verdun, on nous aurait pris pour des témoins de Jéhovah. La guerre aura pourtant été le seul moteur des progrès technologiques».

 

Un homme va avoir l'intuition fulgurante et unique de cette loi des rapports humains mimétiques conduisant à la montée apocalyptique aux extrêmes ; non un théologien, mais un grand stratège et théoricien militaire, dans un bureau de l'école militaire de Berlin : Carl von Clausewitz (1780-1831). Pourtant, celui-ci fut vite rattrapé par son propre rationalisme, reculant face au vertige de sa propre découverte d'un réel absolument irrationnel. Il ne put assumer cette intuition bouleversante qu'il a eue dans son grand livre De la guerre. C'est en ce sens qu'il s'agit pour René Girard d'«achever Clausewitz» : «en allant jusqu'au bout du mouvement qu'il a lui-même interrompu», et dont, pense René Girard, «seul le Christ nous permet d'affronter cette réalité sans devenir fous».

Par Clausewitz, Girard introduit sa théorie mimétique dans l'histoire des deux derniers siècles. Par cet officier prussien, il va prendre la mesure du drame du monde moderne, de la violence radicale à l'oeuvre, que nos oeillères d'occidentaux rationalistes nous empêchent de voir, tels un Raymond Aron interprétant Clausewitz en homme des Lumières, raisonnable, politique, sourd aux trompettes de l'apocalypse.

Dès la bataille de Valmy, Clausewitz comprend l'avènement d'une nouvelle ère, celle de la mobilisation totale. Alors que la Prusse vivait sur «un orgueil militaire de parvenu», il «a vécu comme un désastre la défaite d'Iéna, en 1806, contre l'armée de Napoléon». Jusqu'à la fin de ses jours il va scruter et méditer le sens de ces événements militaires exceptionnels. Le chapitre premier de son livre, où il définit la guerre, est fondamental. Prenant acte de la fin de la guerre en dentelles, celle du XVIIIe siècle, il porte ce jugement clair : l'intelligence doit servir la force. Le duel militaire est défini comme une montée aux extrêmes : «La guerre, écrit Clausewitz, est un acte de violence et il n'y a pas de limite à la manifestation de cette violence. Chacun des adversaires fait la loi de l'autre, d'où résulte une action réciproque qui, en tant que concept, doit aller aux extrêmes». Cette formulation saisit René Girard. Pourtant, dès la suite, après «cette brève et effrayante illumination apocalyptique», Clausewitz tente de colmater les fissures qu'il a lui-même ouvertes en séparant le concept de la réalité : «toute l'ambivalence de la pensée clausewitzienne est là».

Dans une certaine mesure, le temps historique où il se situe n'est encore qu'une charnière. Clausewitz tente de croire encore possible la contention de la guerre par le politique. Pourtant les guerres napoléoniennes, comme il l'a vu en un éclair, inaugurent bien la guerre totale où toute une nation est mobilisée «dans l'unique horizon de la guerre (…) dans le face-à-face imprévu de deux haines nationales». Malgré la relative stabilité qu'entraînera le congrès de Vienne jusqu'à la guerre de 1870, un principe de guerre, jusque là contenu, s'est irrémédiablement libéré avec Napoléon.

Lui-même «rongé par le mimétisme» dans sa «passion venimeuse pour Napoléon», ce que dans le fond fait apparaître Clausewitz, c'est «ce ressort de l'imitation violente qui fait se ressembler de plus en plus les adversaires» et qui annonce le totalitarisme. La militarisation de la vie civile, déjà amorcée avec les guerres napoléoniennes, «est l'un des facteurs de l'indifférenciation en cours d'achèvement». Clausewitz est un témoin capital de l'apparition au grand jour du principe mimétique, prenant place au cœur de l'histoire selon ce qu'avaient annoncé les Évangiles.

Dans cette absolue polarité mimétique, Clausewitz a bien vu que le déchaînement de violence des guerres modernes est lié à ce fatal entraînement réciproque : «L'histoire ne va donc pas tarder à donner raison à Clausewitz. C'est parce qu'il dit «répondre» aux humiliations du traité de Versailles, que Hitler a pu mobiliser tout un peuple ; à son tour, c'est parce qu'il «répond» à l'invasion allemande que Staline obtient une victoire décisive contre Hitler. C'est parce qu'il «répond» aux États-Unis que Ben Laden organise aujourd'hui le 11 septembre et ses suites (…) (La violence) n'est plus évacuable. C'est cette réalité fondamentale qu'il faut comprendre». Il n'y a plus «agression première», il y a un principe de réciprocité par lequel «l'agresseur a toujours déjà été agressé». Cette loi implacable du duel mimétique est course folle, contagieuse vers l'anéantissement, et la politique (comme la technique et la science) n'a plus d'autre sens que de courir derrière la violence, véritable moteur de l'histoire, qu'aucune institution humaine ne pourra plus jamais contenir : «Les hommes ne parviennent pas à contenir cette réciprocité, parce qu'ils s'imitent beaucoup trop et se ressemblent de plus en plus, et de plus en plus vite».

Les escalades entre chiites et sunnites au Proche-Orient, entre pays arabes et occidentaux, demain entre la Chine et les États-Unis, loin d'être des «chocs de civilisation» opposant des cultures différentes, sont tout au contraire le produit de l'extrême indifférenciation engendrée par les rivalités mimétiques révélées depuis deux mille ans : «Le Christ a retiré aux hommes leurs béquilles sacrificielles, et il les a laissés devant un choix terrible : ou croire à la violence, ou ne plus y croire. Le christianisme c'est l'incroyance (…) C'est pourquoi il existe une interprétation anthropologique du péché originel : le péché originel, c'est la vengeance, une vengeance interminable (…) Tôt ou tard, les hommes renonceront à la violence sans sacrifice, ou ils feront sauter la planète ; ils seront en état de grâce ou de péché mortel».

 

La pensée de Clausewitz est plus chrétienne que celle de son contemporain Hegel, dans le sens où elle s'immerge dans le plus concret de la violence de l'histoire : «Il faut penser le christianisme comme essentiellement historique, et Clausewitz nous y aide». Elle est aussi beaucoup plus réaliste, explique René Girard, car, contrairement à Hegel dont les vues sont fixées sur l'avènement de l'Esprit absolu, Clausewitz ressent lui dans sa chair «la furie mimétique de la Prusse» ; il voit viscéralement mieux que quiconque que «c'est dans cette réciprocité franco-allemande que va se réaliser la montée aux extrêmes». Saisi par le réel, il perçoit l'absolue nouveauté qui émerge avec Napoléon. Il voit la Prusse humiliée par Napoléon, et voit donc que pour sortir de sa torpeur et se relever, elle est forcée de l'imiter : «C'est contre Napoléon que Clausewitz pense». La raison, oublieuse de la réalité sensible et furieuse de l'histoire, est inapte à envisager le pire, le suscitant d'autant plus. A contrario, «Clausewitz observe avec une lucidité terrible, le mouvement accéléré de l'histoire, cette histoire qui perd la raison, devient folle». La guerre codifiée et ritualisée n'est définitivement plus : «C'est dans cette totale imprévisibilité de la violence qu'on peut constater ce que j'appelle la fin de la guerre, et qui est l'autre nom de l'apocalypse».

La violence n'oppose plus le maître et l'esclave, mais des jumeaux. Et Girard, de même qu'il explique les Croisades du XIIIe siècle comme une réponse mimétique au djihad, souligne, à la suite du 11 septembre, la fondamentale gémellité des islamistes et des occidentaux, faisant tomber à plat l'idée d'un «choc de civilisations». De la même façon, la lutte annoncée entre la Chine et les États-Unis est «une lutte entre deux capitalismes qui vont se ressembler de plus en plus (…) Les chinois subissent donc moins l'attraction du modèle occidental, qu'ils ne l'imitent pour triompher de lui (…) Les chinois ne vont pas s'arrêter, ils veulent battre les américains, ils veulent qu'il y ait plus de voitures chez eux qu'en Amérique. Toujours plus de luxe que son modèle (…) Tel est l'horizon indépassable de notre histoire».

Envisager la possibilité de la réconciliation humaine à peu de frais, en jetant le voile sur ce déchaînement de violence mimétique, est un aveuglement rationaliste, une fausse et lâche «confiance en l'avenir». Le désespoir du grand poète Hölderlin est infiniment plus réaliste que l'optimisme de Hegel : «Il faudra toujours plus de violence avant la réconciliation. Auschwitz et Hiroshima se sont chargés de nous le rappeler». Tel est l'inéluctable et implacable réalisme de la montée aux extrêmes, que l'on nie de toute nos forces, que l'on croit pouvoir conjurer paisiblement sur un plan purement humain : «L'homme seul ne peut triompher de lui-même». Le comprendrons-nous un jour? : «Le neuf absolu, c'est la Parousie, c'est à dire l'apocalypse. Le triomphe du Christ aura lieu dans un au-delà dont nous ne pouvons définir ni le lieu, ni le temps. Mais la dévastation n'est que de notre côté : les textes apocalyptiques parlent d'une guerre entre les hommes, pas d'une guerre de Dieu contre les hommes. Il faut arracher l'apocalyptique aux fondamentalistes! (…) Nous sommes donc à l'heure de choix décisifs (…) Nous devons nous détruire ou nous aimer, et les hommes -nous le craignons- préféreront se détruire. Le devenir du monde nous échappe et pourtant il est entre nos mains (…) La seule chose que je puisse faire personnellement, c'est revenir, encore et toujours, à la révélation néo-testamentaire».

Habités par le fantasme d'un Dieu dominateur, nous n'en finissons pas de confondre le christianisme avec les religions archaïques, alors qu'il constitue pourtant cette «nouveauté inouïe » : «Dieu est désormais aux côtés de la victime émissaire».

 

Ce que Clausewitz nous a révélé de la guerre (la montée aux extrêmes, par le duel et la réciprocité mimétiques), contient implicitement une vue plus large sur la logique des relations humaines et sociales. Ainsi, aux antipodes d'un Montesquieu qui voyait dans le commerce une façon d'éviter les conflits armés, Clausewitz établit entre la guerre et l'échange monétaire une même réalité foncière où s'applique la même loi du duel : «Ce n'est pas un hasard, de ce point de vue, écrit René Girard, si les aristocraties européennes se sont reconverties dans les affaires, une fois les modèles héroïques et guerriers devenus caduques». Clausewitz perçoit la dimension sacrificielle et guerrière dans l'échange monétaire : il «pense évidemment à la haine croissante que Napoléon vouait à l'Angleterre : c'est pour des enjeux commerciaux, qui constituaient la modalité de sa guerre avec les anglais, que l'empereur a mis l'Europe à feu et à sang. Les guerres napoléoniennes vont faire ressentir, dans leur violence même, la violence inhérente à la compétition commerciale. Ces guerres sont au commerce ce que la réciprocité est à l'échange (…) Clausewitz nous montre que la réciprocité structure les échanges, qu'une loi de guerre régente secrètement tous les rapports humains».

R.Girard, se référant à son grand livre La violence et le sacré, souligne ici que l'anthropologie moderne, enfermée dans son rationalisme étroit, est inapte à comprendre la logique religieuse de la violence. Les prohibitions archaïques permettaient de refréner les rivalités mimétiques, de retenir l'escalade de la violence, empêchant le groupe de s'autodétruire en mobilisant son énergie mimétique contre le bouc émissaire. Ainsi, par l'institution de la prohibition et du sacrifice, la religion archaïque a permis le passage de sociétés pré-humaines aux sociétés humaines. Provisoirement contenue, la source de la violence n'est pourtant en rien évacuée. C'est avec la tradition biblique et chrétienne que «le principe de réciprocité est très clairement désigné du doigt. Le Christ, dernier prophète, met alors l'humanité devant une alternative terrible : ou continuer à ne pas vouloir voir que le duel régente souterrainement l'ensemble des activités humaines, ou échapper à cette logique cachée au profit d'une autre, celle de l'amour, de la réciprocité positive. Il est à cet égard saisissant de voir à quel point la réciprocité négative et la réciprocité positive se ressemblent (…) de l'une à l'autre il en va du salut du monde !». Telle est bien le réel eschatologique auquel notre raison n'en finit pas de résister. Et de ce point de vue, «c'est parce que les chrétiens ont peu à peu perdu le sens de l'eschatologie qu'ils ont cessé d'influer sur le cours des événements. C'est sans doute à partir d'Hiroshima que l'idée apocalyptique a entièrement disparu de la conscience chrétienne».

Le rationalisme est «refus de voir l'imminence de la catastrophe». Refus de voir l'ère d'hostilité générale, de la pure réciprocité, dans laquelle nous sommes entrés (dont Clausewitz fut le témoin capital), signant la fin de la guerre classique, avec ses codes, son droit et rituels : «Les attentats-suicides sont de ce point de vue une inversion monstrueuse des sacrifices primitifs : au lieu de tuer des victimes pour en sauver d'autres, les terroristes se tuent pour en tuer d'autres. C'est plus que jamais un monde à l'envers». La violence, d'autant plus par la surpuissance technique qui en décuple les effets, est devenue à la fois imprévisible et autonome, affranchie de tout contrôle politique et humain possible.

Paradoxalement dit Girard, ça n'est pourtant qu'en pensant ce duel poussé aux extrêmes (plutôt que de le nier) que l'on peut penser la possibilité de son dépassement, par une mue interne au mimétisme : «il nous faut tenter de comprendre cette parenté mystérieuse entre la violence et la réconciliation (…) Ce qu'on ne veut pas envisager, précisément, c'est que la réconciliation est l'envers de la violence (...) Le Christ fait scandale parce qu'il dit cela, parce qu'il vient révéler aux hommes que le Royaume se rapproche en même temps que s'accroît leur folie».

 

Par sa Passion, le Christ met au grand jour l'abîme du péché originel dans lequel s'enracinent les mécanismes victimaires de la violence mimétique. Paradoxalement, cette violence se déchaîne d'autant plus qu'elle est mise en lumière : «La vérité du péché originel n'apparaît qu'en fonction du ressentiment croissant qu'elle suscite». En cela il y a intensification réciproque de la vérité et de la violence : «Tel est le vrai, le seul duel qui traverse toute l'histoire des hommes». A cet égard, achever ce qu'a entrevu Clausewitz avant de faire machine arrière, «c'est retrouver ce qu'il y a de plus profond dans le christianisme (…) Ce n'est pas à la rationalité des Lumières mais à une rationalité religieuse que je voudrais en appeler».

Dans le fond, Clausewitz, entrevoit dans une fulgurance le mouvement apocalyptique de l'histoire avant de se replier sur une mystique de l'héroïsme guerrier, qui a à voir avec le religieux violent et qui le conduit à une vision grandiose d'une surhumanité guerrière. Habité par cette «haine envieuse», il est obnubilé par ce modèle héroïque à imiter, celui du peuple français qu'il voit comme essentiellement guerrier. Clausewitz incarne au plus haut point la puissance du ressentiment prussien (mêlé d'admiration) à l'égard de Napoléon et de la France. L'unité de la Prusse (et tout ce qui va s'en suivre) se fera par ce ressentiment : «Et l'empire allemand a été proclamé dans la galerie des Glaces. La boucle mimétique était bouclée». Tout le destin de l'Allemagne, de l'Europe et du monde s'est joué dans la puissance d'un ressentiment et d'une haine mimétiques qui vont libérer une violence devenue impensable depuis Verdun : «Les hommes ont littéralement déchaîné la violence. Et Clausewitz assiste à un moment décisif de ce déchaînement».

Alors que cette violence s'oppose absolument à l'amour chrétien, Clausewitz l'identifie à la vérité, à un absolu. Dans son esprit, les officiers initient à la guerre dans le sens qu'ils font accéder au sacré : «l'aguerrissement est pour Clausewitz une expérience initiatique». La guerre est bien pour lui l'expression du sacré et l'homme ne devient homme que par la guerre, ce que R.Girard voit d'ailleurs comme une grande régression dans les choses archaïques. Cette surhumanité guerrière est tentative de régénération : «toute l'Allemagne est prise, dès le XIXe siècle, dans ce vertige», et Nietzsche, puissamment habité par l'intuition du religieux archaïque, prendra, cinquante ans plus tard, le relais de Clausewitz, dans une opposition d'autant plus radicale au christianisme qu'il y verra un obstacle à cet espoir de régénération : «La violence n'a plus aucun sens. Nietzsche a pourtant essayé de lui en redonner, en pariant sur Dionysos. Il y a là un drame terrible, un désir d'Absolu dont Nietzsche ne sortira pas».

C'est pourquoi, avec force, René Girard rejette toute valorisation de l'héroïsme guerrier, «surannée ou dangereuse» : «C'est parce qu'un Modèle de sainteté s'est inscrit, une fois pour toutes, dans l'histoire des hommes, avec le Christ, que le modèle héroïque a été dépassé». Mais la traversée de la violence mimétique passe pourtant par une violence. C'est en ce sens que le Christ affirme apporter la guerre et non la paix : «Notre rationalité apocalyptique nous oblige à une certaine brutalité (…) Il y a une violence de la révélation. Elle est proportionnelle à notre capacité de ne pas vouloir voir le mimétique et le jeu des fausses différences».

Pour Girard, la guerre n'est pas un passage vers la réconciliation. Il insiste au contraire sur ce paradoxe par lequel le déchaînement de violence mimétique va de pair avec la révélation de la sainteté. Tel est le sens d'une transfiguration d'un «mimétisme négatif» en un «mimétisme positif» : «Nous n'avons pas d'autre choix que d'imiter le Christ, de l'imiter à la lettre, de faire tout ce qu'il dit de faire. La Passion révèle à la fois le mimétisme et la seule manière d'y remédier (…) L'idée que les hommes n'ont d'autre salut que la réconciliation est bien l'envers de la montée aux extrêmes». Il y a à la fois une proximité et un gouffre incommensurable entre l'imitation de l'autre comme volonté de se l'approprier et de le dominer et l'imitation du Christ par laquelle l'homme passe enfin à l'âge adulte : «Cessez de vous imiter et de vous faire la guerre, dit Saint-Paul. Imitez le Christ, qui ainsi vous reliera au Père».

Du fait que le Christ met le doigt sur la source de la violence des hommes, et par le refus des hommes d'entendre ce qu'il leur révèle, cette violence se déchaîne. En la mettant à nu, comme le dit Saint Paul (Colossiens), le Christ a dépouillé les Autorités et les Pouvoirs : «Les Christ irrite les rivalités mimétiques, il accepte d'en être la victime pour les révéler aux yeux de tous. Il en fait apparaître partout : dans la cité, dans les familles». La stérilité du sacrifice étant mise à nu, les hommes n'ont plus pour autre alternative que de suivre le Christ «ou contribuer à la montée aux extrêmes en refusant la Révélation. Nul n'est prophète en son pays, parce qu'aucun pays ne veut entendre la vérité de sa violence».

Les institutions humaines ayant pour fonction de dissimuler la source de la violence, la Révélation chrétienne marque donc le début de leur décomposition, inéluctable et radicale : «C'est pourquoi saint Paul dit que les Puissances et les Principautés ont, elles aussi, été mises en croix, exposées aux yeux de tous. Elles ne s'en remettront pas (…) C'est donc que quelque chose s'affole, que les Puissances et les Principautés ne peuvent plus vivre sur leur secret. Reconnaître cette vérité, c'est achever ce que Clausewitz n'a pas pu, ou n'a pas voulu achever : c'est dire que la montée aux extrêmes est le visage que prend maintenant la vérité pour se montrer aux hommes. Et comme chacun de nous est responsable de cette escalade, il est naturel que nous ne voulions pas reconnaître cette réalité. La vérité de la violence a été dite une fois pour toutes. Le Christ a révélé la vérité que les prophètes annonçaient, celle de la fondation violente de toutes les cultures. Ce refus d'entendre une vérité essentielle nous expose aux retours d'un archaïque qui n'aura plus le visage de Dionysos, comme Nietzsche l'espérait encore. Car il s'agira d'une destruction totale. Le chaos dionysiaque était un chaos fondateur. Celui qui nous menace est radical. Il faut un certain courage pour le dire, comme il en faut aussi pour ne pas céder à la fascination de la violence».

Partout, la digue cède. Le duel est donc un symptôme de ce qui est en cours d'achèvement : «Si les hommes se battent de plus en plus, c'est qu'une vérité s'approche contre laquelle réagit leur violence. Le Christ est cet Autre qui vient et qui, dans sa vulnérabilité même, provoque un affolement du système (…) Personne ne veut donc voir ni comprendre que le «retour» du Christ, dans la logique implacable de l'apocalypse, ne fait qu'un avec la fin du monde».

Soyons clairs, nous dit René Girard; voilà au fond de quel gouffre nous sommes : «C'est la fin de l'Europe qu'annonce Clausewitz. Nous le voyons annoncer Hitler, Staline et la suite de tout cela, qui n'est plus rien, qui est la non-pensée américaine dans l'Occident. Nous sommes aujourd'hui vraiment devant le néant. Sur le plan politique, sur le plan littéraire, sur tous les plans».

 

Alors même qu'ils ont graduellement été oubliés, les récits apocalyptiques sont pourtant d'une brûlante actualité, seuls à même de produire une mutation radicale de perspective. Le «temps des païens» (cf Luc 21, 23-24 – Paul, Épître aux Romains) est en train de s'accomplir, situé entre la Passion du Christ et sa Parousie. Il est le «temps que les païens vont mettre à refuser d'entendre la parole du Christ (…) En cela, Pascal dit, au terme de la XIIe Provinciale, que «la violence n'a qu'un cours borné par l'ordre de Dieu»».

Dans l'esprit apocalyptique, convergent l'élan vers le pire et l'espérance eschatologique la plus profonde. La théorie de la violence mimétique est essentiellement chrétienne en ce qu'elle touche ce point de bascule où se rejoignent les dimensions anthropologiques et théologiques.

Les Puissances et les Principautés se raidissent et accroissent d'autant plus leurs violences, qu'elles perdent tout contrôle à la veille imminente de leur effondrement : «Il faudra de plus en plus de victimes pour créer un ordre de plus en plus précaire». Le temps du délitement radical des Puissances et Principautés est celui du commencement des «douleurs de l'enfantement» : «Vous aurez aussi à entendre parler de guerres et de rumeurs de guerre ; voyez, ne vous alarmez pas : car il faut que cela arrive» (Matthieu 24). Citant une large part de ce texte de Matthieu, René Girard en souligne la puissante actualité et son extraordinaire réalisme de la montée aux extrêmes et de l'intensification réciproque de la violence et de la vérité. Annonciateur des famines, catastrophes écologiques et naturelles de notre temps, ce texte de Matthieu montre les conséquences cosmiques des affrontements guerriers : «Comment peut-on encore refuser ces textes? demande René Girard. Ce qui me frappe, c'est paradoxalement l'adéquation croissante, non pas seulement de la guerre à son concept, mais du texte évangélique à l'époque où nous sommes entrés (…) Cette vérité va devenir, est devenue éclatante (…) Je crois que l'on commence enfin à être là où sont les choses. Nous avons un rendez-vous avec le réel».

Comment rester sourd également à ce passage de la première Épître aux Thessaloniciens (5, 1-5)? : «Quand les hommes se diront Paix et sécurité! c'est alors que tout d'un coup fondra sur eux la perdition, comme les douleurs de la femme enceinte, et ils ne pourront y échapper». Cette «Paix» est celle des Institutions, qui dissimule les mécanismes de la violence, ceux que le Christ a mis au grand jour ; «tout ordre est suspect d'une certaine manière : il dissimule toujours celui sur le dos duquel on s'est réconcilié» : «Les psaumes nous révèlent que ce ne sont pas les violents qui parlent de la violence, mais les pacifiques qui la font parler : la révélation judéo-chrétienne met à nu ce que les mythes ont toujours tendance à taire. Ceux qui disent «Paix et sécurité» sont donc aujourd'hui leurs héritiers, ceux qui continuent, envers et contre tout, à croire aux mythes, à ne pas vouloir voir leur propre violence».

Le Christ vient détruire le vieux monde. Il viendra lorsque l'humanité aura enfin réalisé son échec : «Le Christ reviendra pour transformer cet échec en vie éternelle». Par Celui qui est venu révéler aux hommes le mensonge du sacrifice, nous vivons la dernière étape de l'hominisation : «Cet achèvement est avènement». Réel ultime, catastrophique et libérateur, face auquel le vieux rationalisme occidental, dernière mythologie, aura construit pendant trois siècles une vaste digue, qui est en train de céder.

René Girard voit également l'articulation de l'eschatologie et de la période moderne à travers l'oeuvre de Hölderlin, qui nous ramène encore et encore au cœur du nœud franco-allemand et à cette date décisive de 1806, année de Iéna. Alors que Hegel voit passer l'esprit du monde à cheval sous ses fenêtres et que Clausewitz se rapproche du «Dieu de la guerre», Hölderlin, effrayé par le retour du paganisme «sombre dans ce qu'on va bientôt appeler sa «folie»» et se retire pendant quarante ans dans la tour d'un menuisier de Tübingen. Ce retrait, silence et prise de distance ouvrent un chemin de sainteté, constituent la réponse salvatrice à l'emballement mimétique qui embrase tous les esprits de son temps, en rejoignant ce paradoxe mystique d'un divin qui croît d'autant plus qu'il se retire : «Le retrait de Dieu est donc passage en Jésus-Christ de la réciprocité à la relation, de la proximité à la distance. Telle est l'intuition fondamentale du poète, ce qu'il a découvert au moment même où il entame son propre retrait». Hölderlin a eu cette intuition du silence salubre de Dieu, interrogé par le Christ sur la Croix : « (Le Christ) se retire au moment même où il pourrait dominer. Il nous est donc donné d'éprouver à notre tour ce péril de l'absence de Dieu, expérience moderne par excellence -car c'est le moment de la tentation sacrificielle, de la régression possible vers les extrêmes-, mais aussi expérience rédemptrice. Imiter le Christ, c'est refuser de s'imposer comme modèle, toujours s'effacer devant autrui. Imiter le Christ, c'est tout faire pour ne pas être imité».

Hölderlin s'abîme donc dans le retrait du Père. Il se découvre chrétien par ce retrait, cet exil intérieur qui le sanctifie et le libère des «vertiges mimétiques de l'existence mondaine». S'affranchissant des modèles qu'il s'était donné et dont il avait tant souffert, par la seule imitation du Christ, par la juste distance trouvée en Lui, il s'éloigne de l'enfer de la rivalité mimétique en même temps qu'il retrouve une forme d'innocence, précisément dans ce contexte allemand d'un affolement de l'histoire. Son attitude est en cela profondément apocalyptique, d'où le sens de ses vers : «Mais aux lieux du péril croît aussi ce qui sauve».

Par cette plongée dans le grand silence de Dieu, il surmonte la torture de la bipolarité, l'oscillation entre «la glorification et la dénégation de soi (…), les va-et-vient indéfinis du désir mimétique qui nous font tantôt être tout, quand «le dieu est proche», tantôt n'être plus rien, quand le dieu s'éloigne. Le christ échappe -et nous fait échapper- à ce jeu de balancier».

Dans le retrait de Dieu, par Celui qui vient libérer la sainteté du sacré, Hölderlin échappe à l'oscillation entre le religieux chrétien et le religieux archaïque, entre le Christ et Dionysos : «Malgré toute la pression qu'exercent sur lui la mode et ses amis, le poète pressent la vérité : Dionysos, c'est la violence et le Christ, c'est la paix».

 

Chapitres après chapitres, on s'émerveille de l'élargissement de la pensée de René Girard, stimulée par son dialogue particulièrement fécond avec Benoît Chantre. S'appuyant sur une multitude d'auteurs (Pascal, Germaine de Staël, Bergson, Péguy, Lévinas et bien d'autres) et sur des événements inscrits dans le plus concret humain, elle prend la forme d'un fleuve de plus en plus puissant vers lequel convergent les rivières de l'anthropologie, de l'histoire, de la théorie militaire, de la littérature et de la théologie. Les digues de la pensée et de la raison cloisonnées cèdent les unes après les autres sous la pression d'une pensée déroutante, radicale et libératrice.

Sa pensée nous libère de nos infantiles illusions pacificatrices et de nos espérances de supérette, en nous exhortant de retrouver les voies du réalisme chrétien et de la raison apocalyptique, par lesquels seuls peuvent être envisagés la possibilité d'une réconciliation finale entre les hommes, émergeant non dans la tranquillité de notre raison rassurante mais mystérieusement depuis le cœur même de notre violence hors de contrôle.

Alors que nous vivons le moment dernier de la guerre essentielle entre la vérité et la violence, il est vital que se produise un séisme des consciences et que nous nous réveillions des illusions d'une histoire anthropocentrée : «Le réchauffement de la planète et cette montée de la violence sont deux phénomènes absolument liés (…) Contrairement à beaucoup, je persiste à penser que l'histoire a un sens, qui est précisément celui dont nous n'avons cessé de parler. Cette montée vers l'apocalypse est la réalisation supérieure de l'humanité. Or plus cette fin devient probable, et moins on en parle (…) La montée aux extrêmes révèle, à rebours, la puissance de cette intervention divine. Du divin est apparu, plus fiable que toutes les théophanies précédentes, et les hommes ne veulent pas le voir. Ils sont plus que jamais les artisans de leur chute, puisqu'ils sont devenus capables de détruire leur univers. Il ne s'agit pas seulement, de la part du christianisme, d'une condamnation morale exemplaire, mais d'un constat anthropologique inéluctable. Il faut donc réveiller les consciences endormies. Vouloir rassurer, c'est toujours contribuer au pire».

 

 

Serge Lellouche

Mai 2016

 

 

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