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Des belles paroles,

des racines chrétiennes

et un bébé d'un mois et 2,3 kgs

 

 

En matière d'amour du prochain nous prônons tous de bien belles idées.

Du service du bien commun, du respect de la dignité de la personne, de la protection des plus vulnérables, de l'éthique de la vie et de la bienveillance universelle, en voulez-vous, en voilà. Nous autres chrétiens sommes vraiment admirables.

Nous sommes surtout les champions indépassables de la belle parole d'amour et d'espérance quotidiennement contredite par nos étroitesses individuelles, nos mesquineries identitaires et nos répugnantes complicités politiques.

Quel beau rôle que s'attribue le «rassembleur» et «pacificateur» auto-proclamé quand il serait prêt à vendre sa mère pour une place au soleil des honneurs mondains : c'est tellement facile de n'être qu'amour et bienveillance en belles formules proférées à qui veut l'entendre quand, l'air de rien et sous les abords les plus affables, on se range finalement toujours du même côté, celui de l'Ordre, ses violences et son mépris haineux de celles et ceux qui ne veulent plus jouer son jeu. On reconnaît les vrais haineux à la blancheur immaculée de leurs superbes postures, les vrais violents à leurs incessants bêlements de petites agnelles. On les verra très bientôt sortir de leur fourré quand sonnera l'heure de vérité à Notre Dame des Landes.

On se paie de mots fleurant bon l'Évangile pour mieux s'épargner de nous reconnaître malades et complices d'un système techno-libéral dont le premier commandement est le piétinement de l'Évangile. C'est d'ailleurs à ça que le monde entier reconnaît notre insondable hypocrisie : « Le monde est fatigué des charmeurs menteurs. Et je me permets de dire, des ‘prêtres à la mode’ ou des ‘évêques à la mode’», dit le pape François. Il y aura toujours en effet de jeunes abbés, très influents sur les réseaux sociaux, présentant tous les gages de respectabilité, pour nous gratifier de prodigieux exploits communicationnels : donner une bien belle allure pseudo-évangélisatrice à nos petits fricotages droitiers et à nos petits déjeuners avec Emmanuel Macron. Halte aux fourbes!

 

Arrêtons de se raconter des histoires. Au moins commençons par ça : reconnaître notre part à cette hypocrisie et lever les bras vers le ciel quand il nous est donné de réduire un peu l'écart entre nos mots et nos actes. A quoi bon en effet se livrer à un travail d'élucidation intellectuelle et de pédagogie de la foi catholique, aussi nécessaire soit-il, si, in fine, il ne nous transforme pas corps et âme en profondeur et s'il ne nous ouvre, d'une façon ou d'une autre, à un moment ou à un autre, à un chemin de rencontres incarnées avec aussi tous les renoncements et choix politiques radicaux induits par cette lente conversion?

J'ai souvent le cruel sentiment de voir mes actes péniblement courir après mes mots, comme si mon corps était perpétuellement en retard sur ma conscience. J'écris mieux que je ne suis capable d'aimer et rencontrer mon prochain m'apparaît dans tant de situations comme un Himalaya. A vrai dire il m'arrive très régulièrement d'être freiné et découragé dans mon écriture par la mauvaise conscience de ce décalage, parfois même taraudé jusqu'à être tenté de tout arrêter.

Je rédigeais récemment une synthèse du livre d'Ivan Illich La corruption du meilleur engendre le pire, dont le propos est justement centré sur notre trahison de la parabole évangélique du bon Samaritain. Cette parabole révèle le mystère de l'Incarnation : de façon la plus imprévisible qui soit, le Christ s'offre à nous en nous donnant de relever cet inconnu, cet étranger blessé sur le bord de notre chemin. Il nous appelle à lâcher notre condescendance pour entrer dans une relation d'échange concret et fraternel avec lui, quelque qu'il soit, d'où qu'il vienne. Ici et maintenant, Il vient nous libérer de notre bonne morale sur-affichée et de notre entre-soi communautaire auto-satisfait. Il vient nous réveiller à la vie et nous faire grandir en humanité par ce visage inconnu, signe de sa grâce, qui vient élargir l'horizon de notre vie et lui donner tout son sens.

Je relisais donc ma synthèse : rô qu'elle était jolie. Sans pour autant confondre le registre de la réflexion et celui de l'action (il y a certes un temps pour tout), j'étais néanmoins traversé par un malaise, celui d'appréhender ici l'Incarnation via des idées médiatisées par mon écran d'ordi plutôt qu'à travers un être de chair et de sang : problème quand même. Évidemment que quelque chose d'essentiel me manquait. Évidemment que ces mots demeureraient vains s'ils ne portaient pour fruit une rencontre vivante avec un être non pas choisi selon ma confortable convenance mais qui me serait offert selon la seule volonté de Dieu.

 

Alors on goûte comme un grand signe de cette irruption de Dieu en nos vies, ces moments où l'idée s'incarne, par ce visage inconnu qui se présente à nous contre toute attente. Par lui, le plus extraordinaire du mystère chrétien surgit dans le plus ordinaire de notre vécu quotidien : la rencontre avec un être en grande difficulté, la possibilité de pouvoir l'aider à notre petite mesure, le servir tout en recevant de lui la vie et la joie. Les mots et la conscience prennent alors chair dans une charité vivante et partagée, dont nous ne sommes pas les admirables initiateurs mais ceux à qui elle est confiée en cadeau.

Ce jour-là, comme bien souvent, c'est ma femme qui la première ouvra la porte à cette grâce. Pour ce faire, non sans quelques tiraillements initiaux puis dans l'allégresse libératrice, elle allait devoir discrètement briser le cadre de la charité institutionnalisée auquel son travail d'assistante sociale l'astreignait, sous le vocable bien-pensant de la nécessaire «distance professionnelle».

Elle recevait en cette fin de mois d'août une jeune maman d'origine algérienne dans une situation sociale et affective particulièrement délicate. Pour éviter de l'exposer, on ne rentrera pas ici dans les détails de son parcours et de sa situation familiale qui l'ont conduite pendant plusieurs semaines, et sous la canicule, d'hôtels miteux en hôtels miteux, jusqu'à l'autre bout de la région parisienne, avec de lourds bagages sous un bras et sa petite fille prématurée, née fin juillet, dans l'autre bras. Des semaines de galère, de grande solitude et d'angoisse pour cette toute jeune maman cherchant par tous les moyens à nourrir et à protéger son enfant.

Il est arrivé un moment où, privée de toute ressource financière comme de soutien familial, elle risquait de se retrouver plusieurs jours sans toit, dans l'attente d'une place qui se libérerait la semaine suivante dans un centre maternel.

Ma femme, qui avait tenu le bébé dans ses bras, qui avait tout donné pour aider la maman et lui obtenir une aide financière d'urgence, terminait sa journée de travail en sachant donc pertinemment ce que serait leur sort des prochains jours : la rue, nuit et jours, sous une température alors de près de 40°, en plein Paris, faute d'avoir reçu l'aide financière suffisante qui leur aurait permis de dormir dans un lit durant ce laps de temps précédant leur accueil dans le centre maternel. Une petite fille d'un mois, minuscule, ne prenant alors que 10 grammes par jours, était exposée à ce sort qui, à 150 euros près, mettait peut-être sa vie en danger.

Au même moment, le journal Valeurs actuelles affichait une de ses unes ignobles dont il a le secret, ciblant ces «assistés qui ruinent la France» ! 150 euros aux frais du contribuable, rendez-vous compte! Fidèle lecteur, expert en optimisation fiscale et affairiste catholique : va sans honte aucune, donner ensuite à la terre entière des leçons de bienveillance, de défense de la vie, de la famille et de nos racines chrétiennes.

Ma femme m'appelait donc en fin de journée pour me faire part de la situation d'urgence. Elle n'aurait pas dormi de la nuit de les laisser toutes les deux à la chaleur, au bitume, à la pollution et aux rats. Les accueillir chez nous s'est imposé instantanément comme une évidence pour nous deux, et par dessus tout, cette situation si imprévue, nous l'avons reçue comme un cadeau du ciel. Nos réticences petites-bourgeoises à ouvrir la porte à l'inconnu tombaient soudainement d'elles-mêmes, comme ça, sans effort. Nous n'étions pas accablés par le poids d'une contrainte ou d'un devoir moral à accomplir mais submergés par une joie indescriptible qui nous délivrait de toute pesanteur : il nous était simplement donné de pouvoir aider cette maman et son bébé, de leur offrir un toit, un lit, des bons repas et un climat paisible, de leur faire du bien, de les entourer de notre présence, celle de ma femme, de moi, de nos deux enfants et même de notre chat qui prit sa part à cette fête de l'amitié. Nous n'y songions même pas le matin même, tout cela nous a été donné. Le matin même en effet, pris dans les brumes de ma mauvaise humeur, je n'avais nullement l'intention d'être particulièrement charitable envers mon prochain. C'était pas spécialement dans mes plans. L'on mesure d'autant plus alors que la charité, on ne la planifie pas en comptables de nos bonnes actions, elle vient à nous, sans qu'on sache pourquoi, sans qu'on n'ait rien demandé, notre seul mérite étant alors de la reconnaître comme un don, de s'en émerveiller avec gratitude et d'essayer tant bien que mal de la faire vivre en lui donnant un corps.

Sans doute avons nous rendu un grand service à cette maman et à son bébé. Et elles aussi ne pouvaient sans doute imaginer que leur seule présence allait constituer pour nous un inestimable souffle de vie régénérateur, qui nous a soulevé durant chacun de ces quelques jours de fête. On n'en revenait pas de ce qui nous arrivait. Du jour au lendemain, cet adorable bébé d'un mois trônait comme un roi au milieu de nous. Par un élan contagieux, tous les gestes et attentions de la famille convergeaient vers et pour son bien-être, pour leur bien-être à toutes deux, qui nous le rendaient tellement! Dans une mobilisation générale, se faire leurs serviteurs devenait notre plus grande joie à tous. Ce que nous partagions avec cette maman, à chaque instant de la journée, était aussi simple que profond et les accueillir parmi nous, c'était véritablement la grâce de Noël qui nous tombait dessus en plein mois d'Août.

 

«Nos racines chrétiennes» : soit elles sont vivantes en de tels instants qui font notre vraie joie chrétienne, ou alors elles ne sont que le dernier slogan d'une citadelle de privilégiés pris de panique.

Cette grâce de l'accueil que nous vivions dans l'intimité de notre foyer familial résonnait dans le contexte beaucoup plus global de notre actualité sociale et politique affolante. C'est étonnant comme parfois notre vécu microcosmique interagit souterrainement avec l'échelle des événements historiques. Comme si les enjeux apparemment lointains et abstraits de celle-ci nous poussaient à un positionnement et à des choix politiques, en venant s'incarner dans le plus concret de nos vies personnelles. Cet écho du global vers le local vient nous interroger dans notre chair : voulons-nous étouffer dans un monde de paranoïa identitaire ou naître à nous-mêmes en vivant de la charité partagée? Voulons-nous apporter notre part à l'interminable vengeance ou à la réconciliation, au suicide collectif ou à l'avènement du Royaume? Creuser notre tombe avec Zemmour ou cheminer avec le pape François?

Non, il n'y a plus aucun «entre-deux réaliste» à ces alternatives. C'est fini ça. Là encore, arrêtons de se raconter des histoires. René Girard montrait avec force que la montée aux extrêmes engendrée par les rivalités et violences mimétiques caractérisait le temps du grand dévoilement apocalyptique, et nous plaçait sur une crête qui ne laissait rigoureusement plus aucun autre choix aux humains que l'annihilation autodestructrice ou l'amour du prochain. Nous y sommes.

Qu'est-ce qui nous sauvera du fantasme purificateur de la «guerre civile» (contre les ennemis déjà désignés à la vindicte sur twitter : les musulmans, les « assistés et improductifs », les écolos-zadistes etc...) sinon notre immersion dans la chair du réel, là où des trésors d'humanité nous attendent, là où il nous est donné de devenir un peu plus chrétiens? 

Durant ces quelques jours avec ces deux inconnues, et dans les semaines suivantes par cette amitié qui s'est forgée, on a d'autant plus goûté à la douceur de cette paix partagée, qu'elle contrastait abyssalement avec le climat nauséabond dans lequel notre pays s'enfonce à coups de kalachnikovs, d'appels plus ou moins insidieux à la vengeance et au barricadement identitaire généralisé. L'amitié incarnée est l'ennemi commun de daesh et de l'ordre libéral.

Oui oui, c'est ça : «Angélisme et bons sentiments humanitaires!» rétorquera l'enzemmouré bien dressé. Et bien on en reparlera chacun de nous devant notre seul Juge, le moment venu, qui nous demandera des comptes au sujet des affamés et assoiffés qu'il a mis sur notre chemin de bien-portants. Il y aura des surprises.

Alors, «défendre nos racines chrétiennes» en en brandissant l'étendard vengeur et en excluant de notre horizon tout ce qui ne nous ressemble pas trait pour trait, tout en saupoudrant de «valeurs chrétiennes» notre trahison de l'Évangile ? Ca sera sans nous. On sait d'avance qu'on trébuchera et qu'on ne sera jamais vraiment à la hauteur de notre choix ; pourtant on essaiera tant bien que mal d'être un peu moins hypocrites, un peu plus cohérents avec nos belles paroles chrétiennes en apportant quelques gouttes d'eau à ces racines par le service au prochain, à commencer par l'enfant et l'étranger. C'est ce que nous demande François.

Peut-être qu'un jour, avant de donner des leçons aux musulmans quant à la nature «intrinsèquement violente» de leur religion, descendant de notre piédestal moralisant, nous autres chrétiens commencerons d'abord par nous repentir de notre hypocrisie et de notre très blanche caution apportée à une hyper-violence systémique. Qui sait? 

Car c'est bien connu, la révolution de l'Évangile, c'est jamais le bon moment de la vivre. On s'occupera de ça en des jours meilleurs. Il paraît qu'il y a d'autres urgences, comme le rétablissement de l'ordre national.

Serge Lellouche

 

 

 

 

 

«Tout ordre est suspect d'une certaine manière : il dissimule toujours

celui sur le dos duquel on s'est réconcilié».   René Girard

 

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