top of page
Un Pont lancé... entre foi catholique et décroissance

Léon Tolstoï

L'esclavage moderne

(Editions le Pas de côté, 2012 - 1ère édition 1901)

 

***

Dans un remarquable numéro de La Décroissance consacré aux précurseurs de la décroissance (juillet-août 2014), Pierre Thiesset (par ailleurs éditeur du présent livre), y soulignait que le géant de la littérature russe, Léon Tolstoï (1828-1910), loin d'être un romancier de salon, fut aussi un redoutable penseur politique, ce qui en général échappe aux grands bourgeois libéraux qui aiment faire l'éloge de l'auteur d'Anna Karénine.

Sa pensée sociale, développée notamment dans l'ouvrage Que Faire? en 1885 trouve sa source dans le Sermon sur la montagne et dans l'idéal chrétien de l'union de toutes les créatures dans l'amour fraternel. Sa fréquentation des milieux les plus miséreux de la Russie de son temps l'a conduit à s'interroger sur les racines profondes de l'inégalité sociale criminelle, et à mettre lui-même en pratique dans sa propre existence cette simplicité de vie, par laquelle le renoncement au superflu, outre qu'il est libérateur, est restitution de ce que l'on a volé à d'autres.

Infatigable critique de l'idéologie occidentale du progrès et du développement, il fut tout à la fois censuré par le pouvoir tsariste et ennemi des révolutionnaires bolcheviks, dont il perçut bien vite les crimes à venir au nom de la bonne cause.

 

Un livre à lire et à offrir sans modération, ici .

D'autres livres politiques de Tolstoï chez le même éditeur, ici .

 

***

 

 

Par la sainte alliance de l'état, du marché et de la technique, nos sociétés modernes, démocratiques, industrielles et développées génèrent richesse, opulence, prospérité, paix et bien-être. Bah oui, quoi. Elles libèrent l'homme des chaînes de ses appartenances ancestrales et, par la puissance irrésistible du progrès, l'émancipent de tous ses vieux archaïsmes religieux et moraux (vous savez, ces bons vieux carcans issus de la tradition judéo-chrétienne avec laquelle on n'a jamais fini d'en finir).

Depuis plus d'un siècle et demi, un gavage verbal forcené et ininterrompu, partout asséné par des terroristes intellectuels, transformés par la douce magie du novlangue en «faiseurs d'opinion», nous a sommé de croire dure comme fer en ces prométhéennes injonctions, posées telles des vérités acquises et incontestables, évidemment conformes à la loi naturelle, et que seule une petite poignée d'hérétiques, forcément dangereux, réactionnaires et psychologiquement suspects, se serait permise de remettre radicalement en cause. Parmi ces fous incontrôlables, Léon Tolstoï. L'objet du crime, par le feu duquel il va faire exploser cette litanie de mensonges : Les Évangiles.

Les lois naturelles de l'économie, le droit de propriété pour tous, l'impôt au service de l'intérêt général, la loi comme expression de la volonté populaire, le gouvernement du peuple, etc... L'esprit de radicalité n'étant rien d'autre qu'un assaut libérateur visant les lourdes strates de mensonges empilées les unes sur les autres en nos consciences, tout le sens et le déroulement de ce petit livre consiste, chapitre après chapitre, à s'attaquer successivement à chacune d'entre elles, enfin mises en lumière. Chaque assaut retentit comme un appel à faire exode de tous ces pouvoirs, qui ne tiennent et ne nous tiennent que par la puissance manipulatrice de leurs langages envoûtants et par notre résignation à nous y soumettre docilement.

Encore surprotégée dans sa toute-puissance policière, financière et idéologique, sûr d'elle-même, surplombant les peuples depuis les hautes cimes de sa morgue, la vieille garde grande-bourgeoise veillera férocement et jusqu'au bout à son gros bout de gras, mais on le sait, elle cédera et finira à poil, aux vents révolutionnaires du Magnificat, noyée dans le torrent de ses propres larmes, broyée sous le fracas de ses citadelles de mensonges.

 

Par ses nombreuses rencontres personnelles, Léon Tolstoï inaugure d'abord sa réflexion par une immersion dans le plus concret de la misère ouvrière de son temps : celle de ces paysans émigrés, employés d'une gare ferroviaire où ils travaillent à charger des colis jusqu'à trente-six heures d'affilée, «visages émaciés, fatigués», résignés à leur sort, dans l'attente du bon vouloir du petit chef de leur accorder quelque répit : «pour une petite somme d'argent, qui leur donne à peine les moyens de se nourrir, des hommes, qui se croient des êtres libres, se condamnent à un labeur que le maître le plus cruel, au temps du servage, n'aurait pas imposé à ses esclaves» ; celle de ces trois mille femmes travaillant dans une fabrique d'étoffe de soie, dans un bruit assourdissant, ayant perdu tous repères moraux, et dont tant d'entre elles ont abandonné leur enfant, par peur que leur emploi ne leur échappe : «Je suis sûr de ce que j'affirme : on compte par dizaine de milliers les femmes qui, depuis vingt ans, ont sacrifié leur jeunesse, leur santé, leur vie même et celle de leurs enfants pour fabriquer du velours et de la soie» ; celle encore des typographes empoisonnés au plomb et de tous ces autres ouvriers enchaînés à des professions insalubres.

Ainsi va l' «industrie moderne», ses promesses d'opulence, dont les meurtres quotidiens, relégués à la marge de notre bonne conscience, n'obscurcissent guère la quiétude des bêtes féroces, habillées en humanistes libéraux, dont elle fait grossir les profits et la jouissance des biens de ce monde.

Des millions d'ouvriers sont ainsi assassinés à petit feu par une caste de jouisseurs sans scrupules. Pour mieux aveugler à cette réalité ou la rendre plus acceptable à la conscience générale, il fallait lui donner une légitimité et un semblant de caractère «naturel», par l'entremise d'une prétendue science, l'économie politique, de la même façon que l'on a fait croire aux hommes pendant des siècles que les conditions d'esclaves ou de maîtres, relevaient de l'immuable volonté de Dieu et qu'il fallait donc bien s'y faire. Ainsi, puisqu'elles étaient prétendument immuables, fallait-il se résigner aux effets collatéraux des «lois de l'économie», celles de l'offre et de la demande, du capital, de la rente, du prix de la main d'oeuvre, de la valeur, du bénéfice... Il fallait en quelque sorte donner une nouvelle jeunesse au mensonge : la bourgeoisie tenait sa théorie justificatrice qui l'aiderait à dormir tranquille en même temps qu'elle lui permettrait de contenir les révoltes du peuple. Ses crimes étaient absous par une pseudo science, dont Tolstoï montre à quel point celle-ci faisait fi de tout ce qui dans l'histoire universelle en contredisait radicalement les présupposés.

De même, sous-couvert de «science socialiste», c'est demeurer dans l'ignorance des véritables causes de la misère ouvrière (sociale et morale), que de promettre dans un futur plus ou moins lointain une amélioration de la condition ouvrière par une diminution des heures de travail, l'élévation des salaires ou encore la socialisation des moyens de production.

En se focalisant sur l'amélioration de la vie des ouvriers des fabriques, l'économie politique élude en effet sciemment les questions essentielles, décisives, relatives à la vie de l'homme : pourquoi des millions d'ouvriers ont été réduits au vagabondage, chassés de leur village, séparés de leurs familles, arrachés à leurs terres, soustraits aux joies de la vie simple et paisible, en somme «privés de leur liberté, astreints à peiner pour autrui sur un ouvrage invariable et commandé» ? Pourquoi le travail de la terre, «considéré par tous les sages et tous les poètes du monde entier comme la première condition d'une vie idéalement heureuse» a-t-il été sacrifié sur l'autel du travail industriel, monotone et insensé?

Par quelque biais que ce soit, les savants proclament donc «que tout ce qui s'accomplit s'accomplit pour le bien de tous, en vertu de lois nécessaires. Telle est la cause psychologique qui a conduit les hommes de science, les hommes intelligents et cultivés -je ne dis pas les hommes éclairés- à affirmer au mépris de toute évidence, avec une conviction tenace, que les travailleurs devaient, dans leur propre intérêt, abandonner une existence joyeuse et saine en pleine nature, pour aller se perdre corps et âme dans les fabriques et les usines».

L'idéal socialiste fait face à des contradictions insurmontables : il promet aux ouvriers, une fois maîtres des moyens de production, de jouir de tous les biens matériels et culturels qui sont aujourd'hui l'apanage d'une classe de privilégiés, sans pourtant définir la façon de répartir la production de ces «biens», et laissant en suspens la question de leur caractère nécessaire ou nuisible aux besoins fondamentaux de l'homme. Qu'en sera-t-il de la division du travail ? Dans cette société affranchie du capitalisme et des lois de la concurrence, «attachera-t-on plus de prix à l'installation de l'éclairage électrique ou à l'irrigation des terres ? Enfin, nouvelle question qu'il sera bien difficile de résoudre quand les travailleurs seront libres : comment répartira-t-on entre les hommes les diverses fonctions sociales ?». La réponse à l'ensemble de ces dilemmes sera entre les mains d'une poignée d'hommes de pouvoir : «Ils commanderont et tous les autres obéiront».

Les propriétaires envisagent quelques réformes favorables à la condition ouvrière, dans l'unique mesure où elles ne diminueraient en rien leurs privilèges. Les libéraux proposent de poser des bornes à l'influence capitaliste «tout en proclamant qu'on ne peut rien changer à l'état des choses existant». Les socialistes prônent l'émancipation du prolétariat tout en posant la distribution et la division du travail sous ses formes modernes comme un horizon indépassable auquel les ouvriers doivent se soumettre.

Face au conformisme, à la résignation ou à la lâcheté générale, c'est au nom de «la loi chrétienne de fraternité et d'amour du prochain» que Tolstoï appelle au courage d'un langage qui identifie les jouissances du monde moderne au massif sacrifice humain dont elles procèdent : «La lumière électrique, les téléphones, les expositions, tous les jardins d'Arcadie du monde avec leurs concerts et leurs réjouissances, les cigares, les boîtes d'allumettes, les bretelles et les automobiles, tout cela est très bien. Mais que tout cela disparaisse à jamais, avec les chemins de fer et les fabriques de toile et de drap, si, pour faire durer toutes ces sources de plaisir et de commodités au profit d'une minorité privilégiée, les 99 % des hommes doivent rester en esclavage, et continuer à mourir par milliers sur le travail qu'on leur impose. Si, pour que Londres et Pétersbourg soient éclairés à l'électricité, pour que s'élèvent les pavillons d'une exposition, pour que nous puissions admirer de belles couleurs et de belles étoffes, il faut que des vies humaines, même peu nombreuses (et les statistiques ne nous permettent guère de faire cette supposition) soient détruites, raccourcies ou gâtées, que Londres et Pétersbourg s'éclairent au gaz ou même à l'huile, qu'il n'y ait jamais d'exposition, qu'on ne fabrique plus de couleurs ni d'étoffes. Car une seule chose importe, c'est que sur la terre, il n'y ait plus trace de l'esclavage qui a englouti tant de vies humaines. Des hommes vraiment civilisés préféreront toujours voyager à cheval plutôt que de se servir des chemins de fer, qui font tant de victimes parce que les propriétaires trouvent moins dispendieux de payer des indemnités aux familles de ces victimes que de changer le tracé de leurs voies, qui éviterait tout danger d'accident».

Les «temps modernes» sont marqués par un clivage de plus en plus net entre des maîtres et des esclaves ; une petite minorité de repus, oisifs en gants blancs, et une masse d'ouvriers, de paysans, laquais, femmes de chambres, et autres cochers, au service de leur quête avide de luxe et de réjouissances. Plus l'esclavage moderne se répand et se durcit, plus les belles âmes renvoient l'esclavage à un lointain passé «fort heureusement révolu», oeuvrant à dissimuler qu' «on ne laisse tomber un instrument de servitude (le servage) que lorsqu'un autre fait déjà son oeuvre».

Plutôt que de complaisamment se réfugier derrière des «lois de nécessité» prétendument naturelles, il est temps de nommer et de reconnaître l'esclavage moderne et ses ressorts psychiques pervers. La nouvelle condition servile passe d'abord par la privation de terres, les exigences écrasantes du fisc, et, plus souterrainement et sournoisement, par l'effet de séduction et d'attraction «mimétique» que le mode de vie des plus riches exerce sur les ouvriers : «Ces habitudes, infailliblement, invariablement, comme l'eau pénètre dans une terre sèche, passeront par la classe ouvrière mise en contact journalier avec les gens de plaisir, et de nouveaux besoins naîtront chez les travailleurs qui, pour les satisfaire, continueront de vendre leur liberté». Telle est la dynamique infernale de l'esclavage moderne : l'ouvrier se soumettra, s'épuisera et s'abrutira toujours plus à l'usine pour l'obtention éventuelle d'une miette du royaume des réjouissances factices : «Il est donc inévitable que l'ouvrier devienne l'esclave des hommes de qui dépendent les impôts, qui possèdent les terres fertiles ou disposent des objets nécessaires à la satisfaction des besoins».

La soumission ouvrière au pouvoir capitaliste n'est pas le fruit du «développement naturel» des sociétés humaines, mais bien la conséquence de lois humaines, avant tout relatives à l'impôt, la terre et la propriété : «Une loi humaine a décidé que toute étendue de terre pourrait être un objet de propriété individuelle, transmissible par voie d'héritage, de legs ou d'échange ; une autre a décidé que tout homme devait payer sans objection les impôts qu'on lui réclamait ; une troisième enfin a disposé que toute personne aurait un droit absolu de propriété sur tous les objets en sa possession, quel que soit le moyen qu'elle ait employé pour les acquérir. Et c'est de tout cela qu'est sorti l'esclavage moderne». Léon Tolstoï attaque ici les présupposés mensongers au fondement de ces lois :

1/ Alors qu'elle fut d'emblée présentée, sous le sceau de l'évidence, comme une condition nécessaire au progrès de l'agriculture, la propriété personnelle de la terre «eut pour fondateurs, non des gens préoccupés d'assurer aux cultivateurs la longue jouissance de leurs tenures, mais des conquérants qui usurpèrent les terres communes et les distribuèrent à leurs hommes d'armes». Ce droit ne favorisant que les grands propriétaires, entrave bien plus l'agriculture qu'il ne l'encourage.

2/ Alors qu'on a présenté l'impôt comme un service destiné au bien commun de la société, l'histoire montre qu'il a d'abord servi des intérêts particuliers, comme par exemple en Russie, où quasiment tous les revenus fiscaux vont à l'armement militaire, la construction de routes stratégiques, forts, prisons etc... La spoliation fiscale imposée au peuple ne sert que les folles ambitions conquérantes d'une classe de puissants, en Russie comme partout ailleurs.

3/ Enfin, alors que le droit de propriété allait, disait-on, assurer à l'ouvrier la jouissance des produits de son travail, il justifia en fait le vol organisé de la production ouvrière. Le «droit de propriété» se révélait bien vite pour ce qu'il était : un droit de propriété unilatéralement capitaliste. Notons au passage que dans son encyclique Laudato Si et à la suite de ses prédécesseurs, le pape François ne dit rien d'autre, en subordonnant très clairement le droit de propriété à la destination universelle des biens.

L'abolition de l'esclavage moderne passe donc par l'abolition de ces lois, ce dont se gardent bien d'envisager les réformateurs socialistes, prompts à vouloir corriger leurs effets plutôt qu'à les remettre en cause. Mais quand bien même elles seraient abolies, d'autres lois s'y substitueraient et engendreraient une nouvelle forme d'esclavage. L'accaparement par quelques hommes du pouvoir de faire des lois au seul service de leurs intérêts de classe est donc la cause fondamentale de l'esclavage.

Qu'est-ce qu'une loi, demande Tolstoï ? Plus anciennement et plus profondément mensongère encore que l'économie politique, la science du droit répond : «La loi est l'expression de la volonté du peuple», comme par exemple les constitutions d'Angleterre ou d'Amérique, ont aimablement réussi à le faire croire à leurs propres peuples. Cette affirmation est contredite par toute l'expérience historique, qui montre que ces lois «ont toutes un trait commun : elles donnent à ceux qui les ont faites, pour tous les cas où on les aura transgressées, le droit d'envoyer des hommes armés qui se saisiront du délinquant, l'enfermeront et quelquefois même le tueront».

La loi n'émane que du bon plaisir des hommes de pouvoir, dotés de la force nécessaire à son exécution et à l'application de leurs décrets. Ainsi, pour Tolstoï, «la seule définition précise, indiscutable, intelligible pour tous que l'on puisse donner des lois est la suivante : les lois sont des règles établies par des hommes qui s'appuient sur la violence organisée, règles qui doivent être observées sous peine de coups, de prison ou même de mort».

Le malheur de l'esclavage moderne s'ancre donc dans la loi. Celle-ci ne perdure et ne s'appuie que sur la violence organisée des gouvernements, sous la férule de cette construction artificielle qu'est l'État moderne. Ca n'est pas sa suppression qui créerait désastres et chaos, mais son existence qui les a entraînés. Ce sont les gouvernements seuls qui agitent à tout va les chiffons rouges des menaces extérieures afin d'entraîner les peuples infantilisés dans leurs desseins guerriers. Ce sont les gouvernements qui, face au spectre du «désordre», se disent garants des œuvres sociales, de l'instruction, des établissements d'utilité publique et du lien social, alors que leurs préoccupations tendent au contraire à leur délitement et que par les associations d'ouvriers, coopératives ou syndicats, les faits prouvent la capacité d'auto-organisation des hommes. Mais voilà, «nous sommes tellement corrompus par un long esclavage que nous ne pouvons pas concevoir que des hommes s'administrent par eux-mêmes».

De même, la protection de la propriété personnelle de la terre par la violence des gouvernements déchaîne les convoitises, suscite la division entre les hommes, «d'où sortent toujours vaincus les travailleurs de la terre, toujours victorieux les complices de la violence», alors qu'elle se prévaut de garantir l'ordre et la concorde. Toute l'expérience historique de la Russie montre qu'au contraire c'est de la répartition spontanée entre les hommes des terres possédées en commun, que naissent la paix, l'ordre et la prospérité, aussi relatifs soient-ils.

L'injuste propriété et le système de violences gouvernementales qui la protège et la sous-tend, affaiblit en l'homme son sens naturel de la justice, «qui commande de ne pas usurper sur autrui les objets de consommation nécessaires, produits de son travail – c'est à dire cette notion innée du véritable droit de propriété, sans laquelle l'humanité ne peut vivre, qui a toujours existé et existe encore dans la société».

Alors que les socialistes promettent de renverser les gouvernements par une violence organisée se substituant à une autre, afin de garantir les nouvelles formes sociales, Tolstoï voit lui comme seul horizon libérateur possible, le renoncement radical à toute violence, et la mise à jour de toutes les ruses gouvernementales à partir desquelles elle se déploie.

Le mensonge initial, imaginé par quelques hommes, consiste à imprimer dans l'esprit du peuple l'idée de son ignorance, de son incapacité à s'organiser par lui-même et des innombrables menaces extérieures dont seul un gouvernement compétent pourrait le protéger, tout en lui garantissant par ailleurs les services et établissements publics qui feront son bien. La majorité des hommes, comme hypnotisée par la voix des gouvernements, est encore soumise et résignée à cette injonction manipulatrice. Tant que l'homme «se laisse guider par eux, il doit croire, pour satisfaire son amour-propre, à leur grandeur et à leur sainteté».

Le mensonge de la protection des peuples par les gouvernements induit celui de la nécessité d'armées puissantes et disciplinées et se retourne contre la promesse première : «Il suffit qu'un gouvernement dispose de cet instrument de violence et de meurtre pour qu'il prenne autorité sur le peuple tout entier (…) Nous n’avons donc qu’un moyen de renverser les gouvernements, c’est de dénoncer aux hommes le mensonge officiel. Il faut leur faire comprendre que dans le monde chrétien les peuples n’ont aucun besoin de se mettre en garde les uns contre les autres, que les haines entre les peuples sont provoquées par les gouvernements eux-mêmes et par eux seulement, que les armées sont utiles aux quelques hommes qui gouvernent, mais qu’elles sont inutiles ou même funestes aux peuples, dont elles facilitent l’asservissement (…) Le seul but de la discipline (militaire) est celui que lui a clairement assigné Guillaume II : mettre les hommes en état de tuer leurs frères et leurs pères». Ceux que protègent réellement les gouvernements ? Tous ceux qui, à titre divers, à quelque échelon que ce soit, protègent ce terrifiant mensonge.

Léon Tolstoï se fait alors prophète de la grande désillusion salvatrice qui se profile au sujet de nos gouvernants, et dont, aujourd'hui en 2016, leur rejet massif et le dégoût qu'ils inspirent aux peuples, la rend incroyablement actuelle : «En dépit de la fascination que les gouvernements exercent sur les peuples, le temps bientôt sera passé, où les sujets avaient pour leurs maîtres une sorte de respect religieux. Le moment est proche, où le monde comprendra enfin que les gouvernements sont des institutions inutiles, funestes et au plus haut point immorales, qu’un homme qui se respecte ne doit pas soutenir et qu’il ne doit pas exploiter à son profit. Et quand ces hommes auront compris cela, ils cesseront de collaborer à l’oeuvre des gouvernements en leur fournissant des soldats et de l’argent. Alors tombera de lui-même le mensonge qui tient les hommes en esclavage. Il n’y a pas d’autres moyens d’affranchir l’humanité».

«Tout cela est inapplicable et irréaliste» est le lieu commun habituel auquel fait face Tolstoï lorsqu'il appelle les hommes accoutumés à leur asservissement, à se prendre en main, à prendre le large et à dénier aux hommes de la classe riche le droit et la prétention d'instruire et d'organiser leur vie.

Tolstoï est parfaitement conscient de la difficulté, du courage, parfois jusqu'à l'héroïsme, et dans le fond, des limites humaines, qu'implique le choix de reconquérir sa liberté et sa dignité. Il est autant d'hommes que de chemins d'exode. Refuser toute carrière dans la police, les armes, la magistrature ou la finance, entrer en rébellion fiscale, ne jamais profiter de la violence des gouvernements pour obtenir une terre, libérer sa vie des besoins et jouissances illusoires ; par ces biais et tant d'autres, moins collaborer à la violence ambiante : «Entre l'ordre des choses actuel, fondé sur la grossière violence, et l'idéal de la vie sociale où les hommes seront rapprochés par leur consentement raisonnable, où les coutumes seules maintiendront la cohésion, il existe d'innombrables degrés que l'humanité toujours en marche parcourt successivement. Mais les hommes ne se rapprochent de cet idéal qu'en s'affranchissant graduellement, en se déshabituant de la violence, en renonçant à en profiter».

De cette libération graduelle, de notre émancipation progressive à l'égard de la violence gouvernementale, il en va dans le fond de notre réajustement aux lois de la vie, et de notre action libre sous le regard de Dieu : «Chacun de nous devra choisir : aller contre la volonté de Dieu en construisant sur le sable la demeure fragile de sa vie illusoire et passagère ou diriger ses efforts dans le sens de l'éternel, de l'immortel mouvement de la vie véritable, conformément à la volonté de Dieu».

 

 

 

 

 

Serge Lellouche

 

Janvier 2016

bottom of page