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René Girard

Je vois Satan tomber comme l'éclair

(Éditions Grasset, 1999)

(Brève présentation de René Girard dans cette précédente synthèse : ici)

Dans la grande foire moderne aux religions comme chez certains païens du temps de l’Empire Romain, on s'est toujours plu à réduire la Passion et la Résurrection du Christ à un mythe parmi d’autres, mis sur le même plan que celui d’Osiris ou de Dionysos : quelle différence au fond entre le cannibalisme rituel, inhérent au religieux archaïque, et l’eucharistie chrétienne ? Cette vieille confusion relativiste distillant une conception mythique du christianisme, n'a jamais cherché qu’à banaliser celui-ci pour mieux étouffer la bouleversante révélation dont il est porteur pour le monde et les hommes. Car cette confusion conforte une dissimulation anthropologique bien entretenue, celle de la source satanique de la violence entre les hommes et des fondements sacrificiels des sociétés humaines.

Tout le travail de René Girard dans ce livre, consiste essentiellement en un coup d’épée tranchant asséné au cœur de cet entrelacs de confusions. Et les conséquences de cette séparation radicale opérée par Girard entre le religieux archaïque et la vérité évangélique, sont incalculables…

 

Le savoir biblique de la violence

 

Afin de préserver la paix entre les hommes, le dixième commandement interdit un désir universellement partagé, celui de s’approprier les biens du prochain (Exode 20, 17). Comme tout désir rivalitaire, il engendre inéluctablement une redoutable escalade réciproque, qui ne fait qu’exaspérer le désir et, par contagion, le diffuser aux alentours. Cet interdit repose sur ce constat girardien : «Le prochain est le modèle de nos désirs. C’est ce que j’appelle le désir mimétique». Plus la rivalité s’enflamme, plus semble fondé le désir de s’approprier l’objet, ou, de l’autre côté, de le défendre avec ardeur. Et plus les adversaires s’affrontent autour de l’objet, plus, paradoxalement, ils tendent, par l’envie, la jalousie et la haine, à se ressembler.

Alors que notre monde moderne, toujours prompt à mépriser les « interdits religieux », glorifie les désirs en même temps qu’il s’aveugle aux rivalités mimétiques, c’est au contraire la force du Décalogue d’avoir reconnu par cet interdit que la rivalité des désirs est la première source de la violence entre les hommes.

Dans les Evangiles, Jésus accomplit jusqu’à son terme cette révolution du dixième commandement, moins par le biais des interdits qu’en se proposant comme modèle à imiter, afin de nous libérer jusqu’à la racine des rivalités mimétiques : «Ce que Jésus nous invite à imiter, c’est son propre désir, c’est l’élan qui le dirige lui, Jésus, vers le but qu’il s’est fixé : ressembler le plus possible à Dieu le Père». Il nous demande d’imiter sa propre imitation du Père, c'est-à-dire de Celui qui donne sans compter, dans l’absolu désintéressement : une mue radicale du désir et de l’imitation.

Cherchant à nous arracher à nos modèles de puissance et de prestige, Jésus ne nie certes pas le rôle des interdits mais il va bien au-delà : «Si nous imitons le désintéressement divin, jamais le piège des rivalités mimétiques ne se refermera sur nous. C’est pourquoi Jésus dit aussi : « Demandez et l’on vous donnera ». Lorsque Jésus déclare que, loin d’abolir la Loi, il l’accomplit, il formule une conséquence logique de son enseignement. Le but de la Loi, c’est la paix entre les hommes. Jésus ne méprise jamais la Loi, même lorsqu’elle prend la forme des interdits. A la différence des penseurs modernes, il sait très bien que, pour empêcher les conflits, il faut commencer par les interdits.

L’inconvénient des interdits, toutefois, c’est qu’ils ne jouent pas leur rôle de façon satisfaisante. Leur caractère surtout négatif, saint Paul l’a bien vu, chatouille en nous, forcément, la tendance mimétique à la transgression. La meilleure façon de prévenir la violence consiste non pas à interdire des objets, ou même le désir rivalitaire, comme fait le dixième commandement, mais à fournir aux hommes le modèle, qui, au lieu de les entraîner dans les rivalités mimétiques, les en protégera».

Jésus nous met en garde contre les rivalités mimétiques mais il ne s’étonne pas de notre surdité : «Il ne se fait aucune illusion sur la façon dont son message sera reçu. A la gloire qui vient de Dieu, invisible en ce bas monde, le grand nombre préfère la gloire qui vient des hommes, celle qui multiplie les scandales sur son passage. Elle consiste à triompher dans les rivalités mimétiques souvent organisées par les puissances de ce monde, militaires, politiques, économiques, sportives, sexuelles, artistiques, intellectuelles…et même religieuses».

 

Après son entrée triomphale à Jérusalem, Jésus va subir les effets de l’emballement mimétique collectif, qui n’épargne pas même ses disciples : «Pierre est l’exemple le plus spectaculaire de contagion mimétique. Son amour pour Jésus n’est pas en cause, il est aussi sincère que profond. Et pourtant, dès que l’apôtre est plongé dans un milieu hostile à Jésus, il ne peut pas s’empêcher d’imiter son hostilité. Si le premier des disciples, le roc sur lequel l’Eglise est fondée, succombe à la pression collective, comment penser qu’autour de Pierre, l’humanité moyenne résistera».  Chacun à leur façon, Pilate ou les deux voleurs crucifiés aux côtés de Jésus, imitent eux aussi la foule vociférante.

Ce qui fait dire à René Girard que la Croix est un révélateur, un point culminant de l’ anthropologie évangélique : moment paroxystique où tous les scandales et conflits mimétiques qui traversaient et divisaient la société font soudain volte-face, se déplacent vers le scandale le plus polarisateur et convergent à toute vitesse en la désignation d’un seul et unique coupable des maux de tous, Jésus : «Au mimétisme qui divise, fragmente et décompose les communautés, se substitue un mimétisme qui rassemble tous les scandalisés contre une victime unique promue au rôle de scandale universel». La myriade de conflits et haines interindividuelles se transforme en un déchaînement de violence collective dirigé contre une seule personne. La violence de tous contre tous, menaçant la survie de la communauté, se métamorphose en un tous contre un, qui rétablit provisoirement son unité. Fin politique, Pilate perçut très bien ces mécanismes de substitution à l’oeuvre et tout ce qu’il pourrait en tirer pour rétablir l’ordre, calmer une foule enfiévrée, en lui livrant Jésus.

En tout cela, il y a une «exemplarité infinie de la Passion (…) C’est le mimétisme de toute évidence qui explique la haine des foules contre les êtres exceptionnels, tels que Jésus et tous les prophètes».

Le mimétisme oriente toujours sa fureur vers les êtres exceptionnels et vers tous les éclopés de la vie. Un même processus se développe avec le meurtre de Jean Baptiste, derrière lequel Hérode est aspiré par l’emballement mimétique de ses invités réclamant la tête de Jean : «Ce que nous découvrons dans les Evangiles, aussi bien dans la mort de Jean Baptiste que dans celle de Jésus, c’est un processus cyclique de désordre et de remise en ordre qui culmine et s’achève dans un mécanisme d’unanimité victimaire». On retrouve déjà puissamment ce cycle mimétique dans la vie et la mort du Serviteur souffrant (Isaïe, 40).

 

Cherchant la clé de cette prison mimétique, René Girard va plus loin encore. En fait il va jusqu’au bout de ce qui doit être nommé : Satan, le diable, celui que notre christianisme moderne, aussi frileux que soucieux de sa respectabilité, n’ose plus appeler par son nom. Jacques Ellul le disait pourtant lui-même* : contre l’air du temps si assuré de ne voir là que des vieilleries d’un autre âge et plutôt que de le laisser en domaine réservé aux seules sectes intégristes, c’est d’abord en désignant le diable et en levant le voile sur ses rouages qu’on l’exorcise et qu’on désamorce son emprise. Le maître des ténèbres déteste la lumière.

Girard médite longuement le mystère de «l’expulsion satanique de Satan » (Marc 3, 23-26), selon la formule de Jésus, qui fait paradoxalement de Satan à la fois un principe de désordre et d’ordre. Il est en effet successivement celui qui sème la division et les modèles rivalitaires jusqu’aux crises mimétiques et celui qui, à leur comble, ramène finalement et temporairement l’unité au sein des communautés humaines. Pour rester maître du jeu, il devient alors son propre antidote, le Satan diviseur étant expulsé par le Satan «réconciliateur» : «Afin d’empêcher la destruction de son royaume, Satan fait de son désordre même, à son paroxysme, un moyen de s’expulser lui-même. C’est ce pouvoir extraordinaire qui fait de Satan le prince de ce monde».

On l’a vu, la communauté divisée rétablit son unité en désignant un coupable à lyncher, dont Satan, l’accusateur, est celui qui persuade la communauté entière qu’il est réellement coupable. Et le tous contre un mimétique, par l’efficacité du mécanisme victimaire, permet à la communauté de se décharger (sur le bouc-émissaire) de toutes ses haines, lui permettant de s’en libérer et de retrouver provisoirement la paix. Celle-ci ne se fonde donc que sur un mensonge : la culpabilité de la victime. Ainsi, par le passage du tous contre tous au tous contre un, par ce « tranquillisant » mensonger qu’est le meurtre fondateur, «Satan peut donc toujours remettre assez d’ordre dans le monde pour prévenir la destruction totale de son bien sans se priver trop longtemps de son passe-temps favori qui est de semer le désordre, la violence et le malheur parmi ses sujets».

Par ce cycle mimétique et rivalitaire auquel ils se soumettent, les hommes, sans savoir ce qu’ils font (Luc 23, 34), demeurent esclaves de Satan qu’ils prennent pour modèle à imiter : «Vous avez pour père le diable et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir », dit Jésus (Jean 8, 42-44).  L’humanité, de générations en générations, est asservie au mensonge de Satan et à son obsession d’entrer en rivalité avec Dieu : «Loin de « créer» quoi que ce soit par ses propres moyens, Satan ne se perpétue qu’en parasitant l’être créé par Dieu, en imitant cet être de façon jalouse, grotesque, perverse, aussi contraire que possible à l’imitation droite et docile de Jésus. Satan est imitateur, je le répète, au sens rivalitaire du terme. Son royaume est une caricature du royaume de Dieu. Satan est le singe de Dieu».

 

L’énigme des mythes résolue

 

René Girard se penche dès lors sur le mimétisme dans les mythes païens, touchant à la fois la ressemblance et le gouffre qui les séparent de l’interprétation évangélique.

L’écrivain grec et militant païen Philostrate a relaté les miracles d’ Apollonius de Tyane, célèbre gourou du IIe siècle après Jésus-Christ. Dans l’un des récits, répondant à la demande de la population Ephésienne qui subissait une grave épidémie et leur promettant d’y mettre un terme, Apollonius suscita une puissante contagion mimétique en appelant la foule au meurtre « salvateur » d’un pauvre mendiant, désigné comme « ennemi des dieux ». D’abord réticents et même compatissants à l’égard du mendiant, les Ephésiens, sous l’influence manipulatrice d’Apollonius, basculèrent vite et à coups de pierre dans la furie vengeresse, finissant par voir en la victime ce qu’Apollonius leur demandait de voir : «l’auteur de tous les maux, «le démon de la peste », dont pour guérir la ville, il faut se débarrasser ». Tout l’appétit de violence se canalisa donc «vers une cible universellement acceptable » et les Ephésiens se trouvèrent « miraculeusement » guéris de tous leurs maux au terme de leur défoulement contre le bouc-émissaire.

Apollonius et Jésus, deux maîtres spirituels, tous deux confrontés à l’enfièvrement mimétique, que l’un suscite habilement quand l’autre tente de l’empêcher, par cette parole décisive : «Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ! » (La femme adultère, Jean 8, 3-11). Par cette injonction, Jésus «signifie le vrai principe non seulement des lapidations antiques mais de tous les phénomènes de foule, antiques et modernes ». Toute la dynamique des foules est en effet révélée : quand Jésus, par cette seule parole lumineuse, désamorce collectivement la violence mimétique jusqu’à générer leur non-violence, dans le cas des Ephésiens, plongés par Apollonius dans un état d’inconscience totale, le jet de la première pierre s’avère primordial car elle est  la plus « difficile » à jeter, et en même temps celle qui va servir de modèle, déclenchant mimétiquement ensuite une violence déchaînée et des jets de pierre ininterrompus.

On le sait, Jésus finira par jouer le rôle du mendiant d’Ephèse : «Dire que Jésus s’identifie à toutes les victimes c’est dire qu’il s’identifie non seulement à la femme adultère ou au Serviteur souffrant mais au mendiant d’Ephèse. Jésus est ce malheureux mendiant ».

 

Les affinités sont profondes entre le «miracle réconciliateur » d’Apollonius et les ressorts du sacré archaïque. Les mythes débordent presque tous de ces grands désordres sociaux, affrontements entre frères ennemis ou autres catastrophes naturelles, menaçant de destruction les communautés. Et toujours, quand la crise atteint son paroxysme, une violence soudaine et unanime se déclenche, reprise dans les rituels, le plus souvent dirigée contre le visiteur étranger.

Le point de départ du religieux mythique «c’est l’unanimité violente du lynchage spontané, non prémédité, qui rétablit spontanément la paix et qui, par l’intermédiaire de la victime, donne à cette paix une signification religieuse, divine». Par un double transfert propre au sacré archaïque, celui qui est unanimement désigné comme coupable de tous les malheurs sociaux, par les effets du meurtre dont il est victime, se métamorphose en un bienfaiteur divin ramenant la paix : les peuples « divinisent leurs victimes ». Et l’on retrouve Satan au centre de cette illusion archaïque, comme engendreur de toutes les fausses divinités.

Bien que tout les rapproche de la chasse aux sorcières médiévale, nous continuons pourtant de nos jours à vénérer les mythologies antiques et leurs aspects esthétiques, comme pétrifiés par notre «respect excessif pour l’Antiquité classique qui dure depuis des siècles et qui, désormais, s’étend à l’univers archaïque dans son ensemble».

Sans être à proprement parler un sacrifice, la lapidation d’Ephèse nous informe sur les sacrifices du monde grec, où il était de coutume de choisir pour victime jetée en pâture à la foule, des malades, infirmes, esseulés ou autres vieillards abandonnés, toujours selon les mêmes «traits préférentiels de sélection victimaire », qui ne changent guère d’une culture à l’autre  : «Le mendiant lapidé présente tous les traits classiques du Pharmakos, lesquels rejoignent en vérité ceux de toutes les victimes humaines dans les rites sacrificiels».

Indécrottablement attachés à l’idée que nous nous faisons d’une très haute civilité grecque et refusant d’admettre que les mythes se modèlent sur des violences réelles, nous ne préférons pas voir que «le culte dionysiaque est plein de rites plus atroces encore que le « miracle » d’Apollonius». Et toute la tragédie grecque repose sur cette même purification rituelle par le sacrifice.

 

Un même meurtre fondateur, de portée universelle, traverse les drames mythiques et la Bible. Le meurtre d’Abel par son frère Caïn «nous raconte la fondation sanglante de la première culture».  Relatant la longue chaîne des meurtres de tous les prophètes depuis l’origine du monde, Matthieu et Luc suggèrent aussi ce caractère fondateur du meurtre collectif. En cela, le diable fut homicide dès l’origine. Voilà qui devrait doucher nos illusions relatives à nos si grandes civilisations : «Parce qu’il est le maître du mécanisme victimaire, Satan est aussi le maître de la culture humaine qui n’a pas d’autre origine que ce meurtre. C’est le diable, en dernier ressort, autrement dit le mauvais mimétisme, qui est à l’origine non seulement de la culture caïnite mais de toutes les cultures humaines».

René Girard soulève le couvercle d’une marmite particulièrement bouillante en nous montrant les soubassements meurtriers de ce que notre fière et bonne conscience collective appelle «nos institutions modernes ». En effet, la répétition rituelle du meurtre fondateur constitue les premières institutions humaines, la mère de toutes les institutions. Il y a donc un lien intrinsèque entre le religieux archaïque, fondé sur ce meurtre réconciliateur, et nos institutions que l’on croit si modernes. Cette réalité bouscule fondamentalement notre rationalisme issu des lumières et nos sciences sociales essentiellement anti-religieuses, qui dans leur conception abstraite des institutions modernes les ont crues dégagées ou émancipées d’un religieux qui se situe pourtant et universellement en leur cœur même : «La volonté moderne de minimiser le religieux pourrait bien être, paradoxalement, le vestige suprême du religieux lui-même sous sa forme archaïque ».

Le rituel sacrificiel prolonge par les institutions humaines, y compris donc modernes, le rôle que joua le sacrifice dès les premiers âges de l’humanité ! Et ce envers et contre toute apparence : «A force d’être répétés, les rites se modifient et se transforment en pratiques qui paraissent élaborées par la seule raison humaine alors qu’en réalité, elles dérivent du religieux. Les rites se trouvent toujours à point nommé là où il y a une crise à résoudre et pour cause (…) Le véritable guide de l’humanité n’est pas la raison désincarnée mais le rite. Les répétitions innombrables modèlent peu à peu des institutions que les hommes croiront plus tard avoir inventées ex nihilo. En réalité, c’est le religieux qui les a inventées pour eux. Les sociétés humaines sont l’œuvre des processus mimétiques disciplinés par le rite».

Voilà donc ce que les institutions ont pour fonction de dissimuler : le meurtre fondateur dont elles procèdent toutes et à l’origine duquel reposent toutes les sociétés et cultures humaines. Appelés «Puissances et Principautés » dans le Nouveau Testament, les Etats souverains n’ont donc pour autre origine et fondement que la violence satanique. Pierre l’avait bien perçu au début des Actes des Apôtres. «Sans être la même chose que Satan, les puissances sont toutes tributaires de lui, parce qu’elles sont toutes tributaires des faux dieux engendrés par Satan, c'est-à-dire par le meurtre fondateur». Elles sont à la fois « terrestres », « de ce monde » et soumises à la fausse transcendance du religieux archaïques.

 

Le triomphe de la Croix

 

A ce stade de sa réflexion, René Girard pointe la divergence insurmontable entre ce religieux archaïque et le judéo-christianisme, dont toute une anthropologie relativiste s’est longtemps employée à les confondre, bien souvent d’ailleurs avec l’assentiment des chrétiens eux-mêmes.

Mettre en lumière ce gouffre suppose pourtant de reconnaître préalablement la ressemblance structurale entre les Evangiles et les mythes, qui précisément prête, au premier abord, à cette confusion : «Dans les deux cas, c’est à des cycles mimétiques que nous avons affaire, et ils se terminent tous par des boucs émissaires et des résurrections».

Au-delà donc des similitudes thématiques, le gouffre infranchissable apparaît déjà entre l’univers mythique et la bible hébraïque, comme le montre par exemple la comparaison entre le mythe d’Oedipe et l’histoire de Joseph : ces deux univers «s’opposent sur la question décisive posée par la violence collective, celle de son bien-fondé, de sa légitimité. Dans le mythe les expulsions du héros sont chaque fois justifiées. Dans le récit biblique, elles ne le sont jamais (…) Dans le mythe, la victime a toujours tort et ses persécuteurs toujours raison. Dans la Bible, c’est l’inverse : Joseph a raison une première fois contre ses frères et il a raison deux fois de suite contre les Egyptiens qui l’emprisonnent». Telle est la «divergence essentielle entre ce qu’il faut bien appeler la vérité biblique et le mensonge de la mythologie».

La Bible, contre les illusions religieuses du paganisme, désigne les véritables coupables et réhabilite les victimes des foules hystériques : «on comprend ce qu’a de profondément biblique le principe talmudique souvent cité par Emmanuel Lévinas : « Si tout le monde est d’accord pour condamner un prévenu, relâchez-le, il doit être innocent. » L’unanimité dans les groupes humains est rarement porteuse de vérité, elle n’est le plus souvent qu’un phénomène mimétique, tyrannique ».

Cette inversion du rapport d’innocence et de culpabilité qu’apporte la Bible, est sans précédent dans toute l’histoire humaine. La violence collective et la divinité se trouvent enfin dissociées alors qu’elles sont si étroitement mêlées dans l’univers mythique et sa machine à fabriquer des faux dieux : «La Bible rejette les dieux fondés sur la violence sacralisée (…) Le Dieu unique est celui qui reproche aux hommes leur violence et s’apitoie sur leurs victimes».

 

Aboutissement du prophétisme judéo-chrétien, Jésus-Christ, en «acceptant d’assumer le rôle de la victime collective pour sauver toute l’humanité », révèle définitivement l’innocence de la victime, la culpabilité des persécuteurs et la dynamique meurtrière du tous contre un mimétique. La puissance d’illusion et l’unanimisme victimaire des récits mythiques sont rompus : «La Résurrection du Christ fait entrer tout ce qui restait depuis toujours dissimulé aux hommes dans la lumière de la vérité. Elle seule révèle jusqu’au bout les choses cachées depuis la fondation du monde, qui ne font qu’un avec le secret de Satan jamais dévoilé depuis l’origine de la culture humaine, le meurtre fondateur et la genèse de la culture humaine ».

Le déploiement des mécanismes mythiques et rituels n’a donc jamais reposé que sur l’ignorance et l’obscurantisme, sur l’inconscience des persécuteurs qui, aveuglés par la contagion mimétique, croient sincèrement bien faire (d’où la célèbre parole de Jésus : «Père, pardonne-leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font » -Luc 23, 34-). Le prince des ténèbres est le grand orchestrateur de cet aveuglement collectif.

Deux passages commentés par Girard montrent comment les Evangiles démystifient le processus sacrificiel et la fausse réconciliation (fruit de Satan) qu’il génère. Ainsi, dans un bref passage de Luc (23, 12), à la fin du récit de la Passion, il est dit : «Et ce même jour, Hérode et Pilate, devinrent amis, d’ennemis qu’ils étaient auparavant». Quand les mythes y verraient une miraculeuse manifestation du divin, les Evangiles, ici par Luc, dévoilent la vraie  nature de cet « apaisement », pur effet du mimétisme violent et du meurtre de Jésus : «Pilate et Hérode ne se rendent pas compte, sans doute, que leur raccommodement s’enracine dans la mort de Jésus. Luc s’en rend compte pour eux».

Un autre passage, en Marc et Matthieu, concerne la croyance illusoire d’Hérode en la résurrection de sa victime Jean-Baptiste («Ce Jean que j’ai fait décapiter, il est ressuscité ! » - Marc 6, 16 -), dont Hérode croit qu’elle est suscitée par le meurtre collectif. Les deux évangélistes quant à eux, tiennent cette résurrection pour fausse, conscients par leur foi de toutes les habiletés de Satan à imiter et simuler la vraie résurrection : «La foi chrétienne consiste à penser qu’à la différence des fausses résurrections mythiques, qui sont réellement enracinées dans les meurtres collectifs, la résurrection du Christ ne doit rien à la violence des hommes. Elle se produit après la mort du Christ, inévitablement, mais pas tout de suite, le troisième jour seulement et, dans une optique chrétienne, elle a son origine en Dieu lui-même. Ce qui sépare la vraie résurrection de la fausse, ce ne sont pas des différences thématiques dans le drame qui la précède, puisque tout est très analogue, c’est sa puissance de révélation».

 

L’imposture de Satan étant mise au grand jour sur la Croix, les Puissances et Principautés sont discréditées et dépouillées dans la mesure où elles ne prospèrent que sur son mensonge. Elles sont «données en spectacle à la face du monde » (Epître aux Colossiens 2, 14-15). 

La Croix triomphe de l’organisation païenne du monde, sur un mode contraire à tout triomphalisme : «Loin d’être obtenu par la violence, le triomphe de la Croix est le fruit d’un renoncement si total que la violence peut se déchaîner tout son saoul sur le Christ, sans se douter qu’en se déchaînant, elle rend manifeste ce qui lui importe de dissimuler (…) Les principautés et les puissances sont visibles dans leur splendeur extérieure, mais elles sont invisibles et inconnues dans leur origine violente, honteuse. L’envers du décor n’est jamais là et c’est cet envers que la Croix du Christ, pour la première fois, apporte aux hommes».

Pour la première fois, les conséquences du mécanisme victimaire échappent aux puissances. La lumière de la Croix «prive Satan de son pouvoir principal, celui d’expulser Satan (…) Satan et ses cohortes ne respectent que la puissance. Ils ne pensent qu’en termes de triomphe militaire. Ils sont donc battus par une arme dont l’efficacité leur est inconcevable, elle contredit toutes leurs croyances, toutes leurs valeurs. C’est l’impuissance la plus radicale qui triomphe du pouvoir d’autoexpulsion satanique». Satan supposait qu’avec la crucifixion le mécanisme victimaire fonctionnerait comme d’habitude. Or, selon la formule d’Origène, Satan est « dupé par la Croix ». Satan est inapte à comprendre l’amour divin car «il est tout entier mimétisme conflictuel». Ce qui fera d’ailleurs dire à Saint-Paul : «Si les princes de ce monde avaient connu (la sagesse de Dieu), ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de gloire » (1 Co 2, 8).

Pourtant, souligne Girard, à travers les siècles, la pensée théologique occidentale, plus qu’orientale, s’est employée à éluder ou diminuer le rôle de Satan, notamment comme principal agent du mimétisme conflictuel avec lequel il ne fait qu’un et par lequel il met le monde à ses pieds. Les théories du péché originel ne sont jamais parvenues à trouver leur ancrage concret dans ce mimétisme. Et par extension, la pensée occidentale sur l’homme, en cela encore très largement païenne, demeure aveugle à ce mimétisme conflictuel, qui constitue la prison invisible des hommes, et, parallèlement, à la clé rédemptrice que constituent les récits de la Passion.

 

Les Evangiles ayant dévoilé le mécanisme du bouc émissaire propre aux religions archaïques, quelle est l’action du christianisme dans notre monde moderne ? La réflexion de René Girard approche de son terme par une difficile tentative de compréhension du « souci moderne des victimes ». Difficile tant cette sensibilité typiquement contemporaine est revêtue de paradoxes, confusions et ambiguïtés : profondément le signe de l’inexorable avancée de la révélation chrétienne, elle est en même temps (et de ce fait même !), la proie de toutes les caricatures grossières, des réductions idéologiques et de toutes les parodies néo-païennes qui la détournent de son sens authentique.  Elle est une de ces innombrables vertus chrétiennes devenues folles. 

Si les phénomènes de boucs émissaires n’ont pas disparu dans le monde moderne, nous n’en sommes plus vraiment dupes car nous ne sommes plus couverts par l’ignorance. Lorsque nous prenons part à un défoulement collectif sur un innocent, souvent sous le mode plus subtilement psychologique, nous sommes vite submergés par la honte. Nous nous indignons des phénomènes de boucs émissaires «sans parvenir à nous passer nous-mêmes de victimes de rechange (…) Dans un univers privé de protections sacrificielles, les rivalités mimétiques se font souvent moins violentes mais s’insinuent jusque dans les rapports intimes». A juste titre, nous sommes devenus sensibles à toutes les formes de discriminations, sans pourtant parvenir à en voir la source radicale : «Tous les discours sur l’exclusion, la discrimination, le racisme, etc., resteront superficiels aussi longtemps qu’ils ne s’attaqueront pas aux fondements religieux des problèmes qui assiègent notre société».

Voilà qui clarifie deux attitudes possibles : sous le couvert d’une belle posture « politiquement incorrect », très en vogue aujourd’hui (n’est-ce pas ?), on peut fustiger toutes les idéologies de l’anti-racisme, de la victimisation ou de la repentance afin de mieux enterrer la question sulfureuse du bouc-émissaire et de caresser dans le sens du poil la bonne conscience collective majoritaire ; ou bien alors, ici avec René Girard, souligner certes toutes les hypocrisies et étroitesses partisanes de ces sensibilités anti-discriminatoires, non pour les nier mais tout au contraire afin de les replacer dans la profondeur de la révélation chrétienne du bouc émissaire.

Car, que cela plaise ou non aux faux rebelles prétendument «politiquement incorrects », jamais les sociétés humaines n’ont été autant que les nôtres préoccupées par le sort des victimes et habitées par le sentiment d’une culpabilité à leur égard : «Il sera demandé compte à cette génération du sang de tous les prophètes qui aura été répandu depuis la fondation du monde, depuis le sang d’Abel… » (Luc 11, 50-51). Nous avons toutes les raisons de nous sentir coupables de persécutions, nous dit René Girard, mais nous ne comprenons pas la cause profonde de notre faute, à force de vouloir évacuer son origine religieuse (dans le sens archaïque du terme) et rester sourds à l’ouverture rédemptrice chrétienne. Paradoxalement donc, le souci des victimes peut ainsi entrer dans le jeu des rivalités mimétiques, avec son lot de concurrences et de rites victimaires : «dans notre univers, en somme, tout le monde se jette des victimes à la tête (…) La surenchère perpétuelle transforme le souci des victimes en une injonction totalitaire, une inquisition permanente».

Autrement dit, alors que la repentance chrétienne est fondamentalement une libération, aujourd’hui soit elle vire à l’auto-flagellation mortifère soit elle est entourée d’un déni forcené (se repentir = cultiver la haine de soi. Point barre).

Pour René Girard, nous vivons comme une grande dérive, ou une perversion de ce souci chrétien des victimes, des plus fragiles, des enfants, des vieillards ou des étrangers. Depuis les premières institutions charitables, il a correspondu à une lame de fond irrépressiblement liée aux effets de la révélation évangélique. Satan, comme toujours, s’est engouffré dans la brèche : « Nous sommes dans un ultra-christianisme caricatural qui essaie d’échapper à l’orbite judéo-chrétienne en « radicalisant » le souci des victimes dans un sens anti-chrétien ». Dans sa ruse, Satan s’approprie le langage chrétien du souci des victimes, tout en faisant du christianisme le bouc émissaire numéro un et la morale judéo-chrétienne la source de tous nos maux et, bien entendu, de toutes les répressions. Nous vivons en somme un mouvement de paganisation du souci des victimes par lequel les puissances, dans un ultime baroud d’honneur, cherchent à prendre la place du Christ en l’imitant de façon rivalitaire : «Satan imite de mieux en mieux le Christ et prétend le dépasser (…) L’Antéchrist se flatte d’apporter aux hommes la paix et la tolérance que le christianisme leur promet mais ne leur apporte pas. En réalité, ce que la radicalisation de la victimologie contemporaine apporte, c’est un retour très effectif à toutes sortes d’habitudes païennes, l’avortement, l’euthanasie, l’indifférenciation sexuelle, les jeux du cirque à gogo (…) Ce néo-paganisme situe le bonheur dans l’assouvissement illimité des désirs et, par conséquent dans la suppression de tous les interdits».

Mis en lumière par la révélation chrétienne, le mensonge de Satan ne tient plus. Ce que nous vivons, dit Girard avec toute sa verve apocalyptique, c’est inséparablement l’avènement final de l’Esprit de Dieu et, de ce fait, le furieux déchaînement de celui dont les jours sont comptés : «Le Christ ne peut pas apporter aux hommes la paix vraiment divine sans nous priver au préalable de la seule paix dont nous disposons. C’est ce processus historique forcément redoutable que nous sommes en train de vivre».

 

Serge Lellouche

                                           

* Dans Jacques Ellul, Théologie et Technique, Labor et Fides, 2014

 

 

Stanley Kubrick, Les sentiers de la gloire (1957)

Scène finale

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