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Pour une écologie populaire (2 - suite et fin)

On a volé au peuple sa joie 

 

(première partie : ici)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

- Par Anne Josnin -

 

 

 

 

De la servitude volontaire au Fiat !

 

 

Oh femme de l’Apocalypse dont Léviathan veut dévorer l’enfant pour priver le Monde de sa Joie, tu es fille du peuple dont  le Magnificat, chant révolutionnaire qui explose tous nos esclavages, est danse de liesse pour les pauvres!

Aussi tous les efforts que les riches mettent, depuis des siècles, à enfermer le peuple et son énergie incontrôlable dans les limites de leurs étroits egos, n’auront au final que préparé les humbles à leur libération, la joie arrachée à la fatalité vaincue dans le rire d’une femme.

 

« La joie est toujours le signe que la vie a réussi » 

Bergson.

 

Je m’appuie ici sur la thèse si riche que développe Ivan Illich dans La convivialité.  Il relie directement joie, synonyme d’amitié pour lui,  (et comme on ne peut qu’être d’accord avec lui, tant il est vrai qu’il n’est de joie que partagée !) et austérité, entendant par ce terme peu amène le renoncement volontaire à tout ce qui, avec son lot de confort, provoque une dé-maîtrise de l’homme sur son quotidien, le mène en esclavage plus ou moins subtil.

 

La liberté moderne au prix de l’autonomie.

 

Depuis toujours me direz-vous, une majorité d’hommes est dépossédée de son destin, ou du moins depuis l’apparition de la propriété si l’on en croit Dibles : à l’inégalité homme/femme il faut ajouter l’invention de l’esclavage et de sociétés pyramidales, seule une élite décidant du sort de l’ensemble.

 

Mais on nous fait croire que tout cela est en grande partie du passé, depuis que l’homme moderne a inventé la démocratie (sic) et les antibiotiques, l’école obligatoire et l’ONU, l’automobile pour tous et le FMI. Amen.  On nous ressasse comme  principe premier de la modernité l’invention de l’autonomie. Présentant sur France Culture son ouvrage sur la solitude, quo-écrit avec son fils, Michel Serres  nous  présentait  ainsi ces jours-ci la solitude comme prix à payer pour cette autonomie qui fait de nous des hommes libres.

Illich nous montre que c’est exactement le contraire qui s’est produit.  Le progrès de fait  s’accompagne d’une perte d’autonomie à tous les niveaux, on pourrait dire par le biais de la spécialisation /division/technocratisation du travail et des savoirs : depuis l’individu à qui la législation ôte la possibilité de  construire son propre toit pour lui et les siens, jusqu’aux nations à qui des instances supranationales imposent des législations décidées par les plus forts, et qui perdent jusqu’à la possibilité de dire non.

Je crois qu’au fond nous sommes victimes de l’illusion Rousseauiste, qui nous fait croire que, par la magie du contrat social, en n’étant dépendant que de la volonté générale, nous sommes libres de nos concitoyens, quand nous avons juste cachés nos maîtres derrière les guichets de l’administration totiprévoyante. Le système qui a solution professionnelle pour tout (sauf  pour l’imprévisible ! Dont la vie pourtant est constellée) nous envoie vers des individus revêtus de la compétence idoine, du diplôme et du concours : le médecin du travail, le professeur certifié, l’architecte des monuments historiques, l’expert en communication ou en gestion de crise. Nous n’avons pas fait cesser l’asservissement, nous l’avons  déshumanisé en encamisolant l’homme dans la fonction sociale, caché derrière un guichet où, des deux côtés, c’est même esclavage au système. Et, au nom du seul paternalisme autorisé, paternalisme mou et sirupeux, qu’on  n’appelle même plus politique mais « sociétal »,  nous avons étendu l’asservissement à la norme partout, jusque dans nos maisons,  jusque dans nos alcôves et dans nos inconscients.

 

Une servitude  scientifiquement programmée qui optimise le système….et ramène la vie heureuse à une série de nombres et  de métadonnées.

 

Illich passe ainsi  au crible de la convivialité  les auto-proclamés grands progrès de notre société : la santé, l’éducation, les transports, l’industrie de la construction. Il nous montre ce que nous avons perdu sur l’autel de la modernité. Et d’abord la maîtrise de notre destin, puisqu’il nous faut remettre tous les aspects  notre vie d’être humain  à des spécialistes : notre corps et sa santé, notre aptitude à apprendre et notre désir de transmettre, notre capacité à nous déplacer en liberté, enfin à subvenir par nous-mêmes, à notre manière,  à nos besoins fondamentaux. Nous n’avons simplement plus le droit de faire tout cela qui constitue le propre de l’homme, je rajouterais au nom du principe de précaution. On nous fait croire en effet que nous nous mettons en danger en refusant de rentrer dans le système qui a tout prévu pour nous. Je pense que c’est davantage le système qui serait mis en danger si nous nous en émancipions.

On a ainsi vidé notre vie de sa vigueur, en faisant de nous des perfusés à vie, depuis la conception hyper-contrôlée jusqu’à la sédation finale, et de sa saveur, en nous pré-mâchant tout ce qui lui donne goût, depuis le sens de l’effort dans l’apprentissage de la vie, jusqu’à la joie de la réalisation de soi par soi. A vouloir rendre la vie indolore, on l’a rendue insipide.  Nous ne vivons pas, nous suivons des programmes : une courbe de croissance, une scolarité, un emploi du temps, des ordres de mission, une carrière, une remise en forme, une restructuration, une délocalisation,  une mise à la retraite,…. A aucun moment nous n’avons notre vie en main, puisque ce sont les outils qui nous saisissent et nous asservissent, depuis la grande mutation de l’industrialisation. Nous n’allons plus au travail en chantant, la faucille, la truelle, la navette à la main,  nous sommes robots sommés de faire « chanter » la croissance. On nous dépossède de notre humanité pour  permettre à la machine de fabriquer l’homme augmenté.

 

Avec Illich toujours, comment retrouver la joie ?

 

Au-delà de l’analyse  des causes de  notre malheur, si éclairante, ce qui fait l’intérêt pour nous de la pensée d’Illich se trouve dans les pistes qu’il nous propose pour retrouver cette joie de qui renoue avec sa propre vie, et donc aussi se replonge dans ce grand courant qui unit tous les vivants.

 

Il nous faut ainsi reprendre le pouvoir sur la logique machiniste, qui fragmente la vie  depuis Descartes en gestes simples et automatiques, dont la finalité est devenue extrinsèque à celui qui les accomplit.

Par-delà l’autolimitation, nécessaire, c’est au deuil d’une utopie qu’il faut procéder, pour en laisser advenir (ou renaître) une autre.

« …abandonner l’illusion que les machines puissent travailler pour nous ou les thérapeutes nous rendre capables de nous servir d’eux. La seule solution à la crise écologique est que les gens saisissent qu’ils seraient plus heureux s’ils pouvaient travailler ensemble et prendre soin l’un de l’autre. »

Par une autre enfance.

 

Cela demande du courage puisqu’on est alors taxé d’obscurantiste « opposé à l’école, au savoir, au progrès ».*

Illich invite en effet à une refonte en profondeur de la transmission, où les parents, le quartier, la communauté, reprennent la main sur l’éducation des enfants, puisque l’école est d’abord le lieu de fabrication de l’homme-outil, inapte à  l’autonomie de  nos ancêtres, en particuliers les pauvres.

Je pense à  la jeunesse sans travail de nos  pays développés : c’est un gâchis humain révoltant, que ces jeunes qui, après au minimum 13 ans sur les bancs de l’école, pour certains sont toujours illettrés, pour beaucoup ont été vaccinés à jamais de l’amour du savoir, dégoûtés de l’effort, du moins en leur gratuité, tout en étant privé de toute transmission culturelle concrète : ils ne savent pas cuisiner, recoudre un bouton, bricoler ou jardiner. La curiosité, la ténacité, la confiance en soi et dans le monde, le goût de l’aventure, et toutes ces vertus naturelles de l’enfance leur ont été méthodologiquement arrachées par les pédagogies officielles.  Lâchés dans la nature, ils mourraient aussitôt et ne doivent leur survie, eux qui sont l’énergie d’aujourd’hui ! , qu’au système de solidarité-assistanat mis en place pour que la machine à  sur-consommer continue de tourner. Le jour où le système lâchera, beaucoup je crains ne s’en sortiront pas, tant ils ont été transformés en rebuts non-recyclables. Quand les miséreux des pays pauvres sont des génies de la survie et de la débrouille, les nôtres sont en état neuro-végétatif, maintenus artificiellement en vie à grande débauche d’assistance technique et multi-transfusions d’antalgiques. Qu’on les débranche des aides sociales, qu’on les déconnecte de leurs écrans, et la plupart s’affaisseront comme des linceuls vides.  Oui, entre le jeune de 11 ans qui a quitté au péril de sa vie son village d’Afghanistan ou de Syrie, marchant des jours et des nuits dans la clandestinité, traçant seul sa route au milieu de périls inimaginables pour nous, développant une ingéniosité vitale pour se nourrir et soigner, et ceux, déjà sans vie, qui hantent nos maisons de l’adolescence et  autres centres sociaux, l’avenir je crains a déjà choisi son camp.

Il ne s’agit pas de réformer une enième fois une école confiée à des spécialistes. Il  faut  nous réapproprier l’éducation de nos jeunes et moins jeunes, dans une société de partage des savoirs, savoir faires et savoir êtres, de pratiques de l’entraide et de la complémentarité.

Chacun est apte  à l’émerveillement, origine de tout apprentissage, par l’accueil sensoriel de ce monde qui se donne à nous,  (les neurosciences nous montrent en imagerie médicale ce qu’Aristote le réaliste disait, à savoir que rien n’est dans l’intelligence qui ne soit d’abord sensation).  Nous avons tous cette capacité à recevoir et faire passer les leçons de vie d’une nature souvent plus sage que nous,  de traditions qui sont  trésors d’humanité : et de la gratitude-même qui gonfle alors notre cœur se répand, comme par capillarité, le savoir.

Nous pouvons tous prendre la main de l’enfant pour le faire toucher la rugosité de l’écorce, et le faire saisir à son tour  la fougère qui glisse et résiste : et parfois sa tige entaille nos mains tandis que nous tirons sec, et nous voici culbutant en arrière, nous laissant tomber dans la mousse fraîche dont l’humidité traverse nos vêtements : «  cette odeur de sous-bois qui monte après la pluie, là,  tu la sens ? Et tes mains vertes et striées de fines coupures rosacées, cette vie qui   court, partition nervurée de sève et le sang dont les pincements légers de douleur réveille le chant joyeux, là, au creux de tes paumes en feu, tu vois ? Et ton cœur qui bat de nos émotions, de ta chute et de nos rires ? Là, repose-toi un peu, contemple les nuages vifs qui courent au-dessus de nos têtes, indifférents aux révérences des arbres dont le vent ébouriffe la cime,  et  l’écureuil affairé qui saute de branche en branche, tandis que le pic-vert fait résonner la forêt comme une cathédrale ouverte… Puis nous ferons crisser nos pas dans les feuilles mortes, nous ramasserons  quelques  châtaignes. Ensuite, je te montrerai comment les éplucher à cru, et tu  découvriras en les croquant la douce amertume de certaines, astringantes, le  goût de farine sucrée des autres, qui emplit le palais, le croquant de noisettes des troisièmes qui réveille les papilles, et d’autres goûts encore que la nature invente pour notre plaisir. »

Mieux je sens et ressens, plus je comprends le monde en ses mystères, plus je me reçois comme mystère donné au monde. Il n’est d’intelligence qu’ouverte. Ce qui se vit au secret d’un poêle fermé sur lui, d’une salle de classe où le monde en sa diversité est réduit à ce que montre le professeur au tableau (si la technologie nous a fait passer du tableau noir aux écrans, c’est toujours théâtre d’ombre au fond de nos cavernes), - à moins que ce ne soit pour s’ouvrir à ce qui en soi est plus grand que soi et nous ouvre à l’infini !-, est de l’ordre du songe éveillé où le cerveau en vase clos secrète son propre opium, non de la vie réelle. Point n’est besoin d’avoir étudié les écrits et calculs de Descartes ou Pascal pour éduquer donc, mais d’être ouvert par tous ses sens à la vie qui partout se donne et  répand son chant : nous avons tous cette aptitude à prendre par la main l’enfant dont la faim d’apprendre réveille la nôtre.

Quand la socialisation actuelle  se réduit à  l’apprentissage pressé et angoissant d’une pseudo-autonomie dans la gestion du quotidien (savoir s’habiller seul dès la maternelle !! Quand nous ne savons plus recoudre un bouton), les cultures traditionnelles nous enseignent la pratique de l’entraide, là où on nous programme aux réflexes conformistes et consuméristes, elles rouvrent l’espace au temps de l’indécision, de la réflexion, du débat, de la consultation des anciens, du renoncement joyeux comme de l’engagement à l’unanimité, là où l’on nous greffe  le gène de la   compétition sadique ( pour résister à la loi darwinienne de l’orientation par l’échec), de  la sous-culture de la médiocrité qui seule est efficace en système pré-pensé,  de la course irrationnelle au progrès,  et tous ces autres  néo-obscurantismes  où l’homme se perd, les traditions nous sont ports d’ancrages, îles d’échouage d’où nous pouvons reprendre forces avant de nous lancer à contre-courant de tout cela pour inventer ensemble un autre avenir .

De fait il existe des initiatives citoyennes allant dans ce sens : je pense à celle dont font écho des revues comme Kaisen (Les Colibris), aux écoles Montessori, aux universités populaires, au compagnonnage ou encore à ce qui se pratique autour des monnaies locales, dans des associations type Emmaüs… Wikipédia,  linux, les logiciels en opensource, par la recherche de la gratuité et du partage se retrouvent aussi dans cette logique d’une société d’entraide dont les membres ont la maîtrise des outils de travail. Pour autant,  on retrouve toujours, tapis dans leur ombre, ceux qui savent tout récupérer et détourner en parts de marché, prompts à cacher leur vice sous la dépouille très pure de leurs  défuntes proies. Dans le domaine du transport, que l’on songe au stop, dont l’esprit a été détourné avec blabla car, ou au GPS. Aujourd’hui  baisser sa vitre -en appuyant sur un bouton électrique-, pour demander sa route, tendre son pouce pour arrêter un conducteur, deviennent gestes incongrus. On tapote sur le clavier de son iphone, faisant appel à un service payant qui nous rend indépendant,  du piéton autochtone, du conducteur qui passe, pour mieux nous lier à une multinationale anonyme à voix de synthèse.

 

En renonçant  à tout progrès qui atrophie nos aptitudes humaines et nous déshumanise. 

 

Pour reprendre un exemple d’Illich, la surefficience de l’outil nous a rendu inapte à simplement nous désaltérer : là même où l’eau potable manque, Coca-Cola a étendu son monopole de la boisson. Idem pour l’automobile, qui a quasi le monopole du déplacement individuel. C’est tellement plus facile d’ouvrir une canette  que d’aller chercher  loin de l’eau  rare, spoliée et polluée par l’usine coca,  de démarrer son automobile, que de  marcher sur les voies sans trottoir de nos voies rapides ! « Que l’automobile restreigne  le droit à la marche, et non pas qu’il y ait plus de gens à conduire des Chevrolet que des Peugeot, voilà le monopole radical ».

Encore ici je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec la tragédie qui se vit chez nous : ces milliers de migrants champions de la marche à pieds, qui ont traversé déserts et montagnes, en concurrence avec nos automobiles et camions sur l’autoroute de Calais, où comme simples piétons ils n’ont pas leur place, où comme conducteurs obligés, pour notre travail, nous ne pouvons faire autrement que d’être des meurtriers en puissance.  Le système fait de l’honnête  citoyen un assassin malgré-lui,  comme  il fait de ces migrants coincés dans le noman’s land des jungles calaisiennes des criminels en puissance.  Cette tension psychologique extrême, l’honnête homme transformé par le système en outil destructeur, le miséreux en sans foi ni loi, est  insupportable à vivre, nous ne pourrons pas tenir longtemps avant de sombrer en folie.

Illich regarde  aussi l’école, par-delà les débats pédagogiques, comme un  « monopole radical sur la culture », en ce qu’elle ôte toute reconnaissance  au savoir des autodidactes. Il n’y a qu’à voir la supercherie de la VAE pour comprendre que, sous couvert de reconnaissance des compétences réelles des salariés, c’est à une tentative de mainmise, captation de ces savoirs par les mouler à la convenance du système, que nous assistons.  Ton savoir-faire n’a de valeur que s’il est monnayable sur le marché.

Il est donc plus qu’urgent de renoncer à tout outil qui de fait  contraint et asservit nos aptitudes naturelles comme nous nourrir, nous déplacer, prendre soin de nous, nous loger, nous organiser entre nous.

Partout où nous retrouverons des marges d’autonomie vis-à-vis du système et ses logiciels, dans la manière de vivre l’entraide, nous renouerons aussi avec la joie de vivre.

Oui, il est  mille fois préférable de dépendre de notre voisin, aussi imparfait et limité soit-il, -et nous donc !- ce frère d’humanité,  que d’une machine hyper efficiente qui nous calcule en ignorance de notre dignité.

 

Cela passe donc par une déprofessionnalisation.

 

Pour Illich.

 

-de la médecine, qui ne cherche plus à guérir mais à pérenniser une clientèle, (ce jusqu’à aujourd’hui nous déposséder de notre mort)

« A l’image de  ce que fit la Réforme en arrachant le monopole de l’écriture aux clercs,  nous pouvons arracher le malade aux médecins ».

-mais aussi des systèmes de transport et de l’industrie de la construction.

 

Ce que cela m’inspire.

 

De par mon expérience, j’insisterai ici sur deux aspects de cette déprofessionnalisation :

Se soigner et se vêtir.

On nous bassine  avec ce slogan soixante-huitard on ne peut plus mensonger : « mon corps m’appartient ».

Cela n’a jamais été aussi faux. Il est depuis la conception jusqu’à la crémation aux mains des spécialistes, ou plus justement selon les autorités officielles qui ont prévu à quel spécialiste cela revenait, en fonction du problème posé selon la terminologie idoine, il est écartelé, que dis-je, atomisé en une myriade de particules dont chacune a son pesant d’or sur le marché de la santé.  Nous sommes « pour notre bien » tatoués  par des vaccins obligatoires dont la liste varie selon les intérêts supérieurs des pays et donc de leurs industries, selon l’âge et le sexe obligé à tels et tels examens qui assurent des rentes aux laboratoires.

Cette dépossession du corps (qui soit dit en passant n’est pas de l’ordre de l’avoir mais de l’être : mon corps c’est moi présent, cadeau, donné au monde), cette confiscation de mon corps est encore plus totale pour la femme.  La médicalisation de la contraception fait de nous des malades de très longue durée, notre corps entre les mains de la gynécologie nous est devenu un étranger  menaçant,  qu’il faut mettre dès les premières règles sous camisole chimique. On ne nous apprend pas à le comprendre et aimer,  on ne sait plus sentir quand l’ovulation a lieu par exemple, et nous en réjouir !- et l’on s’étonne de la multiplication des dénis de grossesse.

On viole l’intimité de nos échanges amoureux par des discours hygiénistes, sous menace d’enfers et damnations, et des impératifs de performance  qui enchaînent nos amours à des normes d’épanouissement correct crucifiantes, à côté desquels les morales sexuelles des religions traditionnelles sont d’une légèreté gravement inconséquente.

On nous dépossède de ce moment privilégié de la grossesse, l’intrusion permanente d’une batterie de spécialistes autour de la gestante pour vérifier tous les paramètres,  et décider, comme le pater familias de la Rome Antique,  si le rejeton est digne ou non d’avoir nom d’homme. Il est aussi à déplorer que le père est maintenu hors du cercle qui enserre la mère porteuse et la progéniture, si ce n’est comme spectateur nécessairement incompétent.

On est à ce point absent de notre corps qu’il lui faut tirer le signal d’arrêt du burn out pour que l’on entende enfin, par la force d’inertie d’une mécanique en panne de batterie  (ce qu’il n’est pas ! Mais il n’y a que ce langage que nous comprenons, et il  se met à notre niveau), son mal-être de bête de somme  sur-exploitée, sur-vitaminée, sur-excitée pour une rentabilité exponentielle, en mépris de sa dignité profonde, ignorée, en refoulement inconscient de qui il est, nous donné au monde.

 

Se vêtir.

Nous sommes tous aujourd’hui  bernard-l’hermite : nu vulnérable  mal caché dans un « look » qui nous est étranger, que nous avons volé.

Pour mieux comprendre, il est nécessaire de faire un détour par une des caractéristiques fondamentales de notre humanité : nous sommes corps en interaction avec le monde extérieur au moyen des sens, interactions dont les impressions intériorisées tissent un réseau complexe,  unique et  d’une  seule pièce,   où raison, émotions, souvenirs, imagination,…  nouées sur la même trame  du « je » dessinent un motif original, qu’on appelle la psyché.

 

Le toucher, parce qu’il nous enveloppe totalement, à la différence des autres sens qui sont localisés précisément sur le corps, est le premier de tous, et les autres n’en sont au fond qu’une spécialisation. Ainsi nous palpons à distance avec le regard, et selon les intentions du cœur nous caressons ou frappons, nous soutenons ou écrasons, nous libérons ou emprisonnons dans les filets invisibles de notre territoire intime.  Les ondes sonores sont des vagues qui nous traversent en cognant aux rives de notre cerveau,  leur écho perdu dans les criques secrètes de notre âme ricochant longtemps après le retour du silence au dehors, jusqu’à s’évanouir dans un frissonnement de sable où l’écume se noie, redessinant nos plages intérieures de courbes et de rondeurs que le temps joue à remodeler sans fin. Par ce nez plus ou moins affûté, plus ou moins pincé, plus ou moins sélectif, nous aspirons à nous jusqu’à la brûlure parfois ces odeurs qui nous étourdissent, réveillant  des émotions qui nous débordent parce qu’elles enveloppent de leur hâle l’impensé de nos vies, personnelles comme collectives :  parfum anténatal de  la peau maternelle, odeur multimillénaire du feu de bois. Par le goût  nous caressons de notre langue, malaxons, remodelons, intimo meo, enveloppant de notre salive ce que nous ingérons pour devenir nous,  comme ce que nous honorons en son altérité dans l’échange sexuel.

Le vêtement est  à la fois  seconde peau que nous donnons  à toucher à ceux que nous croisons, ce qui nous protège des griffes hostiles, du vent, du froid comme des regards malveillants, et caresse prolongée de ceux qui nous sont chers. Donc d’abord de notre maman, puis de notre communauté.

Que l’on pense un instant au nombre de fois où les mains maternelles sont passées,   touchant, palpant, roulant, retournant, nouant…  sur la laine, le coton, le lin, filés,  teints, tissés,  des heures, des semaines, parfois des mois durant pour finir en vêtement  sur les épaules frêles de l’enfant, et l’on comprend que le vêtement alors n’est pas un look  interchangeable, mais  longue caresse prolongée à l’infini, geste patient du potier aimant qui s’use les mains à redessiner sans fin le corps de l’aimé(e). On imagine comme la tunique est imprégnée des secrétions de la mère, ses cheveux, sa sueur, sa salive peut-être (les peaux dont se revêtaient les esquimaux étaient longuement mâchées pour être assouplies), ses squames, oui : rien de plus intime qu’un vêtement fait à la main. Ce n’est pas anodin que le Dieu de la Bible, pris de pitié en voyant Adam et Eve cachant leur nudité dans des feuilles de figuier, leur confectionne  lui-même des vêtements  de peau dont Il les couvre ensuite. C’est un des plus beaux gestes d’amour qui soit.

Or il se trouve que le progrès s’est traduit par le fait que nous avons perdu ce privilège quasi divin d’habiller les nôtres, pour  porter des tenues faites par des machines auxquelles sont enchaînés par le tyran profit des ouvriers inconnus à l’autre bout du monde. Nos vêtements ne sont plus ce peau à peau prolongé par delà les séparations  avec ceux dont nous sommes la chair, ce soin efficace contre les rudesses du temps comme de la vie. Nos vêtements aujourd’hui, comme tout ce qui nous entoure,  participent à notre déshumanisation, là où ils étaient marque visible, palpable de notre appartenance à l’humanité à travers une communauté, un clan, une famille. Nos vêtements, comme tous les objets qui nous entourent, résultent plus de l’action mécanique et inconsciente de machines (depuis les tracteurs jusqu’à la machine à laver) que de gestes humains qui façonnent pour nous un monde habitable.

Derrière la frénésie entretenue des soldes, des pulsion d’achat, est-ce qu’il n’y a pas  aussi,  inconsciemment, cette recherche d’un vêtement fait pour nous par des personnes qui nous connaissent, nous protègent, nous entourent de leur amour ? Nos vêtements sont tellement déshumanisés qu’ils tuent davantage, par leur mode de fabrication comme par ce qu’ils délivrent de produits chimiques, qu’ils  ne nous protègent.  S’il leur reste des empreintes humaines, ce sont celles du sang des esclaves agricoles des champs de coton, des couturières enchaînées et frappées, sur lesquels des bâtiments insalubres s’effondrent,  des crachats arrachés aux poumons malades de ces hommes empoisonnés à vieillir nos jeans (pour leur donner un semblant d’humanisation) : nos vêtements sont devenus les marqueurs des crimes de notre société, un indice à charge qui nous accable.

Ce que je dis là du vêtement n’est pas maladroit effet de style vaporeux, c’est très concrètement réel.

Et pour le chrétien qui médite sur la tunique du Christ,  très  probablement tissée par Marie, vêtement touché par la femme « impure », retiré par les soldats qui le tirent au sort au moment de la Passion, l’habit prend une signification particulière, qui revêt un corps promis à la résurrection,  en attendant le vêtement blanc de la Noce.

François d’Assise, notre grand frère universel pour aujourd’hui,  fils d’un marchand de tissus luxueux, prince de la mode de la jeunesse d’Assise, si l’on en croit le récit fait dans sa plus récente biographie, retrouvée il y a peu, aurait échangé sa belle tenue contre celle de mendiants du chemin, pour « revêtir la pauvreté ». Idriss Shah, écrivain enseignant de la tradition soufie, fait remonter l’origine de l’habit d’Arlequin, tout de pièces rapportées, à la tunique du Poverello, elle-même inspirée de celle des derviches soufies.  Au-delà de la justesse historique, cette généalogie symbolique de l’habit du pauvre et joyeux Arlequin montre bien la signification du vêtement comme mode d’être-au-monde.

On pourrait développer tout autant sur tous ces gestes du quotidien dont nous avons été dépossédés au nom du progrès, les  castes riches les premières : nourrir, abriter, soigner, élever, vivre ensemble.

 

Ceci en effet nous fait mieux comprendre le processus de déshumanisation qui sévit d’abord auprès des riches : ils sont depuis toujours les premiers à se délester de ces tâches du quotidien qui nous lient très concrètement à ceux que nous aimons dans le même temps qu’ils fondent notre liberté.

Grandir à Nazareth  pour le Fils de Dieu n’est plus alors à comprendre  comme un acte d’humiliation doloriste -habiter le village le plus modeste, le plus pauvre,  parce qu’il a refusé systématiquement la modernisation qu’apporte la civilisation romaine,- mais comme  choix politique qui  dépasse la simple résistance à l’occupant pour nous indiquer le chemin de la vraie civilisation : civilisation de l’amour  incarné, dans un quotidien choisi où le plus petit geste prend sens pour soi, pour la communauté, pour le monde.  C’est depuis cette pauvreté-là, celle qui nous élève en humanité, que Jésus dénonce l’amour de l’argent et nous met en garde contre les richesses, violente les riches pour les sortir de cet engourdissement de l’âme, mortel pour eux, criminel envers les pauvres.

 

Et par de nouvelles lois :

 

« Rien dans la plupart des constitutions  n’interdit de légiférer sur une limitation de la productivité, des privilèges bureaucratiques,  de la spécialisation ou du monopole radical. En principe, à condition d’être inversement  orientée, la procédure législative et jurisprudentielle pourrait servir à formuler ce Droit nouveau et à le faire respecter ».( p 139).

Je suis totalement ignorante en matière de droit, mais il y a là un champ de recherche de toute première importance : Il est temps de faire se joindre  initiatives populaires,  qui se multiplient un peu partout  dans le monde, et sages mandatés par les peuples, pour  constituer une instance supranationale qui veille au Bien Commun de la Maison-Mère,  en rédigeant notamment un Droit Universel qui impose des limites, nous gardant de toute tentation démiurgique. Les encycliques sociales des Papes y invitent avec insistance, Laudato Si tout particulièrement, qui demande à être étudiée par les catholiques avec autant de sérieux et d’ouverture d’esprit que les écologistes, altermondialistes et autres décroissants sans frontières.

 

 

On a aussi perdu la joie en amputant le peuple de son aptitude au beau.

 

« L’art est l’expression de la joie que l’homme tire de son travail. » W. Morris.*

 

Une grande partie du succès du Seigneur des Anneaux vient de la beauté qui s’en dégage, par delà la tragédie du mal où nous plonge la soif de pouvoir.  Il réveille en nous comme un écho d’un passé oublié où les villages étaient riants, les hameaux pittoresques, à moitié enfouis dans une nature adoucie par le travail des hommes et des bêtes, où la lumière rigole sur les courbes généreuses des pâtures et des champs, les chemins creux gardant la fraîcheur et l’ombre généreuse aux jours de grands soleil, les potagers faisant chevelure ébouriffée autour de maisonnettes de bois et de torchis.  Nous avons tous des réminiscences d’un passé Hobbit, où la fête, après les rigueurs de l’hiver, n’était jamais loin. Nous avons tous rêvé aussi de ces palais mystérieux à la beauté envoûtante, blanches silhouettes élancées, leurs escaliers à l’assaut de brumes éblouissantes,  châteaux dressés au-dessus de nos vallées, où les femmes sont des elfes bienfaisantes, les hommes de majestueux chevaliers, où les étoffes se déroulent en rivières diamantées depuis les hauts des tours jusqu’à la traîne des princes. Notre inconscient collectif est nimbé de beauté, dont nous ne trouvons nulle part trace autour de nous.

Mais notre société en a fait  marché juteux dans la caricature grotesque, avec ses parcs d’attraction et ses niaiseries à la Disney, où sont attelés à des tâches serviles des salariés souvent exploités.  Avilissant la vraie beauté, celle qui rayonne de l’harmonie des êtres,  nous en faisons mascarades payantes sur l’île des bisounours,  avant de nous renvoyer aux  chantiers de la laideur industrielle. C’est ainsi que William Morris qualifie le XIXè siècle  d « âge de l’ersatz ».

D’autre part nous avons inventé le mythe de l’artiste solitaire, auquel nous vouons un culte quasi-divin (jusqu’à  donner son nom à une voiture, c’est dire).  S’élevant contre une lecture individualiste des chefs d’œuvre du passé il rappelle, en manuel qu’il est aussi, qu’ils sont œuvre collective, où le peuple artisan est pleinement co-créateur :  «( …. )cette œuvre d’art, cette maison, cette église, cet hôtel de ville,  construits et décorés grâce aux efforts d’hommes libres, un individu seul, aussi doué soit-il, n’aurait pu en venir à bout(….) une partie de son génie suppose celui de l’immense équipe qui réalise l’ouvrage. Des millions de coups de marteau, de ciseau, de brosse, des millions de mouvements de gouge et de navette, sont contenus dans cette réalisation, et chacun d’entre eux est emprunt, soit d’intelligence pour aider le maître d’œuvre, soit de bêtise, pour le contrecarrer sournoisement. Les maçons eux-mêmes, qui, jour après jour,  construisent un récit dont les mots sont les pierres de taille et les moellons, peuvent aussi bien aider  son auteur à réjouir l’esprit de ceux qui verront l’édifice achevé que faire carrément avorter le plan. » (W.Morris).

 

On retrouve des réflexions analogues chez des penseurs du peuple comme Fourrier et Godin*, par exemple. Le Familistère, utopie concrète réalisée pour et avec le peuple ouvrier, est d’abord hommage à la beauté de la nature, beauté qui est Bien Commun, source de vie et de santé, beauté qui se répand  pour la joie de tous en lumière, en air vivifiant, en eau saine à disposition de tous. Le travail du politique est donc de mettre à disposition de chacun ce qui par nature est à tous, la beauté du monde  déclinée aussi dans les logements de l’ouvrier, comme dans l’atelier, la salle de classe, le parc ou la piscine commune.

 

 On a enfin et surtout  privé le peuple de la Joie….

En privatisant la foi.

 

L’Eglise n’est pas un opiacé comme les autres.

 

Il est à remarquer que cette confiscation de notre capacité à conduire notre vie par nous-même, en nous organisant librement entre nous, est beaucoup plus douloureuse pour le peuple que pour ses dirigeants. En effet c’était sa seule richesse, celle-là même que les maîtres, inaptes à subvenir par eux-mêmes à des besoins par ailleurs démesurés, leur demandait de produire pour eux.  Le pauvre sait cultiver son jardin et se construire une cabane, braconner s’il le faut et se soigner avec les plantes, et depuis sa modeste condition il connaît la joie de qui est responsable de sa vie et des siens.  C’est pourquoi le système a dû inventer pour le peuple des antalgiques très puissants : l’alcool ayant le fâcheux effet de rendre inapte au travail et potentiellement dangereux, la société a travaillé à le remplacer par d’autres addictions : le tabac et les antidépresseurs, la mode et les jeux d’argent, la télévision et aujourd’hui toutes les formes de réalités virtuelles.  Si la religion était l’opium du peuple, la société l’aurait gardée, et elle tente bien en effet de la maintenir dans de telles limites, mais parce qu’elle a, de par sa dimension transcendante, des effets secondaires non-maîtrisés,  la société la craint et cherche à la rendre définitivement obsolète. Pour cela elle a trouvé dans la bourgeoisie catholique un allié idéal. En effet celle-ci, qui a le sens de la propriété privée obsessionnel, s’est arrogée l’exclusivité des droits de catholicité, faisant de facto mur entre le peuple et la hiérarchie catholique (ah cette ruée de toutes les bonnes familles quand un jeune prêtre en col clergyman arrive dans une paroisse, qui se font un devoir de remplir son emploi du temps, son garde-manger et son amour-propre, dans une indifférence impensée mais non pas moins coupable au peuple qui vient quasi en cachette mettre un cierge devant une Vierge de Lourdes ou  sur la tombe  d’un saint local !).  De fait ces bons catholiques français, n’en déplaisent à certains, se montrent infidèles, oui, en ce qu’ils agissent en pharisiens, séparant le peuple de son Dieu en assénant une morale  davantage inspirée de la bienséance bourgeoise que des vertus chrétiennes, en présentant  une image pitoyable, qui amuse les médias autant qu’elle la caricature, de l’Eglise,  en   posant au  chevalier d’un temple dont ils ferment l’accès à qui ne montre pas ses lettres de recommandation. L’Eglise, de France du moins, est malade des mêmes symptômes que la société civile, le peuple a été dépossédé de sa foi, et il nous faut aujourd’hui pour paraphraser Illich « arracher » aux  crispations des catholiques identitaires le monopole de l’Eglise catholique pour laisser rentrer un peuple qui, à la voix familière du Pape François,  va bientôt commencer à retrouver sa  foi et sa piété naturelles.

 

Oui, la toute récente encyclique du Pape François donne raison à ceux qui craignent le caractère subversif de la religion, qui explose la bien-pensance officielle, réveillant chez les hommes et les femmes de bonne volonté une joie qu’ils croyaient défunte !

 

 

Pour la bourgeoisie catholique, pour les tenants de la culture occidentale, c’est l’heure de la repentance.

 

- Comment nous avons préparé le terrain de l’idéologie libérale que nous prétendons combattre.

 

Père pardonnez-nous, parce que nous avons péché. Gravement même.

Par notre mépris pour les tâches manuelles et  notre répulsion entretenue pour les corps ouvragés par ces travaux : corps noueux et burinés, aux mains calleuses des paysans, la marche lente au rythme des bœufs et du geste si beau du semeur, le corps penché vers la terre, physique d’athlètes des bûcherons, mineurs aux corps de funambules lunaires,  le souffle rauque et le regard de feu,… Nous avons baptisé de notre honorabilité la hiérarchie des valeurs qui nous fait préférer l’intellect désincarné à l’intelligence de la main. En faiseurs de convenance, nous avons décidé que les fronts hautains sur des corps guindés claquant sèchement du talon, sans muscles apparents (et surtout rien qui réveille les désirs  vils !), les traits « fins » manifestant la supériorité de l’esprit sur un corps dompté, étaient les canons de la beauté. N’en trouve-t-on pas encore trace dans la mode, qui désincarne toujours davantage et l’homme et la femme ? Nous avons érigé en modèle l’homme et la femme désincarnés.

Ce faisant nous avons béni par avance  la machine de l’ingénieur qui remplace l’homme non spécialisé, puis l’ouvrier spécialisé, puis le cadre,  qui remplace enfin les décideurs que nous rêvions tous d’être, le logiciel calculant et choisissant l’option la plus rentable avec une efficacité sans limite, en ignorance béate de tout ces états d’âme qui nous font trébucher parfois. Nous avons ouvert la porte qui mène à l’homme augmenté,  nous avons chassé l’humain jusqu’en nous.

 

Nous avons décidé d’après nos critères que le peuple, qui nécessairement cherche à nous ressembler, devait aussi s’émanciper de ces tâches que nous méprisions,  pour l’ouvrir à des occupations autrement plus nobles comme s’instruire (n’ayant pas notre culture, il était forcément gravement, peccamineusement ignorant). Il fallait aussi arracher leurs enfants à un tel déterminisme qui les rendait inaptes à la modernité dont nous étions les chantres, par  juste ce qu’il faut d’instruction pour qu’ils regardent leurs parents avec commisération, et nous avec une admiration mêlée d’envie.

Nous avons par inadvertance coupable détruis  les familles populaires et les trésors culturels qu’elles transmettaient.

 

Nous avons montré un tel dégoût pour les corps vivants, suant, ahanant,  ployant et vibrant à se rompre sous l’effort comme dans les plaisirs charnels, que notre mode-même de reproduction, procréation hygiéniquement et religieusement assistée était déjà pratique eugéniste.  Que l’on songe à la mère porteuse de l’héritier, choisie sur le marché des filles de bonne famille (à grosse dot de préférence), puis au choix de la nourrice,  paysanne élevée au bon air de la campagne, les dents blanches et le tour de taille généreux comme garantie d’un lait riche,  puis au précepteur janséniste, gardien aussi de l’âme de Madame Mère, à la pension religieuse qui coupe définitivement toute relation réelle entre parents et enfants, relation remplacée par une idôlatrie (enseignée par les congrégations religieuses) de « Père et Mère » dont il faut être dignes héritiers,…oui notre manière de vivre en haine d’une nature qui nous a voulu frère de l’ouvrier aux mœurs répugnantes, notre obsession de la maîtrise totale de notre personne qu’il faut purifier de cette origine honteuse,   annonçait dès le XIXè les marchés de l’eugénisme, de la PMA et de la GPA, comme le succès jamais démenti des boîtes à élites pour fils à papa. Reniant ces origines qui échappent à la volonté de maîtrise de notre destin,  nous avons fait nôtre cette boutade de Napoléon qui résume la modernité : « L’ancêtre, c’est moi ».  

Avant de nous reproduire comme des lapins,  comme pour nous laver inconsciemment de tout cela, nous avons inventé le contrôle des naissances pour ne pas diviser le précieux héritage, Madame cloîtrée chez elle, abandonnée à son sort de potiche une fois l’héritier conçu, tandis que Monsieur déversait  son trop-plein de virilité dans les chambres des bonnes ou les garçonnières. Freud que nous honnissons n’a fait que décrire ce que nous avons provoqué, ces monstres inconscients qui nous torturent ne sont pas du peuple, mais nôtres,  qui avons enfermé en folie autodestructrice nos femmes, flatté la schizophrénie sadique de nos hommes, au nom de la « paix civile » (celle où l’on peut mener nos petites affaires sans être inquiétés).

Et à présent que cela échappe à notre monopole par la technologie qui l’ouvre à des portefeuilles aujourd’hui plus épais que les nôtres, nous nous souvenons des commandements divins que nous voulons imposer à tous sans voir que nous ne les suivons plus depuis longtemps.  Oui il y a une manière de faire des enfants pour la gloire de Dieu et le salut de la famille toute d’intérêt techniquement calculé, le cœur congelé, l’orgueil pour sexe,  qui est au final  aussi contrenature que la fécondation in vitro. Si nous prenions le temps, plutôt que de déguiser nos enfants et leur apprendre l’art de la singerie savante, de les regarder ne serait-ce qu’une fois,  nous y verrions une détresse sans nom, un vide abyssal, et souvent des pathologies qui  trahissent leur conception en haine de l’incarnation. Il y a bien pire que d’avoir été conçu par faiblesse : c’est de l’avoir été par orgueil.

 

- Comment nous sommes devenus dyspraxiques à force d’être cartésiano-jansénistes.

 

Nous avons travaillé à nous dénaturer à un tel point, ce depuis des siècles de bien séance (nous seyons tellement dignement que nous en avons perdu la moitié de nos fessiers ;-), que nous nous sommes automutilés. Je suis toujours fascinée par le jeu harmonieux des mains de nos frères Noirs, qu’ils massent un enfant, jouent d’un instrument ou travaillent le bois : ils ont une dextérité que nous avons perdue, nous Occidentaux, mais  bien plus encore  nous qui ne travaillons plus de nos mains depuis des générations. Nos mains désoeuvrées, à qui l’on interdit tout geste déplacé,  nous sont devenues de appendices stupides, aveugles et maladroits qui ne savent plus toucher, saisir, sentir, sauf si le cerveau leur en donne consciemment ordre explicite. Nos mains comme tout notre corps sont machines sans âme que nous nous devons de diriger par l’intermédiaire de notre raison dominatrice.  Il n’est pas étonnant que nous nous heurtions aux choses et aux êtres, que nous entretenions avec le monde qui nous entoure une relation de violence  qui nous humilie par nos maladresses, si bien que  nous nous réfugions toujours davantage dans un intellect à l’orgueil blessant parce que blessé, notre conversation brillante cherchant à cacher notre gêne à simplement nous mouvoir dans le monde des vivants.

Oui, nous avons entrainé dans notre vanité tout le peuple, lui faisant perdre cette osmose avec le monde extérieur, provoquant un divorce entre l’âme et le corps, et par ricochet entre nos corps et le monde physique. Nous ne savons plus marcher, ce qui est pourtant le propre de l’homme, nous avons perdu l’art du geste noble de l’artisan, de l’accoucheuse, des semailles et des moissons, et de la danse aux soirs d’été.

Mais il reste encore, dans ce peuple que nous mutilons notamment à travers un système éducatif désincarné, des réflexes qui trahissent des capacités en veilleuse, mais non point aussi atrophiées que chez nous autres. Ce n’est pas un hasard si les enfants des classes modestes apprennent beaucoup plus vite à conduire que ceux des classes aisées, s’ils sont plus doués pour le sport, et pour tout dire s’ils savent mieux faire les gestes qui disent l’amour (et souvent plus sainement que nous). Leur dénaturation est plus récente et moins accomplie que la nôtre.

Dans l’univers de l’écriture, ce n’est pas un hasard par exemple si le fils  de Giono aux mots de chair palpitante est aujourd’hui un slameur au sang d’Afrique Noire,  Marc Alexandre Oho Bambe  (Le Chant des Possibles,  Prix Verlaine de l’Académie Française). L’âme de notre langue enfin retrouve corps en cette négritude berceau de notre humanité bannie.

Nous avons, par tout cela, rendu incompréhensible notre foi qui est celle en un Dieu fait homme, religion de l’Incarnation. Alors que le monde attendait la Lumière qui guide une nature en faim de Dieu, nous avons travaillé à maltraiter cette nature au nom d’une foi intellectualisée. D’un Dieu Amour qui prend chair, nous avons donné l’image d’un Dieu sadique qui fouette et enchaine la chair.

 

- Comment faire repentance ?

 

Décroître pour laisser place au peuple.

 

Les mea culpa bruyants sont à bannir : outre qu’ils nous dispensent à peu de frais d’un travail en profondeur sur nous, ils éloigneraient davantage encore par nos gesticulations  le peuple de ce à quoi il a droit.

Je ne vois d’autre chemin que celui de la décroissance au sens christique : « il faut qu’il croisse et que je diminue ».  Il nous faut prendre concrètement la dernière place, celle du serviteur discret,  qui accompagne une élite nouvelle issue de rangs non catholiques, qui nous devance depuis longtemps déjà sur les chemins de l’écologie intégrale. Il nous faut nous livrer à ce peuple que nous avons tant méprisé et fait souffrir, avec cette confiance qu’il saura se comporter avec davantage de générosité que nous, qu’il a le pardon (en acte, non en parole), plus large, en meilleur pratiquant de la miséricorde. Nous nous sommes comportés en fils aîné de la parabole, en gardiens avares et uniques héritiers des biens du Père, il est temps de laisser entrer le fils cadet dans la maison paternelle : à nous de lui faire la place d’honneur qui lui revient : parce qu’il a beaucoup souffert, parce qu’il a beaucoup aimé. Il est légitime que  le Père soit tout à ce fils chéri qui était mort, interdit de se nourrir dans une société gérée comme nous cautionnons, où l’on nourrit les porcs impurs, mais rentables, plutôt que les hommes sans travail, qu’Il le rétablisse pleinement dans ses droits de fils bien-aimé. Oui, laissons l’Eglise aller aux pauvres, préparons par un humble service des petits, désintéressé, par un abaissement volontaire de  nos modes de vie,  la venue de ses prêtres jusqu’au cœur du peuple. Soyons l’ascenseur de la miséricorde, celui qui descend des genoux du Père squattés par nous  pour y ramener ses enfant perdus, nos frère, et nous avec.

Comme j’ai hâte de ce retour de nos frères et sœurs cadets, de ce peuple que je veux épouser chaque jour davantage, de ces peuples du monde que nous avons tant méprisés, tant exploités,  et alors, oh, que nous ne restions pas en retrait, que la joie du Père soit aussi nôtre, que nous entrions  dans sa danse !

 

La dernière place comme place de choix.

 

Oui il nous reste, comme « bourgeois catholiques », comme « lettrés d’Occident », à prendre la dernière place, ou plus justement à l’accepter, car elle est  nôtre depuis longtemps déjà, le monde ne nous a pas attendu, et heureusement ! , qui  s’amuse de nos postures, les puissants nous utilisant comme marionnettes médiatiques, nous tenant par les liens de nos vanités, pour séduire ou  faire fuir. Cette dernière place, il nous sera alors donné de l’aimer comme grâce : c’est  la seule qui nous permette d’embrasser d’un regard l’ensemble de nos frères sans en exclure aucun, elle est même la réponse à nos revendications (Dieu exauçant toujours nos prières, mais selon la largesse de son cœur et non l’étroitesse de notre ego) puisque  par là-même nous expérimentons enfin cette universalité que nous revendiquions sans en avoir saisi le sens. Il n’est de culture universelle que celle du  service aimant du frère.  

Nous avons de nombreux guides parmi les insoumis du XXè siècle,  en  particulier Etty Hillesum, cette fille du peuple élu, ce  fruit de ce notre civilisation, qui s’est trouvée  en s’oubliant, en prenant la dernière place en ce camp de Westerbok. Dans son sac pour Auschwitz, son ultime expérience « sa bible, un volume de Tolstoï et sa grammaire russe, ainsi que le dernier cahier de son journal »*.

C’est dans le service aimant du pauvre, du peuple, à genoux comme Marie-Madeleine parfumant les pieds du Christ, comme Jésus lavant ceux de ses disciples, que nous retrouverons, et eux avec nous, notre Dieu, notre allégresse.

Depuis cette dernière place, libres enfin d’aimer à l’infini de Dieu, nous pourrons  retrouver le peuple qui est nôtre et devenir, au secret de la pâte humaine, par grâce seule ! , levain qui prépare le pain eucharistique, pour le festin de la Noce.

Pour la Joie du monde.

 

 

Addenda

 

Comme pistes  pour retrouver la joie, et d’abord pour le peuple qui est le premier visé et le premier atteint par les campagnes permanentes et massives d’injection de drogues dures, concrètement il nous faudra tous passer par le sevrage  de  ce qui  nous maintient en  bulle virtuelle.  Il nous faudra notamment briser les liens avec nos écrans, voire briser nos écrans, pour retrouver nos proches, recouvrer notre liberté de penser, renouer avec nos désirs intimes. Même si le réveil sera douloureux, même s’il nous restera sans doute des séquelles, cela est vital, et sera redécouverte joyeuse du bon goût  de la vie. N’oublions pas que sans le matraquage du marketing, les marques qui nous asservissent perdent leur pouvoir magique sur nos désirs et pulsions, et nos désirs naturels retrouvent le chemin de la rencontre réelle.

 

 

 

 

 

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Quelques références indicatives.

 

     . Ivan Illich, La convivialité, Editions du Seuil, 1973

     . William Morris, L’âge de l’ersatz, Editions de l’encyclopédie des nuisances, 1996.

     . Jean-François Draperi, Godin, inventeur de l’économie sociale, Editions Repas

     . Vincent Cespédès, Oser la jeunesse, Flammarion 2015, décline version swag la pensée d’Illich au sujet de l’éducation.

     . Tzvetan Todorov, Insoumis, Robert Laffont, 2015, p 64.

 

 

 

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