Lewis Mumford
Les Transformations de l'homme
(Éditions de l'encyclopédie des nuisances, 2008 – 1ère édition, 1956)
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Outre ses travaux sur l'urbanisme et l'architecture (dont son monumental La Cité à travers l'histoire en 1961), l'historien Lewis Mumford (1895-1990) a aussi développé un versant de son œuvre plus spécifiquement anthropologique, dont relèvent ces Transformations de l'homme.
Parfois présenté comme «le Jacques Ellul américain», sa virulente critique de la technique, et en particulier des technologies militaires, en fit une cible de choix lors du déchaînement mac carthyste. Contre le mirage des «trente glorieuses» et l'euphorie du «progrès technique» de son temps, il décèle avant tout en celui-ci la marque d'un tragique appauvrissement de la vie ouvrant la voie de la barbarie radicale.
Les nombreuses alternatives qu'il a proposées, en tant qu'urbaniste et militant, sont centrées sur la réinvention au cœur de la cité des fonctions nourricières et créatrices de vie.
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Avec une rare clairvoyance, Lewis Mumford annonçait dès 1956 la rupture anthropologique qui placerait inéluctablement l'homme devant l'alternative dramatique qui, soixante ans plus tard, est plus que jamais la nôtre : soit la fuite en avant (ou chute libre) vers une post-humanité post-historique misérablement réduite à une chose au service de ses instruments triomphants, soit une mutation, si profondément radicale qu'elle ne pourrait relever que d'un miracle, tendant à la restitution de l'unité planétaire de l'humanité, comme espèce.
La conscience vitale de ce choix qui se profilait déjà, «face aux séismes de la haine psychotique, de la violence meurtrière et de la destruction aveugle qui menacent aujourd'hui d'engloutir toute la culture humaine», dépend largement de notre conscience des erreurs de perspectives anthropologiques inscrites dans la nuit des temps humains.
C'est à leur mise en lumière que s'attelle cette vertigineuse histoire universelle : des pyramides jusqu'à l'ère nucléaire, l'humanité s'est développée par l'impulsion en «la croyance naïve dans le progrès mécanique», et sur l'hypothèse illusoire d'une humanité originelle dont le trait premier aurait été l'habileté manuelle, destinée à fabriquer des outils en vue de conquérir la nature.
A cet égard, la réorientation du regard historique et anthropologique que propose Lewis Mumford est complète : l'homme s'est arraché à son moi originel, biologique et animal, d'abord et avant tout pour créer des symboles et des relations. Son corps s'est transformé, ses organes se sont affinés en vue du langage articulé et de la communication interpersonnelle. Alors que Freud y voyait des symptômes névrotiques, dont la science viendrait bien vite nous guérir, la production de rêves, l'élaboration de mythes et l'émergence de croyances religieuses surgissant des tréfonds de la vie intérieure de l'homme, sont situés ici au centre de la compréhension de l'humain.
En somme, la perspective adoptée vise à rétablir le continuum organique vital entre le passé, le présent et l'avenir : «Ce que l'on caractérise aujourd'hui comme une « culture de l'instant » est une tentative délibérée pour éliminer les traits les plus caractéristiques de l'héritage humain : la mémoire collective des événements passés, la perpétuation des réalisations présentes, l'anticipation des conséquences futures».
Énigmatiques et indémontrables par les seules lois de la raison scientifique, les origines de l'homme et de la conscience de son humanité, pour être appréhendées, requièrent un regard laissant toute sa place au mystère. Lewis Mumford (LM) approche l'objet de sa recherche avec cette humilité et cette distance, par lesquelles s'entremêlent constamment la masse des connaissances accumulées avec l'observation et l'intuition, presque mystique, la plus personnelle.
La mutation du métabolisme et des gènes de l'homme l'ont conduit vers son humanisation, non par une dépense musculaire de son excédent de vitalité, comme chez de nombreux autres animaux, mais par une concentration sur la production «de sons, d'images, d'actions exploratoires», par lesquels il fixe en symboles ce qui lui provient du monde extérieur. Beaucoup plus long à la maturation que d'autres espèces, l'homme prend le temps de jouer, d'expérimenter et d'apprendre : «C'est dans la simple activité du jeu et du faire-semblant que l'homme a sans doute jeté les bases de sa culture, à commencer par la parole articulée». Ainsi, par cette «seconde nature» s'affranchit-t-il partiellement de ses limites purement biologiques et organiques.
Une caractéristique majeure de sa sortie de l'animalité est son rapport à l'inconnu : «L'homme vit une partie non-négligeable de sa vie en présence de l'inconscient et de l'inconnu : il est apparemment la seule créature à avoir jamais eu l'intuition que la nature ne se réduit pas au monde visible. En l'amenant à élargir ses capacités proprement humaines, l'inconnu, de fait l'inconnaissable, s'est révélé être pour lui un stimulus plus puissant encore que le connu, cependant que sa prescience particulière de la mort ajoutait à sa vie une dimension énigmatique qui lui faisait dépasser l'acceptation animale aveugle de cet événement ultime». Des profondeurs inconscientes et surnaturelles de l'homme, bouillonne un magma d'images, de rêves cosmiques, de visions de dieux, d'anges ou de démons, qui l'assaillent autant qu'ils le secourent, qui l'émerveillent autant qu'ils l'effraient ; toutes ces puissances le reliant aux sources même de la vie.
L'homme se représente donc très tôt ce jaillissement de l'inconnu par l'intermédiaire de la symbolisation, qui constitue «du point de vue de la survie ou de l'utilité pratique, une aberration. Pourtant, ces premiers écarts de l'homme, par rapport à l'adaptation raisonnable de l'animal à son milieu, nous fournissent peut-être une des clés -et non des moindres- de ce qui est véritablement humain». D'autre part, la propension de l'homme à rêver, à être submergé par des images nocturnes, suscite en lui, par effet de projection dans l'avenir, un élan de transformation créatrice : «C'est là une des fonctions du rêve : la découverte du possible et la recherche d'un but ».
LM voit dans le développement du langage de l'homme primitif un mode de canalisation ou d'inhibition de cette si puissante tendance au rêve et à l'imagination. Le langage conscient lui évite d'être submergé par les puissances imaginaires inconscientes. Par le langage, l'univers symbolique de l'homme s'organise, sa capacité à traduire, à unifier et à rendre intelligible son expérience du monde environnant, s'élargit. Cette capacité nouvelle à nommer se fait acte créateur : «Par la magie du mot, il pourrait évoquer la pluie ou la fertilité, la santé ou l'énergie». Tous les autres outils ou réussites pratiques de l'homme ne prennent donc sens et relief que par les significations que leur a donné son outil primordial : le langage.
LM insiste en effet abondamment sur ce point : l'homme ne devient homme qu'en premier lieu par la symbolisation/ritualisation de son action naturelle : par la nourriture, il crée la cérémonie du repas, par l'acte sexuel, il invente les jeux de séduction et le mariage : «L'homme est né dans un monde de sensations et de pulsions motrices ; il mûrit dans un monde de significations et de valeurs ; en vérité, sa culture repose avant tout sur son aptitude à convertir les matériaux bruts de l'existence en formes qui entretiennent par elles-mêmes la vie sociale et favorisent le développement de l'individu (…) L'homme n'était encore qu'un simple cueilleur, et même pas un chasseur bien armé, qu'il avait sans doute déjà inventé la plupart des instruments décisifs de la culture (…) Ainsi l'art de devenir humain par le geste, le mot et le rituel fut le premier et le plus grand art de l'homme».
Cette mue de la nature animale stable à la culture humaine multiforme (qui dans l'esprit de LM ne signifie pourtant pas pour l'homme rupture complète avec son origine animale et ses contingences organiques) s'opéra en des lieux bien différents, selon des processus de différenciation (notamment physiologiques) correspondant à quelques grandes aires continentales. Si l'humanité est unifiée comme espèce par les caractéristiques évoquées précédemment, chacun des groupes géographiques qui la compose vit de façon isolée.
En tout cas, les grands traits de la culture humaine sont déjà fixés, avant même le néolithique : «L'homme s'était transformé en une créature qui se sentait appelée non seulement à perpétuer son espèce, mais aussi à cultiver le bon, le vrai, le beau (…) il avait acquis quelque chose d'infiniment précieux : la méthode qui lui permettait d'apprendre et qui, de surcroît, lui donnait la possibilité de retenir et de transmettre ce qu'il avait appris aux générations à venir».
Le monde néolithique dans lequel entre désormais «l'homme archaïque», qui tend à la sédentarisation et à la domestication des plantes et animaux, s'il revêt incontestablement une dimension technique, est avant tout un monde du soin, de l'attention bienveillante et intuitive aux processus intimes de la vie, autrement dit un monde où la femme joue à présent un rôle crucial.
La domestication agricole, l'accroissement quantitatif et qualitatif de la nourriture, favorisent la fertilité, contribuent directement à la stabilisation plutôt paisible d'un environnement communautaire, villageois et familial aux dimensions limitées. Un sens aiguisé de la coutume, de la descendance, et de la reproduction des cycles, établit un équilibre entre le rapport direct au milieu naturel environnant et la quête de l'abstraction symbolique, les observations empiriques et les conceptions mythiques : «maintenir cet équilibre était l'essentiel de la sagesse (…) Fêtes et réjouissances, soins apportés aux récoltes et actes d'amour se conformaient au cycle des saisons». Dans une économie qui se contente d'assurer la subsistance, «l'homme archaïque réserve le supplément de richesses qu'il possède aux grands événements qui ponctuent sa vie : la naissance, le mariage, la mort (…) L'homme archaïque est le gardien de la vie : il préserve l'avenir en s'attachant fermement au passé et, par dessus-tout, à ses ancêtres». L'activité laborieuse, productive et technique de l'homme n'a pour seul but que de satisfaire des besoins humains basiques, notamment alimentaires; en cela, elle est intégralement subordonnée aux activités humaines les plus essentielles, comme nous l'avons vu, d'ordre spirituel et symbolique.
Dans cet univers taillé à la mesure de l'homme, où l'essentiel est à la portée de chacun, le partage communautaire prime sur l'esprit de compétition, du fait même de ce que cet environnement archaïque a de limité : «Ses limitations même procuraient à chacun le sentiment d'y avoir sa place. Cela contraste avec notre époque, où l'homme se sent d'autant plus insignifiant que s'ouvre à lui un monde plus vaste».
LM mesure l'apport le plus profond et le plus universel de cette tradition archaïque, l'instauration du tabou comme limite absolue posée au règne des pulsions, en le resituant dans la perspective tragique de sa destruction systématique (et dans l'enthousiasme aveugle du «progrès émancipateur» !) qu'ont entrepris nos «temps modernes»: «Aucun interdit sacré, aucun sentiment qu'il existe des limites et des bornes redoutables ne se dressent alors sur la voie du viol, de la torture et du meurtre. Et ce qui a commencé à notre époque en tant que mépris des ancêtres s'étend maintenant jusqu'au mépris de la postérité. C'est contre la conséquence fatale d'un tel changement, aux possibilités si terrifiantes dans une époque hantée par l'apocalypse nucléaire, que la culture archaïque a longtemps protégé l'espèce humaine».
LM perçoit pourtant bien que ces sages équilibres inhérents à des communautés restreintes et très enracinées, portent aussi en eux l'écueil de la fermeture, voir de l'hostilité, à l'égard de cet «ailleurs» que constitue la communauté voisine. Telle est à ses yeux la limite de «l'âge d'or» néolithique.
Entre quatre et un millénaire avant Jésus-Christ, quelques communautés rompent avec l'isolement communautaire, et, dans un puissant effort de volonté collective, ouvrent la voie à la civilisation. A rebours de l'unanimité ancestrale du monde archaïque, ce regroupement à marche forcée de populations qui s'ignoraient jusque là, s'opère dans le déchaînement de la concurrence, la division d'un travail de plus en plus spécialisé, la violence de l'exploitation des cultivateurs, asservis aux seigneurs locaux, «car la civilisation a entraîné l'assimilation de la vie humaine à la propriété et au pouvoir : en fait, la propriété et le pouvoir ont pris le pas sur la vie. Le travail a cessé d'être une tâche accomplie en commun ; il s'est dégradé pour devenir une marchandise achetée et vendue sur le marché (…) Cette subordination systématique de la vie à ses agents mécaniques et juridiques est aussi vieille que la civilisation et hante encore toute société existante (…) En ce sens, la civilisation n'est qu'un long affront à la dignité humaine».
Dans ce nouveau monde urbain en pleine effervescence où les vallées fluviales sont sur-investies dans un impressionnant déploiement de force technique, le soldat, le marchand, le scribe ou encore l'administrateur, sont désormais fixés dans un rôle professionnel effectué avec efficacité et compétence. La vie de travail se voit dissociée de la vie communautaire. La société complexe et organisée engendre l'éclatement de la personne et la perte de l'unité spirituelle, qui dans la communauté villageoise archaïque entremêlait étroitement le travail, le jeu, le famille et la religion. Par le règne de l'appropriation, ««Moi et ce qui est mien » a désormais compté davantage que «nous et ce qui est nôtre»».
Symétriquement à cette dépersonnalisation massive, au sommet de la pyramide sociale et politique, est exaltée la personne unique du souverain déifié qui «se substituait à l'archaïque conseil des anciens, à l'assemblée locale des hommes libres».
Si l'homme civilisé a pu en tirer un certain nombre d'avantages matériels et culturels, il n'empêche que ce qu'il perd d'essentiel, de l'ordre de son lien intime à la vie, induit selon LM un jugement terrible sur l'oeuvre de la civilisation : «Dès le début, la civilisation a reposé sur la dépersonnalisation de l'effort mécanisé ; et la soumission empressée à cette routine est peut-être le principal signe distinctif de l'homme civilisé. Si elle ne lui est pas imposée de l'extérieur par l'autorité d'un maître, l'homme civilisé s'y pliera de lui-même, pour de l'argent, du prestige ou du pouvoir». Ce jugement cruel, qui fait voler en éclat tout ce que nous avons sagement appris à l'école au sujet de la civilisation, conduit LM à poursuivre par un parallèle avec les errements du féminisme contemporain, dans son aveuglement à la nature déshumanisante de la civilisation : «la femme, de part sa finalité biologique, s'est toujours montrée plus ou moins opposée à ce modèle de vie limitatif : en ce sens, l'affirmation de Meredith selon laquelle la femme serait la dernière créature à être civilisée par l'homme est profondément vraie. Quand, à l'époque moderne, les femmes ont revendiqué le droit d'exercer tous les métiers jusque-là réservés aux hommes, elles ont oublié de se demander dans quelle mesure ces métiers méritaient d'exister, et comment leurs règles contraignantes pouvaient être modifiées pour mieux s'accorder aux besoins essentiels de la vie. Au lieu de ramener les hommes à la plénitude d'une vie où aurait sa place tout ce à quoi la femme est spécialement portée, l'amour, la sexualité, l'éducation humaine, les promotrices du féminisme se sont trop aisément satisfaites de la vie mutilée que les hommes se sont imposés à eux-mêmes».
La guerre entre États est l'invention la plus spécifique de la civilisation, négation ultime de la vie. L'organisation militaire contribue, de façon centrale, à la transformation de l'homme et de la société : «Sous la pression du dressage militaire, renforcée par la spécialisation professionnelle, l'homme civilisé s'est transformé en un objet mécanique (…) Toutes les civilisations ont ainsi défiguré le visage de l'homme. Les hommes se sont transformés en machines collectives des milliers d'années avant d'acquérir une habileté technique suffisante pour transformer les machines en homologues laborieux de leur moi collectif».
Si les masses se sont si facilement résignées à leur condition, c'est que l'homme civilisé a noyé la conscience de la misérable dépossession qu'il subissait, dans la puissance imaginaire nouvelle du héros, nourrie par l'effet de fascination que procure la force colossale et le prestige divin du roi et du pharaon. L'image des travaux d'Hercule et des prouesses de Prométhée habitera encore les travailleurs exploités du XIXème siècle, donnera sens à leur foi dans le machinisme et les aidera à se construire une image plus haute d'eux-mêmes. L'homme civilisé en est convaincu : c'est en réservant toute son énergie au travail pour lequel il est enrôlé, c'est par la maîtrise acharnée de son environnement, c'est en combattant la mort, qu'il deviendra un héros : «L'homme civilisé a prospéré dans la lutte et la contradiction : il devait maîtriser ou être maîtrisé, et plus terrible était la lutte, plus intense était son sentiment de vivre. Victime de cette manière d'être, il se punit lui-même, aussi bien que ceux qui sont l'objet de son agressivité». En d'autres termes, «chez l'homme civilisé, il y a inversion des rôles de la sexualité et du travail : la production prend le pas sur la reproduction, la terre et la matrice se voient l'une et l'autre reléguées au second plan». On est loin, bien loin, du sentiment de communion avec son univers, qui caractérisait l'homme archaïque.
Le gigantesque mécanisme civilisateur tourné vers le «progrès matériel» refoule toujours plus loin en l'homme ses ressources vitales et son besoin intérieur de communion : «La civilisation commence par une magnifique matérialisation du projet humain, elle s'achève par un matérialisme dénué de tout projet. Un triomphe vain, qui révolte même le moi qui l'a créé».
Avec la phase historique de «l'homme axial» (selon l'expression du philosophe Karl Jaspers), une mutation profonde des valeurs et des buts de l'humanité s'opère en même temps qu'émergent les premières religions universelles : les événements temporels sont appréhendés dans leur signification éternelle, le monde et le moi intérieur sont unifiés par l'oeuvre d'un créateur unique, «dont les voies défient l'explication raisonnée et sont impénétrables à l'entendement humain».
La religion axiale refonde la personnalité humaine dans le modèle vivant du prophète et du saint, dont la douceur et l'effacement défient l'image du héros tout-puissant. L'homme purifié dans les eaux du baptême s'affranchit de l'impératif exclusif de la survie biologique pour tendre à une existence de béatitude, et se distancie des biens de la civilisation pour viser une nouvelle communauté, celle des sauvés. Les désemparés de la civilisation sont irrésistiblement attirés par cet homme nouveau, qui leur révèle leurs aspirations secrètes et leurs ressources intérieures les plus insoupçonnées. Leur vision de l'univers s'en trouve bouleversée.
Brisant l'isolement de la tribu, du village, de la cité ou de l'État, cette nouvelle société de convertis unis par une foi surnaturelle, n'est plus tributaire ni de frontières ni de territoires. Universelle, elle est un appel à la vie nouvelle, adressé à tous les hommes. L'avènement de cette communauté universelle constitue une avancée majeure du développement humain. Brisant les frontières, la religion axiale brise aussi un autre carcan de la civilisation, la division entre classes sociales.
Après avoir loué leur apport décisif dans l'histoire humaine, notamment quant à leurs prodigieuses potentialités transformatrices, LM se tourne ensuite vers ce qu'il pense être la part d'ombre des religions axiales, au risque d'ailleurs de confondre dans la critique de leurs failles, notamment du christianisme, les vérités de foi et les trahisons dont celles-ci n'en finissent pas d'être l'objet de la part des croyants.
Ainsi, lorsqu'il reproche aux prophètes de prêcher la fraternité et l'amour tout en détournant le regard sur les pratiques de l'esclavage et de l'exploitation économique; de ne toucher qu'aux profondeurs de l'âme individuelle dans l'indifférence à la question du changement de l'ordre social (d'appeler à la conversion de la personne plutôt que des structures), on pense à ce grand malentendu dont parlait le cardinal de Lubac, constatant ce reproche récurrent d'individualisme fait au catholicisme, alors-même que celui-ci est social dans l'essence même de son mystère, de sa dogmatique et de ses sacrements. De Lubac nommait inlassablement la tiédeur d'un catholicisme mondain pratiquant le grand écart entre les paroles et les actes, comme cause première de ce malentendu qui a fait fuir tant d'êtres de l'Église. De même, William Cavanaugh a montré en quoi ce clivage totalement artificiel entre salut personnel et salut politique, résulte directement d'un tragique rétrécissement de la foi, se laissant endormir par les sirènes mensongères d'un État libéral s'auto-attribuant le rôle messianique de sauveur et pacificateur du monde.
La véritable rupture anthropologique ne se produit pourtant pas encore avec la civilisation. Celle-ci, pour son équilibre et sa survie même, avait du intégrer dans son fond social et anthropologique des éléments de la culture archaïque et de la culture axiale. Elle demeurait relativement stable dans ses évolutions, contenues par un sens aigu des limites qui la caractérisait encore largement : d'une part, l'évolution des techniques restait très lente sur de la longue durée et surtout, la crainte des dieux prévalait encore dans une large mesure.
On passera plus brièvement sur le chapitre du livre consacré à l'époque moderne, tant le concept englobant de «Nouveau Monde» développé par LM agrège à lui des réalités si disparates, qu'il tend parfois à une certaine confusion intellectuelle. On le résumera en insistant sur ces points : en rupture complète et même dans le rejet des principes du monde ancien, ce nouveau monde se fonde sur le rationalisme, l'utilitarisme et le positivisme scientifique. La personne humaine et ses fins sont ensevelies sous le règne de l'organisation, de la quantification et de la standardisation. Le monde mécanique, déjà en germe dans le vieux monde de la civilisation, fait désormais système : «Cet attrait pour la ponctualité et la régularité, pour l'impersonnel et l'automatique, a uni l'inventeur, le scientifique, l'homme d'affaires, le soldat, le bureaucrate». L'homme est sommé de se conformer aux rythmes et aux besoins de la machine, son travail ne s'organise plus qu'en fonction du rendement quantitatif supérieur.
Aux tourments existentiels et spirituels de l'homme du vieux monde, l'idéologie du nouveau monde propose le salut et la sécurité intérieure par le règne de l'uniforme, du régulier et du prévisible automatisés. Le monde sous contrôle mécanique, contre les anciennes hiérarchies, promet l'égalité par la massification, autre nom de la dépersonnalisation et de la déshumanisation. Cette promesse d'égalité «explique mieux qu'aucun autre facteur comment cette culture a séduit l'imagination populaire».
Aux limites morales du vieux monde, l'économie du nouveau monde promet la libération sans limites des pulsions, l'affranchissement de tout ce qui freine l'expansion matérielle.
Aux formes établies et aux traditions ancrées dans la culture du vieux monde, le nouveau monde crée le mythe du progrès comme processus automatique ; il a traité «l'existant comme une illusion et tenu le devenir seul pour réel». Le paradis n'est plus qu'à portée de machine.
On en arrive dès lors à la phase la plus décisive et dramatique de ce livre, nous conduisant au temps et aux choix du présent, dont toute la longue perspective historique qui précède, nous permet de mieux comprendre le lent puis fulgurant processus d'écrasement (en l'homme et en la nature) du donné vivant, vulnérable, mystérieux et infiniment pluriel, en voie d'être remplacé par un monde de substitution, fabriqué, mécanisé, uniformisé, totalement prévisible et prétendument infaillible.
Notons que ce que parvenait déjà à discerner LM au sujet d'une humanité activement engagée dans la voie de sa déshumanisation, rejoint de très près ce qu'anticipait également un Günther Anders, en cette même année 1956.
Nous en sommes donc là : «La ligne possible de développement que je vais maintenant prolonger repose sur l'hypothèse que notre civilisation continuera à suive le chemin tracé par le Nouveau Monde et accordera toujours plus d'importance aux pratiques induites à l'origine par le capitalisme, la technique de la machine, les sciences physiques, l'administration bureaucratique et le gouvernement totalitaire ; et que de leur côté ces pratiques se combineront pour former un système parfaitement clos sur lui-même, dirigé par une intelligence délibérément dépersonnalisée. Cela impliquerait évidemment l'effacement ou la suppression des qualités humaines et des institutions apparues antérieurement dans l'histoire. Dans un tel système, les aspirations de l'homme se conformeraient à un processus mécanique immunisé contre tout désir divergent. Ainsi viendrait au monde une nouvelle créature, l'homme posthistorique».
Dans ce cadre posthistorique, «libérée» de toute vie spirituelle, instinctive et organique, l'intelligence humaine oriente toute activité et toute pensée en vue du contrôle mécaniste, «et tout ce qui dans la nature de l'homme ne se soumettra pas de bon gré à l'intelligence sera , avec le temps, écrasé ou éradiqué (…) Les types humains réfractaires à l'adaptation, comme l'artiste ou le poète, le saint ou le paysan, seront soit remodelés, soit éliminés par la sélection sociale. Toutes les formes de créativité associées à la religion et à la culture du Vieux Monde disparaîtront (…) Rechercher le divin ne concernera plus l'homme mécanisé (…) Poussons plus loin cette hypothèse. L'intelligence voyant son hégémonie établie par la méthode scientifique, l'homme appliquera à tous les organismes vivants, et par dessus-tout à lui-même, les règles qu'il a appliquées au monde matériel. Ayant pour seul but l'économie et la puissance, il créera une société n'ayant d'autres qualités que celles qui peuvent être intégrées dans une machine». En somme, une société proche de celle des insectes, où est proscrit tout ce qui n'est pas calculable.
Hostilité à la vie, dépréciation de son humanité jusqu'à la haine de soi : tel est le nihilisme existentiel de l'homme post-historique, par lequel la négation des activités vitales, des dimensions imprévisibles de la vie, est systématisée en même temps que la pulsion guerrière exterminatrice : «Qu'est-ce qui a, en fait, décidé l'homme à déclencher le processus de la fission atomique ? Nul d'entre nous ne peut ignorer la réponse : l'objectif était la production d'un instrument de destruction et d'extermination à grande échelle».
Dans ce paradigme où n'est digne de vivre que ce qui peut-être soumis au contrôle extérieur, la vie (de la nature et de l'homme) se réduit à un stock de matériaux inertes et instrumentalisables, au service d'une refabrication «rationnelle», docile et uniforme du vivant : «Si le but est l'uniformité, il n'est pas un aspect de la nature ou de l'homme qui ne soit menacé. Pourquoi l'homme posthistorique devrait-il chercher à préserver quoique ce soit de la diversité environnementale qui existe encore sur terre et dont la richesse élargit le champ de la liberté humaine : prairies, marécages, forêts, parcs, vignobles, déserts et montagnes, lacs ou chutes d'eau ? Pourquoi, avec de solides raisons posthistoriques pour cela, ne pulvériserait-il pas les montagnes, soit pour obtenir du granit, de l'uranium et de la terre, et plus de combustible pour l'énergie nucléaire, soit pour le simple plaisir d'aplanir et de broyer, jusqu'à ce que le globe terrestre soit réduit à l'état de plate-forme nivelée ? Pourquoi, pour les mêmes raisons, ne créerait-il pas un climat unique, des pôles à l'équateur, sans variations diurnes ni changements de saison, afin que les journées de l'homme soient libérées de ces stimuli perturbateurs ?».
L'aplatissement uniformisateur englobe aussi bien les choses que les idées : «La culture post-historique (…) doit créer des esprits semblables à des distributeurs automatiques (…) Le conformisme totalitaire jaillit de la machine, et s'impose dans tous les secteurs qu'elle envahit : la procédure standardisée exige un comportement standardisé».
L'homme posthistorique étant réduit à une chose, tout sentiment d'empathie à l'égard du prochain est non seulement proscrit mais proprement inutile. Mais la puissance de son cerveau cache sa monstrueuse déshumanisation : «La nature pathologique de son infirmité est dissimulée par son haut quotient intellectuel». Déjà à l'oeuvre, le génocide de masse, l'extermination collective n'a pas d'autre cible que «l'humanité même de l'homme».
La procréation techniquement contrôlée est une des étapes de ce processus, caractérisé par le mépris fondamental de tout processus organique : «Les mères américaines ne sont-elles pas désormais encouragées par de nombreux médecins à ne pas essayer d'allaiter leurs nouveaux-nés ? D'un point de vue posthistorique, un lait maternisé est bien plus satisfaisant que l'expérience psychosomatique de la tendresse maternelle que procure l'allaitement au sein».
L'homme posthistorique, qui «a si peu confiance en lui-même» vénère cette machinerie surpuissante qui travaille méthodiquement et scientifiquement à son remplacement et à son extinction : «il a transformé la puissance matérielle en impuissance humaine». En cela, le processus de rationalisation poussé à son comble, à un certain stade critique du processus, ne peut qu'engendrer son contraire : «désorganisation, violence, aberration mentale, chaos subjectif».
Perdant définitivement contact avec la réalité vivante, livré à ses seules pulsions de mort, si l'homme post-historique devait triompher, alors, «seuls ceux qui ont déjà perdu l'esprit pourraient contempler sans horreur un tel vide spirituel ; seuls ceux qui ont déjà renoncé à la richesse de la vie pourraient contempler sans désespoir une telle existence sans vie. En comparaison, le culte des morts égyptien était débordant de vitalité : une momie dans sa tombe donne une meilleure idée qu'un cosmonaute d'un être humain dans sa plénitude».
Quoiqu'il arrive, déjà à bout de souffle, cet homme posthistorique, automatisé dans ses pulsions infantiles n'a rigoureusement aucun avenir affirme LM. Soit sa dynamique autodestructrice le conduira au suicide collectif, soit, au bord du gouffre et comme effet d'un «miracle», le sursaut vital surgira des abîmes de notre humanité en perdition. C'est dans cette perspective que se situe la dernière partie de l'ouvrage, non parfois sans certaines naïvetés mais le plus souvent dans de vibrants accents prophétiques.
Dans ces pages qui fleurent comme un parfum de fins dernières, le point de vue anthropologique adopté est intégral, posant l'enjeu, jamais résolu jusque là, de la grande synthèse permettant de (ré)concilier l'humain dans sa dimension la plus universelle et la plus personnelle, dans ses enracinements les plus traditionnels et dans ses aspirations les plus aventureuses. L'unification de l'humanité qu'il appelle de ses vœux par la réalisation d'une culture mondiale est inséparablement liée à la transformation de l'homme sur le plan le plus intérieur. En ce sens, l'unification de l'humanité par la différenciation est ici le contraire de l'uniformisation mécaniste post-historique telle que la mondialisation contemporaine la met en œuvre.
LM envisage d'autant moins cette civilisation mondiale comme un universalisme abstrait, que son avènement suppose au contraire, pour être vivante, de se réapproprier l'héritage ancien de l'ancrage communautaire et familial, de multiplier les cadres de coopération et d'entraide locales, dans des rapports de voisinages concrets : «Plus nous sommes disposés à voir dans la planète un espace unifié que nous parcourons librement pour nos études ou notre travail, plus il est nécessaire de posséder un tel foyer de base, un tel noyau psychologique intime, avec des points de repères visibles et des personnalités aimées». Ce qui demeure encore de notre lien aux plus anciennes cultures primitives peut nous servir de base à la réélaboration de ces groupes locaux restreints : «Ainsi, l'examen des mœurs populaires, des rites, de l'imaginaire et des formes esthétiques des primitifs révèle-t-il des modes de créativité qui promettent, une fois assimilés, d'enrichir notre fond culturel commun».
La culture mondiale devra aussi puiser dans l'héritage de la culture axiale : celle-ci est profondément porteuse d'un sens du dépassement, tournée vers la réalisation de la communion universelle, forme de communauté supérieure. Et par ailleurs, «sans le sentiment axial de l'infini des significations et des possibilités, la création d'une culture mondiale ne vaudrait guère l'effort qu'elle exige».
Ainsi, en vue de cette culture mondiale universelle, sans en faire pour autant le cœur de sa réflexion, LM s'inspire très clairement de la grande tradition judéo-chrétienne. Celle-ci en effet (et on renvoie à nouveau ici à l'oeuvre du Cardinal de Lubac) place en son centre l'unité spirituelle de la famille humaine, ancrée dans l'image de Dieu dont tout homme est universellement porteur. Et chez les Pères de l'Église, il y a un lien indissoluble entre la réalisation du corps mystique du Christ et l'unité du genre humain, tout le sens de la rédemption consistant dans le rétablissement de cette unité perdue : l'unité entre les hommes passant par le rétablissement surnaturel de l'unité entre Dieu et les hommes, par le Christ.
En Outre, LM reconnaît aussi certaines aspirations du Nouveau Monde sur lesquelles la culture mondiale pourra prendre appui. Mais pour cela, la science devra renoncer à son objectivité impersonnelle, contribuer à réenchanter l'esprit humain en se plaçant au service de la vie : «Ce sera plus qu'un abandon des méthodes du Nouveau monde : une façon d'expier quatre siècles d'exploitation et de saccages sans merci». Le savoir ne servira plus l'amélioration technique mais «la pure contemplation désintéressée». La recherche de l'équilibre humain nous poussera à mettre à terre les mensonges que avons été sommé de croire : «la notion selon laquelle la mécanisation et l'urbanisation, telles qu'elles ont existé au siècle dernier, doivent fatalement se poursuivre en s'accélérant toujours est une superstition imposée par ceux qui ont fait de la machine un Dieu».
En termes économiques, l'avènement d'une culture mondiale ne peut survenir que par une économie fondée non plus sur l'argent, la productivité et la puissance, mais sur la vie, la participation et la créativité. Ceci suppose un rééquilibrage drastique au niveau planétaire des biens élémentaires nécessaires à la vie et un changement total de paradigme : «la qualité de la vie doit remplacer la quantité de marchandises consommées en tant que force motrice de l'activité (…) Nous devons donc maintenant découvrir une nouvelle économie fondée sur le principe de John Ruskin : il n'est d'autre richesse que la vie. Et nous devons considérer les dons de la nature, des mines d'uranium et des puits de pétrole aux excédents agricoles et industriels, comme des biens communs devant être distribués selon les besoins humains, et non comme des profits et des gains répartis, selon les lois de la propriété, entre les membres d'une minorité de privilégiés». On croirait lire un passage de l'Encyclique du pape François Laudato Si !
C'est ainsi toute la question des besoins supérieurs de l'homme qui devra être reformulée, dans une économie et une activité productive retrouvant enfin sa juste place : « subordonnée à la culture humaine ».
L'émergence de cette culture mondiale relève de la nécessité vitale pour l'espèce humaine. On ne peut l'envisager qu'en lien avec la transformation intérieure de la personne humaine, encore marquée par la force des cloisonnements artificiels qui l'enferment. Nous n'avons jamais été pleinement hommes. L'homme accompli, c'est l'homme total, de nouveau en prise avec les dimensions les plus profondes de son être, proscrites comme irrationnelles par la science positiviste moderne : «Quand les temps seront accomplis, un moi unifié fera naître une culture mondiale et, en retour, cette culture mondiale soutiendra et amènera ce nouveau moi à un plus haut niveau de développement». Un nouveau stade du développement humain s'ouvre, qui ne séparera plus la vie instinctive du développement rationnel et intellectuel, vie intérieure et monde extérieur, continuité et changement, et qui accordera en tout une primauté à la vie et à l'amour, ceux-ci devenant aussi le cœur et le but de toute pensée de la personne humaine : «Si nous n'accordons pas la première place à l'amour dans toutes ses modalités, nous ne pouvons guère espérer sauver la terre et toutes les créatures qui l'habitent, des forces insensées de haine, de violence et de destruction qui la menacent aujourd'hui. Et sans une philosophie de la personne, qui oserait parler d'amour ?».
Nous voilà donc face à une «complète transvaluation des valeurs », qui replace au second plan le processus économique, et resitue au cœur ce qui constitue le drame et la fécondité de l'existence humaine. La nature même du travail ne sera plus guidée par le principe de l'efficacité mécanique, mais par sa contribution à «l'amour, l'amitié, la vie familiale et politique». Il deviendra processus éducatif avant d'être productif : «l'accomplissement de l'intégralité humaine comme celui de l'humain intégral passent avant toute activité spécialisée». Bien loin du bureaucrate et du technicien compétent, «l'homme d'Un monde renoncera avec joie à leur efficacité mécanique, ainsi qu'à leur assurance et à leur suffisance, pour promouvoir la qualité de la vie elle-même».
Ce moi intégral s'affranchira des identifications et appartenances exclusives (à une nation, une classe, un parti), imperméables aux apports extérieurs : «Tout ce qu'il fera, ressentira ou créera portera l'empreinte du moi plus vaste qu'il aura fait sien. Chaque individu, si peu doué ou si humble qu'il soit, est digne de participer à cet effort et est en fait indispensable (…) bientôt peut-être ce qui a été démembré sera-t-il à nouveau uni, et les os revêtus de chair».
Serge Lellouche
Septembre 2015