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John Ruskin

Il n’y a de richesse que la vie

 

(Éditions Le Pas de côté, 2012 – première édition 1862)

 

 

 

(Une synthèse dédiée aux cathotartuffes de Sens Commun : voir ici)

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Le britannique John Ruskin (1819-1900), poète, peintre et critique d’art, fut un  écrivain particulièrement prolifique, autour de thèmes allant du socialisme à la théologie, en passant par l’art ou l’histoire.

Contre la médiocrité de l’industrialisme et du positivisme de son temps, il se posait en prophète de la résurrection morale et de la conversion des âmes.

Les quatre essais qui constituent le présent livre furent initialement publiés dans le Cornhill Magazine en 1860. Imprégné de références bibliques, il y met en cause une pseudo « science de devenir riche », celle des Mill, Ricardo ou autre Malthus, et ses innombrables présupposés relatifs aux notions de richesse, de valeur, de travail, d’échange, de prix, de production ou de consommation. D’où le scandale que suscitèrent ces écrits, publiés deux ans plus tard sous le titre Unto this last.

 

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Les libéraux ne croient pas en l’homme. Par-dessus tout, ils détestent en lui toutes les nuances et complexités qui le composent et font qu’il est homme. Ils ne croient qu’en sa capacité de produire ce que les mensonges de leur économie politique appellent des « richesses ». Toute la pseudo science économique moderne à laquelle ils se réfèrent aveuglément ne prospère que sur une vaste tromperie anthropologique : celle d’une nature humaine dont l’unique constante n’aurait jamais été que la cupidité et dont toute la profondeur affective, morale et spirituelle ne constituerait que des facteurs variables et marginaux, entravant encore un peu la grande marche vers le profit et l’accumulation matérielle. Un grand voile noir est jeté sur tout ce qui en l’homme, autrement dit l’essentiel, n’est ni quantifiable ni parfaitement contrôlable.

A cette étroite vision économiciste de l’homme centré sur lui-même, John Ruskin lui oppose une vision de l’homme fait à l’image de Dieu et appelé à agir selon sa volonté : «le Créateur des hommes n’a pas voulu que les actions humaines fussent guidées par la balance des intérêts, mais par la balance de la justice».

Il y a bien un gouffre, nous dit Ruskin, entre l’acte économique insufflé par l’esprit de justice, et celui guidé par la quête avide du profit. Les maîtres de l’économie moderne scrutent la moindre faille dans le mur de la Fortune. Toute leur action, leur façon d’organiser le commerce et de fixer les salaires, n’est orientée que dans la seule optique de s’y engouffrer en vue du gain personnel, dont toute une pseudo science économique cherche à les convaincre qu’il finira par servir le bien du plus grand nombre : «La loi politique inculque au marchand la conviction qu’il s’agit d’un principe nécessaire de son activité. Puisqu’on lui recommande cette règle à tout propos, le commerçant finit par l’adopter. Les gens proclament avec véhémence, comme une loi universelle, que le rôle de l’acheteur est de marchander et celui du vendeur de tromper. Mais ils condamnent le marchand à être tel qu’ils le poussent à être, et le placent à jamais dans un type inférieur de personnalité humaine ». Outre qu’elle couvre de honte le marchand, par l’action profondément égoïste et injuste qu’elle suscite en lui, cette doctrine, poussée à son terme, ne peut mener les nations qu’à leur ruine morale, économique, humaine.

Un marchand qui, à contrario, produirait selon la loi d’amour de Dieu, ne serait en rien influencé par la recherche du profit mais par la seule volonté de servir la nation, de pourvoir à ses besoins, en vendant ses marchandises «au prix le plus bas là où elles sont le plus nécessaires ». Pour autant, on reste franchement sceptiques quand John Ruskin propose ici une vision bien paternaliste des rapports entre le marchand et ses employés, sensés être traités comme il traiterait son propre fils. Quels sont les vrais besoins humains en termes productifs ? Qui définit ces besoins ? Qui est maître des outils et de l’organisation productive ? Autant de questions encore éludées au terme de ce premier essai. Mais le meilleur est à venir…

 

Ce à quoi les économistes et les hommes d’affaires ont tout intérêt à demeurer aveugles, c’est que le mot «richesse», tel que le conçoit leur vocable trompeur, induit implacablement son opposé, «pauvreté» : «La force de la guinée que vous avez dans votre poche dépend entièrement de l’absence d’une guinée dans la poche de votre voisin (…) L’art de devenir riche, au sens mercantile ordinaire de l’économiste, c’est par conséquent l’art de maintenir votre voisin dans la pauvreté». L’économie mercantile implique inéluctablement le pouvoir d’une poignée d’individus sur le travail des autres. Et l’accumulation de biens matériels et productifs est d’ailleurs inutile si elle n’est pas déterminée d’abord par un pouvoir sur les hommes, cette richesse première. On ne peut devenir «riche» que par l’accroissement maximum des inégalités. Ruskin le démontre à travers plusieurs exemples concrets. La « richesse » produite, faite miroitée aux yeux de tous, est toujours «l’indice doré d’une ruine immense», la face scintillante qui camoufle l’envers du pillage, de l’extinction des âmes, de la destruction des corps et de la mort. Elle est un leurre particulièrement efficace car toujours présentée comme un bien qui profitera finalement à tous. En cela, l’injonction commerciale qui la sous-tend est un déshonneur pour l’intelligence humaine : «Acheter au meilleur marché ? oui ; mais qu’est-ce qui a rendu une chose bon marché ? (…) Vendre le plus cher possible ? très bien ; mais qu’est-ce qui rend votre marché avantageux ?».

Non, nous ne deviendrons pas tous « riches», comme par magie. Quelle défaite de l’intelligence en effet que d’être dupe de ce cache meurtre en forme de minable promesse. Quel infantilisme ! Plus d’un siècle (!) après ces écrits de Ruskin, on n’en revient pas que ce grand mirage d’un enrichissement des plus riches profitant aux plus pauvres par les effets d’un ruissellement enchanteur, puisse continuer d’illusionner certains esprits. A vrai dire, on ne sait plus trop ce qui en eux prévaut entre la complaisante naïveté, l’hypocrisie, la bêtise ou la franche saloperie. Alors quand en plus cet aveuglement complice est labellisé « chrétien » par un certain milieu aussi bien portant que pensant, l’odeur des ordures nous saisit le nez et le bas ventre.

 

Il fut un temps où l’enrichissement injuste, y compris dans l’esprit des commerçants, était considéré pour ce qu’il est : une œuvre de la mort dont «les vêtements sont brodés d’or». On avait une conscience aiguë que se constituer des richesses en dépouillant le pauvre, en obtenant son travail au plus bas prix, nous exposait à l’inéluctable jugement de Dieu.

Puis, à l’égard des pauvres, on s’est livré à ces quelques arrangements visant à soulager notre conscience : «La grande erreur des meilleurs d’entre nous, génération après génération, a été de penser secourir les pauvres en leur donnant l’aumône, en leur prêchant la patience ou l’espérance, et par tous les autres moyens visant à apaiser et consoler, à l’exception de la seule chose que Dieu nous ordonne de leur octroyer : la justice».

Toute idée de lois distributives ou restrictives furent vite mises sous le tapis par les tenants de la « science de devenir riche », toujours prompts à enterrer la justice sous la couche épaisse de la légalité.

Il nous faut donc, dit Ruskin, poser à nouveau la question de ce qui est juste économiquement, notamment en ce qui concerne la rémunération du travail et qui devrait constituer le fondement d’une science économique juste. La justice exige une équité absolue entre l’employeur et l’ouvrier. Le juste paiement implique que l’ouvrier voit son travail rétribué le plus exactement possible à la mesure de l’effort, de la compétence et du temps qu’il a fourni à l’employeur. Le salaire ne doit nullement être établi en fonction de ce que ses besoins l’obligeraient à accepter bon gré mal gré ou selon l’organisation d’une concurrence entre travailleurs qui le pousserait à accepter une rétribution à la baisse.

Cet injuste procédé de mise en concurrence mènerait l’autre ouvrier vers le chômage et permettrait à l’employeur de garder dans sa poche une part du salaire qui aurait été due à l’ouvrier choisi pour accomplir le travail, tout en lui permettant d’embaucher un autre ouvrier pour un salaire injuste. Au contraire et ainsi donc, avec un salaire juste «le pouvoir de l’ouvrier est augmenté dans la mesure exacte où le pouvoir du recruteur est diminué (…) La différence essentielle que je veux faire clairement voir au lecteur, c’est que dans le cas injuste deux hommes travaillent pour un seul, le premier employeur. Dans le cas juste, un homme travaille pour le premier employeur, un autre pour l’ouvrier employé, et ainsi de suite en descendant ou en montant les différents niveaux de service ; l’influence s’exerçant par la justice et s’arrêtant par l’injustice. L’action universelle et constante de la justice, sur ce point, est donc de diminuer le pouvoir de la richesse, détenu entre les mains d’un individu et exercé sur les masses, et de le distribuer en cascade à toute une succession d’hommes. Le pouvoir réel exercé par la richesse est le même dans les deux cas ; mais par l’injustice il est entièrement placé entre les mains d’une seule personne». Ainsi le pouvoir de la richesse est neutralisé en même temps qu’est enrayée la spirale de la pauvreté, et «c’est de ce problème vital que dépend en fin de compte tout le destin du travailleur».

Le refus de ces principes de justice économique ne fait qu’un avec l’idolâtrie de l’argent, expression d’un défi infantile lancé à Dieu : «Je ne connais dans l’histoire aucun exemple antérieur d’une nation instaurant une désobéissance systématique aux premiers principes de la religion qu’elle professe. Les écrits que nous estimons divins (verbalement) dénoncent non seulement l’amour de l’argent comme la source de tout mal, et comme une idolâtrie abhorrée de la Divinité, mais déclarent aussi que le service de Mammon est l’exact et irréconciliable opposé du service de Dieu ; et partout où ils parlent de richesse absolue et de pauvreté absolue, ils proclament malédiction aux riches et bénédiction aux pauvres».

 

Il est grand temps en effet, affirme John Ruskin, de jeter l’opprobre sur la figure honteuse du « riche », du moins celui qui croit fièrement l’être : dans le monde régit par les lois de l’offre et de la demande, «les personnes qui deviennent riches sont en général industrieuses, résolues, orgueilleuses, cupides, promptes, méthodiques, raisonnées, sans imagination, insensibles et ignorantes».

Partant de cet épicentre qu’est le juste paiement du travail évoqué plus haut, Ruskin procède alors à un retournement radical du sens des mots. Il entend donner une définition entièrement nouvelle de notions qui ont été sémantiquement perverties par la prétendue science économique moderne et par ces ignorants en haut-de-forme qui en ont grassement tiré profit. Sous le soleil de la justice, les notions de valeur, de prix, de produit ou de richesse sont enfin restituées dans toute leur profondeur vivante.

Contrairement aux postulats erronés d’un Stuart Mill pour qui, indépendamment de son usage, un produit est un produit (donc source de « richesses »), il nous faut établir une distinction tranchée entre les produits qui font vivre un éventail très large de personnes, et les autres, tels les produits de luxe, entre une production qui sert la vie et une autre qui nourrit la futilité et sème la mort. Eblouis par «l’éclat des pièces de monnaies », les économistes sont focalisés « sur l’alimentation des comptes en banque plutôt que l’alimentation des bouches».

Ainsi se trouve renversée et remise à sa vraie place, la notion de «valeur».  N’a de la valeur que le produit qui se situe au seul service de la vie. Il est sans valeur et malfaisant quand il éloigne de la vie celui qui en use. Les nations infantiles «regardent comme ayant de la valeur des choses indifférentes (ou) estiment sans valeur des choses irremplaçables et bienfaisantes, comme l’air, la lumière et un environnement sain (…) Toute la question pour une nation n’est pas combien de travail elle emploie, mais combien de vie elle produit. De la même manière que la consommation est le but et la fin de la production, la vie est le but et la fin de la consommation».

Le moment est venu que volent en éclat nos catégories mentales imprégnées de cet économicisme mercantile fondé sur l’intérêt personnel. Qu’est-ce que la richesse d’une nation ou celle d’un homme ? : «Je désire établir clairement ce grand fait. IL N’Y A DE RICHESSE QUE LA VIE. La vie dans toute sa puissance d’amour, de joie et d’admiration. Le pays le plus riche est celui qui nourrit le plus grand nombre d’êtres humains nobles et heureux ; l’homme le plus riche est celui qui, ayant perfectionné au plus haut point les qualités de sa propre vie, dispense en même temps, par sa personne même et ce qu’il possède, la plus large influence au service de la vie des autres».

Aucun élitisme de la noblesse ici. Ruskin balaie d’un vigoureux revers de main, l’idée malthusienne selon laquelle la noblesse de la vie humaine, pour être possible, devrait induire un nombre limité de vies humaines. Il n’y a aucun être humain en trop, mais une grave maladie mentale, celle de l’égoïsme mercantile et sa pulsion meurtrière, dont il s’agit de se guérir. Il n’y a aucune nécessité limitative en matière démographique, mais bien au contraire la nécessité absolue de réorienter l’intelligence de l’homme : non plus mobilisée par sa haute compétence à se détruire lui-même en même temps que son propre habitat naturel, mais dans l’art d’accueillir avec humilité et gratitude, dans la simplicité du cœur, toute la beauté de la vie, la sienne propre comme celle qui foisonne autour de lui : «La fleur sauvage au bord du chemin comme le blé bien cultivé ; les oiseaux indomptés et les créatures de la forêt comme le bétail bien entretenu ; parce que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais aussi de la manne du désert ; de toutes les mystérieuses paroles et de toutes les œuvres impénétrables de Dieu ». Dans cette seule humble paix réside le progrès, l’accomplissement et la vraie richesse de l’homme.

 

 

Serge Lellouche

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