Les puissances de ce monde vaincues dans
L'Enfant Jésus
Des deux côtés de la rive, ça fait partie des choses qui "passent" pas encore très bien : voir l'origine première de la décroissance et de l'anarchisme dans la simplicité d'une étable de Bethléem, suggérer l'idée que ces courants de pensée et d'action puissent dans le fond être issus de ce renversant paradoxe chrétien : l'incarnation de Dieu tout-puissant dans l'impuissance de l'Enfant Jésus. En un sens, plus ça "crève les yeux", moins on s'autorise à le dire.
Du point de vue chrétien, Il faut dire qu'on a tant été nourri de si belles paroles théologiques, nous annonçant la Bonne Nouvelle de l'Evangile, sa puissance de conversion des hommes, mais se faisant (trop) souvent si prudentes et évasives dès que risquait d'être induite, par cette Bonne Nouvelle de l'Enfant, la question de la subversion radicale des pouvoirs établis, quels qu'ils fussent. C'était entendu, le mystère de Noël devait rester cantonné à notre seule "conversion personnelle", sinon on s'égarait dans un dangereux gauchisme. Comme si l'on pouvait séparer salut personnel et salut du monde...
Pourtant, depuis Hérode et sa fureur exterminatrice, tous les "grands" de ce monde pressentent en l'Enfant Jésus une menace pour leurs pouvoirs. Retirez moi vite cette crèche de Noël que je ne saurais voir! Le pire ennemi des pouvoirs, c'est le règne de l'amitié, gratuite et désintéressée. Or la naissance du divin enfant, c'est l'avènement de l'Ami qui, par sa faiblesse même, aurore de toute vie féconde, désamorce la spirale infernale des inimitiés, rivalités et violences mimétiques (comme dirait René Girard), ressorts essentiels de tous les pouvoirs. Le cardinal Joseph Ratzinger, avec une si grande justesse, parlait en ces termes de cette révolution de l'Enfant Jésus, ce Dieu d'une redoutable impuissance :
"C'est ainsi, justement, que Dieu est vraiment devenu "Emmanuel", Dieu avec nous, dont ne nous sépare aucune barrière de souveraineté ni de distance. Il s'est fait si proche de nous sous les traits d'un enfant que nous avons l'audace de le tutoyer et pouvons lui dire "tu" en nous adressant directement au coeur de l'enfant. L'enfant Jésus, l'Amour désarmé de Dieu est manifesté : Dieu vient à nous désarmé parce qu'il ne veut pas conquérir de l'extérieur mais gagner les coeurs et les transformer de l'intérieur. S'il est quelque chose qui puisse vaincre l'Homme, sa superbe, sa violence, son avidité, c'est bien la vulnérabilité de l'enfant.
Dieu s'en est revêtu pour nous gagner à Lui et nous conduire à nous-mêmes. N'oublions pas que le plus haut titre de dignité de Jésus-Christ est "le Fils", Fils de Dieu. La dignité divine s'exprime par un moi qui désigne Jésus comme l'Enfant éternel. Sa nature d'enfant est en correspondance unique avec sa divinité, qui est celle du "Fils". Ainsi, son humanité sous les traits d'un enfant nous indique la manière dont nous pouvons venir à Dieu, à la divinisation. Et sa Parole se comprend à partir de là : "Si vous ne changez pas et ne devenez comme les enfants, non, vous n'entrerez pas dans le Royaume des cieux" (Mt 18,3). Celui qui n'a pas compris le mystère de Noël n'a pas compris l'essentiel de la vie chrétienne. Qui ne l'a pas accueilli ne peut entrer au Royaume des Cieux. Voilà ce que François voulut rappeler d'une manière nouvelle aux chrétiens de son temps et de toutes les générations à venir." *
Voilà qui devrait suffire à faire tomber l'image fantasmée d'un Dieu tyrannique, produit de nos seules projections humaines, et fonder au contraire une théologie de la vulnérabilité de Dieu fait homme. Ce qui nous bouleverse d'abord dans ce passage, c'est ce qu'il nous dit de Dieu et de sa façon de venir aux hommes : rigoureusement l'inverse d'un maître tout-puissant qui "débarquerait" sous un mode fracassant, surplombant les hommes du haut d'un regard dominateur et menaçant, exigeant pour Sa majesté le champagne, le tapis rouge, les palais royaux et les caméras de CNN. Il vient à nous de la façon la plus discrète et la plus délicate qui puisse être : sans fard, dans l'humilité de l'étable et sous les traits d'un petit enfant, en se laissant tutoyer, en abolissant par l'Enfant toute barrière entre le créateur et ses créatures, non pour les confondre, mais pour fonder entre eux une relation d'amitié. Le créateur du ciel et de la terre brise toute distance en se faisant homme dans l'état de vulnérabilité qu'est celle d'un nouveau-né! Le Roi de l'univers, car il l'est, manifeste aux hommes son amour dans le désarmement radical du Fils, Jésus Christ notre Sauveur. Dieu nous sauve de l'illusion de notre humaine toute-puissance en se faisant lui-même impuissant. Par l'Enfant Jésus, le royaume des pauvres est au milieu de nous, augurant déjà la défaite des royaumes terrestres, déroutés par la privation de l'ennemi mobilisateur. Y-a-t-il plus grande révolution?
Bla bla bla, oui, on sait. Pourtant ceci n'est pas une belle histoire de théologiens de salons, après la lecture de laquelle, encore la larme à l'oeil, on en reviendrait à la routine de nos affaires humaines, comme si de rien n'était et comme si une muraille épaisse séparait la réalité théologique de l'agir humain qu'elle est pourtant du point de vue chrétien, sensée insuffler, de part même l'Incarnation. Non, il s'agit du coeur de la foi chrétienne, qui nous ouvre à la rencontre réelle avec la personne du Christ, avec cette personne du Christ, qui se donne à nous d'abord dans le coeur de l'Enfant Jésus.
Or, ce sur quoi s'achève ce passage de Ratzinger, l'amour de Dieu manifesté aux hommes appelle une réponse de l'homme. Comment pourrait-il répondre à l'amour de Dieu autrement que par l'amour? Fait à l'image et à la ressemblance de Dieu, comment l'homme pourrait-il manifester son amour vers ce Dieu désarmé, autrement qu'en consentant à son tour au désarmement, donc au renoncement à toutes les puissances factices par lesquelles il s'est auto-détruit en s'auto-glorifiant? Dieu s'est pleinement révélé à l'homme par la kénose du Christ. Et l'homme est appelé à devenir enfin lui-même dans l'imitation du Christ, donc dans la seule humilité du Christ, là où il découvre sa vraie et unique grandeur : en se faisant serviteur plutôt que dominateur, en se donnant à l'autre plutôt qu'en se l'appropriant. Désarmé aux pieds de l'Enfant désarmé (le Royaume de Dieu incarné), il devient humain.
Tournés vers l'Enfant Jésus nous rendons les armes, pour ne plus rechercher que sa joie! Nous laissons aux puissants leurs pouvoirs, leurs palais, leurs postes, leurs tribunes, leurs luttes épuisantes pour les honneurs et les premières places, leur marche forcée pour "le retour de la croissance" vers le néant, leurs délires innovateurs transhumains et autres ringardises d'un âge agonisant. Nous ne voulons plus jouer le jeu du surarmement et de cette folle course à la toute-puissance de l'homme, dont la "grandeur" prométhéenne n'a plus pour seul visage que la honte qu'il a de sa finitude, de sa condition mortelle et de son corps limité, et dont l'horizon, vers lequel il fonce tête baissée, n'a pas d'autre couleur que celle de son anéantissement, déjà en cours sous nos yeux horrifiés.
Le capitalisme, le libéralisme, l'étatisme, le technocratisme, le scientisme et autres militarismes sont les figures concrètes et historiques des puissances de ce monde, vaincues dans l'Enfant Jésus. Les reconnaître et les nommer, c'est déjà la première étape vers notre libération. Reconnaître et aimer notre seul et unique sauveur, alors là c'est la lutte finale!
La puissance destructrice de ces systèmes repose sur une titanesque opération de diversion, consistant à nous détourner par toutes les ruses imaginables de notre désir humain le plus profondément enfoui : celui de chercher le Royaume et d'en reconnaître le visage dans l'Enfant Jésus. Dans cette diversion, leur puissance d'attraction et de séduction exercée sur les êtres et les peuples entraîne ceux-ci (promis, pour leur plus grand bien futur!) dans la spirale mortifère des violences, conquêtes, bras de fer et rivalités sans fin. Leur pouvoir ne tient qu'à notre état d'hébétude, d'intimidation et de névrose, qui nous commande de les suivre, de prendre notre part à cette course épuisante vers nulle part. Il nous dissuade d'aller vers nous même par la vulnérabilité de l'Enfant, par laquelle nous reconnaissons notre commune vulnérabilité à tous, cette vulnérabilité féconde qui fait de nous des vivants.
C'est tourner autour du pot et perdre notre temps que de chercher, encore et encore, à sauver les meubles, à concilier l'ordre de Dieu qui n'est celui que de l'amour, et l'ordre pervers et nihiliste des pouvoirs, dont le gouffre incommensurable qui les sépare nous est révélé en l'Enfant Jésus.
Nous ne voulons plus suivre les pouvoirs politiques (aucun!) dans leurs mensonges, leurs langages de morts et dans leur paranoïa policière. Leurs "états d'urgence" ne sont que les symptômes de leur inavouable trouille, qui les saisit à la vue de tous ces êtres, de tous ces peuples, de ces pans entiers de la société, qui un à un se réveillent de leur état d'hypnose, prêts à larguer les amarres avec les rivages du pouvoir, appelés à prendre le large, sans pourtant trop savoir vers où. Clamons à leurs faces déconfites que notre seul Maître, c'est l'Enfant éternel, né dans la paille, loin de leurs palais, entouré de l'humilité de Marie, de Joseph, d'un âne et d'un boeuf, loin de la morgue des officiels encravatés. Leurs "guerres civiles" qu'ils suscitent pernicieusement et qu'ils espèrent secrètement à force d'en agiter l'épouvantail, leurs chocs des civilisations et leurs néocolonialismes camouflés en "guerres préventives", sont les leurs seuls, ultimes avatars des pouvoirs aux abois. Dans l'Enfant, tous les peuples et communautés sont voués à l'amitié, à la réconciliation, à la fraternisation universelle. C'est trop bisounours Léonard? Alors ressortons nos Evangiles des vieux tiroirs et on fera la paix!
Nous ne voulons plus suivre les pouvoirs économiques dans leurs appels incessants à la compétition de tous contre tous, dans leur avidité qui subordonne toute vie sur terre à leurs appétits sans limites, dans leur idéologie qui n'accorde de valeur qu'à ce qui est exploitable et source de profit.
Esclave de l'idole Argent, l'homme est misérablement réduit à son potentiel productif et à son aptitude à la guerre économique. A genoux devant l'Enfant Jésus, l'homme libre se découvre inconditionnellement aimé, non pour ses performances mais pour ce qu'il est. Au feu de cette révélation qui le bouleverse, fond l'épais mensonge de l'homo oeconomicus, qui le définit et l'enferme dans le calcul de son intérêt égoïste. Non. Il est fait pour aimer, pour s'émerveiller et pour partager, dans l'attente de la communion des saints.
Ils sont les grands ingénieurs des mécanismes abstraits et impersonnels du marché. Il est le plus petit parmi les petits, le plus incompétent parmi les incompétents, qui restitue à chaque personne sa dignité infinie, à chaque créature, humaine et non-humaine, sa valeur unique. Ils sont la force aveugle qui lamine et indifférencie tout sur sont passage. Il est la lumineuse vulnérabilité qui fait tout refleurir autour de lui et qui restaure en chaque corps sa forme incomparable.
Nous ne voulons plus suivre les pouvoirs technocratiques dans leur froide folie prométhéenne, dans leur adoration d'un monde sous case, sous contrôle et sous haute surveillance, entièrement remodelé et cadenassé en labos selon leurs fantasmes high tech, masques de leur haine viscérale de la vie : tous les visages de sa joyeuse liberté, de son insaisissable légèreté, de sa poésie lyrique, de ses imprévisibles surprises, de son humour débordant, de sa tendresse infinie. Notre émerveillement ne va pas à leur nouveau "cosmos de produits standardisés" (G.Anders) ou à leur "nouvelle création" synthétique, dont la simple évocation nous fait frémir d'horreur, mais à l'oeuvre du créateur, à cette vie multiforme fruit d'un pur acte d'amour, dont la puissance de fécondité naît dans le creux de sa vulnérabilité et dont l'Enfant Jésus concentre en lui toute la diversité, toutes les nuances.
Après l'Annonciation, la mère de Dieu, très sainte patronne de l'anarchisme et de la décroissance, soulevée par la joie de l'Enfant en ses entrailles, a chanté le temps où prendra fin le règne de la force, des puissants, des riches, des jouisseurs et accapareurs, des docteur folamour, orgueilleux et grands vertueux auto-proclamés, mis à nus, trônes à terre, estrades de colloques renversées, tous relégués à la place qui est la leur dans l'ordre de Dieu, la dernière, cédant la première à l'humble cohorte des désarmés, sans voix et sans pouvoirs** : autistes incontrôlables et indisciplinables aux codes de la bienséance sociale; trisomiques rescapés du massacre eugéniste militaro-médical; psychotiques reclus, enfermés dans des catégories psychiatriques et médockélisés à vie derrière les murailles de l'HP; adultes handicapés sous-payés en ESAT à sous-traiter huit heures par jour la mise sous pli des fiches de paie de BNP-Paribas, avec les bien aimables encouragements de Béatrice la directrice, du haut de son cheval; vieillards un peu trop longs à mourir selon les critères budgétaires de l'administration hospitalière; homosexuels écrasés de culpabilité par les gardiens de la bonne morale familale bourgeoise; enfants d'écoles maternelles déjà largués parce qu'instinctivement réfractaires à la compétition à laquelle on commence déjà de les pré-formater; jeunes marginalisés et indociles au plan de carrière élaboré avec la conseillère pôle-emploi qui n'a elle-même guère d'autre choix; poètes, rêveurs et prophètes inadaptés aux exigences du marché du détravail; licenciés sans préavis et livrés à la dégringolade sur l'autel de la mondialisation et du pragmatisme économique; sans papiers, sans toits, sans terre et sans plus rien, errants, déracinés et migrants de tous horizons; petits paysans expropriés sous le feu des multinationales et aux vents asséchants de la désertification; irradiés, estropiés et esclaves des mafias de la mine; peuples martyrisés pour oser encore vouloir rester libres, bombardés pour la bonne cause de la paix, des Lumières, des droits de l'homme et de la démocratie occidentale, et quand même un peu aussi pour quelques ressources naturelles intéressantes...
A qui le coeur de l'Enfant Jésus se donne-t-il le plus spontanément sinon à celles et ceux qui, de part leur situation de vie n'ont plus rien ou plus grand chose à espérer de ces pouvoirs qui les méprisent comme des rebuts inexploitables et irrécupérables?
Là où nos condescendances de petits bourgeois bien intégrés socialement nous ont conditionnés à voir en ces figures des ratés, des loosers, des "assistés sociaux" ou des péquenauds illéttrés, le Magnicat nous montre qu'elles nous devancent, discrètement, sans faire de bruit, à l'ombre des puissants, sur les chemins de l'Enfant. Ces accidentés de la vie, dépourvus des moindres accréditations officielles ou titres honorifiques à faire prévaloir, qui n'ont plus grand chose à perdre, sont révélés dans ce chant de grâce, comme nos maîtres. Réduits au silence et à l'impuissance dans la guerre de tous contre tous, sans doute trop aptes à la vie pour être agréés "socialement conformes", ils ont déjà, bien avant nous, déposé les armes aux pieds de l'Enfant, prophètes au milieu du naufrage, de notre seule et unique humaine espérance.
C'est par Lui et à leur suite, quand il se révèle au plus intime de nous mêmes, non en nos surfaces où tout roule et tout fonctionne, mais dans les profondeurs de notre propre vulnérabilité, au creux d'une douloureuse brisure, au fond noir d'un désespoir tenace, que nos vies "basculent" et s'ouvrent à la vie en Dieu. En ces instants de grâce, qui nous tombent dessus comme ça un beau jour et sans savoir pourquoi, dans la confrontation à notre propre pauvreté, on mesure alors corps et âme en quoi l'Enfant Jésus est déjà vainqueur des puissances de ce monde, en quoi leurs règnes respectifs sont radicalement incompatibles et en quoi il nous faut faire un choix, aussi limité soit-il car humain. L'ordre du pouvoir est aussi haïssable que voué à sa perte car il est fondé sur le mensonge de la toute-puissance de l'homme. L'ordre de Dieu est voué à la victoire car il est inséparablement Amour et Vérité, chemin de désarmement radical sur lequel l'homme découvre sa seule vraie grandeur. Alors que nous avons été soumis à l'ordre du pouvoir, que nous avons tenu pour vraies ses injonctions idéologiques au culte de l'avoir, de la force, de la domination et de la toute-puissance, le jour de grâce où l'Enfant se manifeste à nous, de façon aussi limpide qu'infiniment délicate, nous prenons alors conscience dans l'émerveillement absolu que RIEN n'est plus réel, vrai et vivant que l'amour de Dieu, d'abord donné par la tendresse de l'Enfant Jésus. Et donc RIEN ne nous rend plus humains que de l'accueillir et de commencer d'en vivre, à la lumière de la Parole de Dieu qui interpelle plus que jamais notre monde : "Si vous ne changez pas et ne devenez comme les enfants, non, vous n'entrerez pas dans le Royaume des cieux".
Serge Lellouche
Janvier 2016
*Joseph Ratzinger, La grâce de Noël, Parole et Silence, 2007
** Sur le Magnificat, chant révolutionnaire de libération des plus humbles, et sur la joie inscrite au coeur de la vie du peuple, voir le texte magnifique d'Anne Josnin, Pour une écologie populaire