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Mohammed Taleb L'écologie vue du Sud

Mohammed Taleb

L'écologie vue du Sud

Pour un anticapitalisme éthique, culturel et spirituel

 

(Editions le Sang de la Terre, 2014)

 

 

 

 

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Philosophe algérien, Mohammed Taleb enseigne l'écopsychologie et travaille sur les relations entre la critique sociale, l'écologie, les spiritualités, la science et le dialogue interculturel.

Il est également l'auteur récent de Nature vivante et âme pacifiée (Arma Artis, 2014).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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La lecture de ce livre nous convainc encore un peu plus que le renouveau humain, spirituel et social jaillira et jaillit déjà des bouillantes périphéries plutôt que des centres attiédis ; que les figures qui incarnent au plus haut point le sel de la terre évangélique émergent toujours dans l'inconfort ou la pauvreté des marges méprisées et non de nos salons prospères d'où l'on disserte sur l'avènement d'un monde meilleur entre personnes bien éduquées.

Avant de donner des leçons de civilisation, d'évangélisation et de conscience écologiste à la terre entière, commençons par nous laisser enseigner et convertir par ces plus humbles, qui nous précèdent, souvent de loin, en ces domaines, sur les chemins de Dieu.

Si l'écologie est traversée par un clivage central, c'est bien sur ce plan qu'il se situe, correspondant du reste à un clivage plus global. Il y a une écologie du Nord et il y a une écologie du Sud, comme il y a une «mondialisation» structurée par un rapport Nord/Sud fondé sur l'échange inégal, quoique voudraient nous faire croire les contes mystificateurs autour du gentil «village planétaire». L'hyperdéveloppement de l'occident capitaliste et le maldéveloppement de franges entières des pays du sud sont les deux faces d'un système mondial structurellement liées.

Imprégnée par ce schéma global, l'écologie du Nord, en tout cas dans sa version dominante et médiatisée (donc respectabilisée), est celle qui prétend définir les enjeux, à travers le paradigme du «développement durable» et de la «croissance verte», ces légendes qui unissent les élites et les classes moyennes occidentales dans une même duperie, langues pendues derrière Nicolas Hulot et ses nombreux sponsors, pour sauver le climat et la planète! Miaou miaou....

Pour Mohammed Taleb, l'approche de cette écologie «est clairement technocratique, technoscientifique, économiciste. Elle occulte la profondeur historique de la crise écologique, en même temps qu'elle réprime toutes les écologies dissidentes» (d'où par exemple les avalanches de tartes à la crème sur la décroissance «sectaire», «extrémiste», «qui veut nous faire revenir en arrière», etc...).

Tout l'objet de ce livre, à travers des exemples significatifs et d'une portée universelle, est de nous présenter l'autre versant de l'écologie, celle qu'impulse le Sud : écologie d'alternatives et de résistances, fondamentalement populaire et paysanne, irriguée par ses nombreuses sources spirituelles et culturelles, radicale dans sa critique de la modernité capitaliste.

Ce qui rend son livre d'autant plus passionnant, Mohammed Taleb nous présente cette écologie du sud en entremêlant constamment les références aux actions populaires et militantes les plus concrètes avec les dimensions théoriques, littéraires et poétiques qui mettent en mots le sens à la fois local et universel de ces actions libératrices et la vision du monde et du cosmos qui les habite.

 

 

Le regard se pose d'abord sur l'Inde, pays dans lequel le rapport à la nature est intimement forgé par la dimension cosmique de la culture, par un sens du sacré qui traverse toute la vie quotidienne. Aussi l'écologie indienne est inséparablement spirituelle et sociale. On ne peut par exemple comprendre la question de l'approvisionnement en eau de Delhi par le fleuve Yamuna sans prendre en compte la sacralité des fleuves en Inde, déjà mentionnée dans le texte canonique hindou du Rigveda.

Chercheur et militant du peuple autochtone des Adivasis, Alex Ekka exprime en ces termes cette profondeur spirituelle de l'écologie : «C'est seulement en comprenant la vision holistique du monde qui nous anime que vous pourrez comprendre pourquoi nous, Adivasis, nous nous battons pour nos droits, pour notre existence et pour la survie de l'humanité et du cosmos tout entier. Bien loin d'une vision anthropocentrée qui considère l'eau, la forêt, l'atmosphère et les animaux comme étant au service de l'homme, notre façon de voir le monde et notre environnement est cosmo-centrée».

Mohammed Taleb évoque la figure du grand poète et écrivain indien Rabindranah Tagore (1861-1941), «pourfendeur de la logique anti-écologique de la modernité occidentale et chantre de la Nature vivante», dont il perçut dès son plus jeune âge à la fois la puissante présence du divin en son sein et la violence qui lui était infligée sous les coups de boutoir du «progrès». Il en est très vite convaincu : «La Machine est la monstrueuse figure de cette civilisation qui entend porter la mort dans la vie de l'Âme universelle. Ses propos, sévères, sont ceux d'un Indien qui voit son pays dominé par l'impérialisme britannique».

L'ampleur de la crise écologique en Inde doit en effet être inscrite dans une perspective historique longue, marquée par l'empreinte de l'impérialisme occidental, en particulier britannique, qui, sous la forme de la Compagnie des Indes (constituée en 1600), fut partout synonyme d'imposition par la force d'une conception prédatrice du monde. L'introduction par l'empire colonial britannique du droit à la propriété privée de la terre en 1793, rompt avec une tradition indienne ancestrale de gestion villageoise et communautaire de la terre :  «la paysannerie fut confrontée à l'émergence d'une nouvelle classe sociale : les grands propriétaires terriens (…) Les britanniques allaient poser, avec cette réforme juridique, les conditions d'une explosion agraire».

Les multinationales sont aujourd'hui l'autre nom d'une dépendance structurelle au capitalisme occidental. Un des symboles de leur œuvre : 20 000 morts, 300 000 victimes de maladies, en 1984, dans la catastrophe de Bhopal, où explosèrent les installations d'une multinationale américaine, productrice de pesticides.

Le tournant néolibéral pris par l'Inde en 1991, notamment par la ratification des accords de l'OMC, n'a fait qu'accélérer la dépossession des droits et de la souveraineté du pays, et la servilité vis à vis de l'occident. Premier exportateur mondial de riz, l'Inde compte 220 millions d'habitants vivant dans un état de sous-alimentation chronique (chiffre FAO).

Dans un pays où près de 75% de la population vit directement ou indirectement de l'agriculture, un des symboles dramatiques d'un rapport à la terre réduit à la dépendance, est l'explosion des cas de suicides de paysans indiens, notamment sous l'influence de l'introduction des OGM dans l'agriculture (Coton Bt et «Golden Rice») : «A l'origine, les rendements devaient être fabuleux (promettait-on évidemment!) et les semences technologiques résister aux maladies (les paysans devinrent au contraire d'autant plus dépendants des pesticides). Mais le prix à payer, au sens propre et au sens figuré, fut très lourd. Pour la même quantité de semences, les agriculteurs devaient dépenser jusqu'à dix fois plus, faisant de leur surendettement un horizon inéluctable». Outre que les semences transgéniques devaient être rachetées chaque année, elles consommaient beaucoup plus d'eau que les semences locales et altéraient les sols en profondeur.

Le paysan indien est plongé dans la solitude de son sentiment de honte de ne pouvoir nourrir sa famille. Le nombre de suicides de paysans indiens est estimé à 284 000 entre 1995 et 2013, 15 000 par ans! Comble de l'inhumanité de ce système : «Un des aspects de ce drame est que les dettes ne se volatilisent pas à la mort, mais sont transmises aux enfants».

Mais au delà de ces drames, Mohammed Taleb évoque aussi les chemins de la résistance et de l'alternative, dans un pays dont la conscience écologique fut marquée dans les années 70 par la lutte contre la déforestation menée par le mouvement Chipko dans le Nord du pays, dont le caractère gandhien et pacifique fut repris dans plusieurs autres États indiens. De nombreux mouvements écologistes se mobilisent contre la construction de barrages, synonymes de déplacements massifs de populations, de destruction de la biodiversité et d'engloutissement de pans entiers du patrimoine culturel et spirituel.

Une des figures mondialement connue de l'écologie indienne est cette physicienne de formation, Vandana Shiva, à la fois promotrice d'une recherche scientifique indépendante des milieux d'affaires et de l'État, fortement engagée pour la mise en valeur des savoir-faire ruraux, des semences paysannes et de l'agriculture familiale, et théoricienne de l'écoféminisme.

 

Le Brésil est particulièrement représentatif de cette écologie populaire du sud où les combats pour l'environnement et la justice sociale, suscités par des spiritualités de libération, sont indissociablement liés. Le paysan sans terre est la figure emblématique à la fois du drame socio-environnemental et de la profonde créativité des mouvements sociaux au Brésil.

Mohammed Taleb replace d'abord l'enjeu dans son contexte global, celui de choix politiques agricoles dictés par «le marché international au détriment de l'autonomie alimentaire, et la répression, étatique ou privée, qui peut aller jusqu'aux assassinats». Ces chiffres se suffisent presque à eux-mêmes pour poser le décor d'une effarante injustice : «1% des grands propriétaires (les latifundios) occupent 45% des terres cultivables. En 2010, 175 millions d'hectares de terre étaient non cultivés (en friche), tandis que près de 4 millions de familles étaient sans terre».

Les paysans pauvres font face non seulement aux latifundios, mais de plus en plus également aux multinationales de l'agro-industrie, dans un contexte de baisse de la production alimentaire, parallèle à l'augmentation de la production destinée aux biocarburants ou aux monocultures du soja transgénique (comme dans l'État du Mato Grosso), qui laminent toute vie sur leur passage. Ce qu'écrit ici le sociologue François Houtart au sujet de la Colombie vaut autant pour le Brésil : «J'ai personnellement marché des kilomètres dans des plantations de palmes du Choco en Colombie, où il n'y avait plus ni un oiseau, ni un papillon, ni un poisson dans les rivières, à cause de l'usage massif de produits chimiques comme fertilisants et pesticides».

La lutte des paysans, des écologistes et des religieux pour la récupération des terres, entraîne une répression parfois sanglante, dont Mohammed Taleb fait état à travers plusieurs exemples. Des organisations criminelles travaillant pour le compte des propriétaires fonciers créent un climat de menace et d'intimidation dans les camps de sans terre, assassinent des milliers de paysans ou des figures de proue de la résistance, telle Dorothy Stang, cette religieuse catholique américaine, assassinée en 2005 en Amazonie par deux tueurs à gages. Elle s'était mise au service des paysans au sein de la Commission pastorale de la terre. La liste des crimes non punis par la justice est particulièrement longue.

Cette même Commission (CPT) est largement la source «matricielle» du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST), cœur du mouvement social des paysans au Brésil. Née dans les années 60 dans la dénonciation courageuse des dictatures d'extrême-droite, dans la lutte contre le capitalisme et l'impérialisme Nord-américain et dans la volonté de rompre avec les attaches de classe de l'Église catholique, «la Commission Pastorale de la Terre plonge ses racines dans le «socialisme chrétien», paradigme théologico-politique d'une partie importante de la théologie de la libération». Composée principalement de religieux et directement dépendante de la Conférence nationale des évêques brésiliens, la CPT s'est particulièrement investie dans un travail de conscientisation sociale et d'auto-organisation des travailleurs ruraux.

C'est dans cette filiation historique et spirituelle que s'inscrit la naissance du MST en janvier 1985 à Curitiba, au cours du premier congrès des associations de paysans sans terre. L'objectif prioritaire de la réforme agraire était affiché, auquel la dimension écologique s'articulera par la suite, à travers un programme situant l'impératif d'une agriculture biologique et familiale, une répartition équitable des terres et des semences et un combat ouvert contre la marchandisation de la nature.

Tout un travail est effectué au sein du MST visant à sensibiliser les paysans quant à la dimension écologique du combat social, avec par exemple la création de banques semencières, parfois à l'encontre de certaines habitudes, comme celle de la monoculture de la canne à sucre, très ancrée depuis la colonisation. L'accent est de plus en plus mis sur la formation agroécologique des paysans.

Contre la marchandisation de la terre, le MST privilégie la dimension économique coopérative, en mettant en place en 1992 la Confédération des coopératives de réforme agraire du Brésil. «L'un des critères, pour le MST, du caractère «populaire» de la réforme agraire réside dans la capacité des populations rurales et urbaines à décider elles-même de ce qu'elles veulent «produire et manger». Très tôt, le thème de la souveraineté alimentaire a été posé et, avec lui, celui de la nature de la production agricole».

Le combat pour la biodiversité semencière et agricole a débouché sur la constitution du réseau Bionatur, faisant des paysans les acteurs de leur économie alternative, tant dans le choix des variétés à cultiver que des marchés à alimenter. Bionatur est devenue une des principales entreprises de semences agroécologiques du Brésil, fondée sur cette conviction : «les semences ne sont pas un bien marchand, mais les fruits d'un savoir-faire rural, d'une imagination sociale créatrice, une part essentielle de la culture paysanne. Autant les OGM sont des produits sans âme, autant les semences traditionnelles, fermières, paysannes portent l'âme des lieux et l'âme des communautés. L'affrontement entre Monsanto et le MST possède incontestablement une forte dimension culturelle, éthique, et même spirituelle».

L'action du MST a pris une dimension mondiale, contribuant fortement à la création en 2001 du Forum social mondial de Porto Alegre, expression d'une «dynamique planétaire de résistance à la mondialisation néolibérale». De même le MST est largement à l'origine du réseau international Via Campesina, créé en 1992, «devenu l'un des visages les plus lumineux de l'écologie vue du sud».

 

Après un court chapitre consacré aux indiens des États-Unis, Mohammed Taleb nous conduit ensuite en Palestine, dans un chapitre particulièrement vibrant de son livre.

Avec la création d'Israël en 1948, 750 000 palestiniens sont chassés de leurs terres, dans ce qui fut un plan d'expulsion planifié par les chefs sionistes, ce que le gouvernement d'Israël continue de nier. L'occupation et la conquête sont en marche et ne s'arrêteront pas. Entre 1948 et 1967, l'unité de la société palestinienne éclate entre les «réfugiés», les «occupés» de Cisjordanie et de la bande de Gaza, et les «palestiniens de l'intérieur» qui ont réussi à rester chez eux, envers et contre tout. La dimension écologique du drame palestinien réside essentiellement en ceci : «On peut dire que la création de l'Israël en 1948 a constitué une catastrophe écologique pour le peuple palestinien, car la fabrication de cet État, littéralement «hors sol», a brisé l'unité existante entre ce peuple et son territoire vécu. La revendication palestinienne, portée par ses mouvements populaires, ses organisations de fedayins, ses élites sociales, politiques et culturelles, est fondamentalement écologique, car elle entend restaurer, sans pour autant tomber dans un retour au passé, cette connexion entre un peuple et son espace de vie».

De nombreux écrivains et poètes palestiniens ont célébré cette relation intime entre les hommes et la terre de Palestine. Parmi eux, Mahmoud Darwich, né en 1941, a vécu dans sa chair le traumatisme de 1948, voyant sous ses yeux son village détruit par les troupes israéliennes : «Très vite, la poésie devient sa vocation la plus intime. Il devient le porte-parole non seulement de son peuple, mais aussi de la nature meurtrie par l'occupation». Il ne cessera d'écrire que pour le palestinien, sa terre relève à la fois de la politique et du sacré.

La nature coloniale de l'État sioniste induit une guerre à la fois contre un peuple et contre son environnement : «Accaparer le plus de terres est sa raison d'être (…) On veut la terre sans la population autochtone (…) Ce qui est en jeu est le remplacement d'une population par une autre», ce que mit particulièrement bien en lumière la linguiste israélienne et anti-sioniste Tanya Reinhart (1943-2007).

En 1969 l'exégète français Emmanuel Lévyne, analysait avec des accents eschatologiques la nature du conflit israélo-palestinien, comme manifestation «extrême» de la guerre techno-capitaliste occidentale livrée à la vulnérabilité d'un peuple : «L'État d'Israël, c'est la civilisation occidentale à la conquête de l'Orient. Les peuples pauvres ont entrepris la Guerre tricontinentale contre les nations riches, contre les géants industriels pour survivre et échapper à l'extermination, pour ne pas être écrasés par les bottes et leurs machines comme des insectes. Ils comprennent et comprendront de plus en plus clairement le rôle capital de l'État sioniste dans la défense de la civilisation technicienne (…) Le sort du monde – la victoire ou la défaite de l'impérialiste, l'esclavage universel ou la libération messianique de l'humanité – se joue au Moyen-Orient. Le peuple palestinien a un caractère christique, il souffre pour les fautes du monde, Dieu s'incarne en lui. Dieu est avec lui. Il vaincra le sionisme et l'impérialisme - parce qu'il est le plus faible et le plus pauvre – avec l'aide de tous les révolutionnaires du monde. Debout les damnés de la Terre. En marche vers Sion pour établir le royaume de la justice sur terre. Le Dieu qui a libéré les esclaves vous appelle. Il vous invite au jugement dernier du monde capitaliste».

Ce qui est en jeu, c'est bien le lien organique entre la puissance planétaire du monde occidental et le projet colonial sioniste : «Civilisation conquérante qui a fait reculer les limites de l'humainement possible, l'Occident voit en Israël sa propre représentation en miniature. Et s'il l'admire tant, c'est parce que cette vénération flatte son narcissisme», écrit Bruno Guigue.

La lutte palestinienne contre l'expropriation et la confiscation des terres a vu se constituer dès 1958 le mouvement Al Ard (La Terre). S'opposant au projet sioniste, ce mouvement a été déclaré illégal par la Cour suprême israélienne, avant que ne lui succède dans les années 70 l'organisation Abnaa Al Balad (Les Fils du pays), qui perpétue la lutte pour le droit à la terre, malgré l'intensification de la colonisation et de l'expropriation des terres.

En 1975, dans la ville arabe de Nazareth, naît la Conférence nationale pour la défense des terres arabes, au terme d'un grand rassemblement de paysans, de militants politiques, ou encore de religieux chrétiens et musulmans. Seulement deux mois après, le gouvernement travailliste y répond en confisquant 2 500 hectares de terre en Galilée : «Le projet est clair : chasser les palestiniens, créer des zones militaires et construire de nouvelles colonies juives».

La revendication d'un État palestinien ne peut-être dissociée du combat pour la maîtrise des ressources naturelles, telles que l'eau, et pour l'accès aux fruits de la terre. Les écologistes palestiniens, à travers le réseaux PENGON, mènent la résistance contre ce mur de 700 km, construit depuis 2002 par les autorités israéliennes, aussi inhumain qu'anti-écologique, qui sépare des villages ou des champs en deux.

De son côté, l'Union des comités de travail agricole, créée en 1986, «est active essentiellement sur le terrain de la défense des terres, et des intérêts de la paysannerie palestinienne», en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Il soutient en même temps les milliers de travailleurs migrants thaïlandais, eux aussi exposés dans leur travail agricole aux produits chimiques manipulés sans protection, ou grimpant en haut de palmiers sans système de sécurité, en général sans le moindre contrat de travail.

D'autres mouvements mettent l'accent sur le danger nucléaire et chimique que constitue l'État d'Israël dans les territoires occupés, où sont enterrés les déchets nucléaires et où sont implantées des usines de produits chimiques particulièrement nocifs, à proximité de fermes agricoles palestiniennes.

 

Loin de dresser un tableau exhaustif de tous les enjeux du drame environnemental et des expériences écologistes alternatives, Mohammed Taleb entend plutôt se focaliser sur un certain nombre d'entre elles, révélatrices des spécificités de l'écologie du sud.

Ainsi, dans le contexte particulier de l'Afrique, il évoque cette expérience politique unique au Burkina-Faso, autour de Thomas Sankara, «président de l'eau, de l'arbre et de la vie», grande figure de l'Afrique des années 80. Devenant en 1983 président du Conseil national révolutionnaire, il verra très tôt le lien entre la lutte contre la désertification et la lutte, ô combien politique, visant à rétablir un équilibre entre l'homme, la nature et la société. Lors d'une conférence à Paris, il s'exprimait en ces termes : «Notre lutte pour l'arbre et la forêt est d'abord une lutte populaire et démocratique. Car l'excitation stérile et dispendieuse de quelques ingénieurs et experts en sylviculture n'y fera jamais rien ! De même, les consciences émues, même sincères et louables, de multiples forums et institutions ne pourront reverdir le Sahel, lorsqu'on manque d'argent pour forer des puits d'eau potable à 100 mètres et que l'on en regorge pour forer des puits de pétrole à 3000 mètres! Karl Marx le disait, on ne pense ni aux mêmes chose, ni de la même façon selon que l'on vit dans une chaumière ou dans un palais. Cette lutte pour l'arbre et la forêt est surtout une lutte anti-impérialiste. Car l'impérialisme est le pyromane de nos forêts et de nos savanes».

La révolution démocratique, les besoins humains vitaux et l'urgence d'une régénération de la nature étaient si étroitement articulés, qu'il fit de l'arbre l'axe central de sa politique. Cette action ne pouvait être mobilisatrice et faire son œuvre qu'en étant enracinée dans la profondeur des traditions culturelles des communautés. Dans son esprit, la catastrophe de la désertification était liée à la perte des référents traditionnels, mis à mal sur l'autel de la «modernisation» occidentalo-centrée, et le renouveau devait passer par cette réappropriation des vivantes traditions : «C'est le reboisement, l'acte positif pour recréer la nature. Nous avons ordonné que toutes les villes, tous les villages aient un bosquet d'arbres. Dans la tradition africaine, existait une forme de préservation de la nature, un système socio-économique : le bois sacré. On y accomplissait un certain nombre de rites initiatiques. D'un point de vue mythique et animiste, ces bois avaient une puissance supposée qui les protégeait. Mais en même temps que ces valeurs ont cédé la place au modernisme, à un certain cartésianisme et même à d'autres religions, en même temps la protection a manqué et ces bois ont disparu. Les écrans qu'ils constituaient ont sauté et la désertification a, naturellement, pu faire son chemin plus rapidement encore. C'est une des raisons qui nous a poussés à créer ces bois. Et bien que nous ne réussissions pas à leur donner le contenu religieux d'antan, nous essayons de leur attribuer une valeur sentimentale qui soit équivalente. Ainsi tous les événements heureux sont marqués par une plantation d'arbres : un baptême, un mariage, une cérémonie».

Pour son franc-parler, pour sa dénonciation inlassable de la corruption et de la soumission à l'influence politique française, Thomas Sankara a très tôt représenté une menace pour de nombreux intérêts politico-économiques. Plusieurs éléments laissent à penser que le gouvernement socialiste français de l'époque «l'avait à l'oeil». Il sera assassiné le 15 octobre 1987 avec douze de ses collaborateurs, et depuis plusieurs années nombre de ses amis ou des personnalités internationales, demandent l'ouverture d'une enquête indépendante sur l'assassinat de cet homme qui, quatre années durant, a incarné les espérances de tout un peuple.

 

La dernière partie de l'ouvrage synthétise les caractéristiques communes à ces écologies du sud dont la puissance subversive tient en ce lien constant entre justice écologique, justice sociale, enracinement culturel et épaisseur spirituelle.

Ainsi l'économiste algérien Fayçal Yachir (1947-1997) mettait en lumière le face à face frontal entre ces deux visions du monde par essence incompatibles : issue du rationalisme occidental et de l'idéologie dominante du XIXème siècle européen, la croyance mécaniste en l'existence d'une offre illimitée de ressources naturelles plaçait l'homme dans une position de toute-puissance et rompait en cela avec les cosmogonies traditionnelles, «lesquelles dessinaient des limites transcendantes à l'activité humaine» : «Dans les religions comme dans les mythologies, l'homme était toujours perçu comme un élément parmi d'autres, inséré dans une totalité, la Création, l'Univers ou la Nature, plutôt que comme le centre rayonnant de sa puissance sur tous les éléments».

En cela, pour Mohammed Taleb, l'écologie du sud est foncièrement un combat contre «la mise sous tutelle par l'Occident des trajectoires historiques des divers peuples du monde», par laquelle la toute puissance du capitalisme occidental est imposée de gré ou force en tant que «système de mise à mort, par le biais de la réification/aliénation de l'Âme du monde».

L'écologie du sud révèle cette fracture fondamentale, l'épicentre d'un conflit à la vie et à la mort : oui, sur toute la surface de la terre, il y a combat entre la puissance destructrice et nihiliste du capitalisme, et la puissance de vie dont sont porteuses les traditions religieuses et spirituelles, aussi inachevées soient-elles.

Contre les ingénieurs experts en endormissement des consciences, qui travaillent à retarder la mise à jour de ce conflit dernier, à sauver les meubles en tentant de rendre compatible ce qui ne le sera jamais, à grands coups de «moralisation du capitalisme», de «développement durable», d' «éthique en entreprise» et autres mensonges, laissons plutôt la parole au philosophe colombien Alfredo Gomez-Muller : «Le capitalisme n'est pas seulement une logique d'appropriation privée du travail social, mais aussi une logique de destruction de la culture en général, c'est à dire de la capacité des personnes et des sociétés à produire du symbolique : des sens et des valeurs permettant d'imaginer des possibles par-delà les finalités du profit, du rendement, de l'accumulation et du pouvoir».

Ici encore, il faudra bien établir un jour ce lien, direct et radical, entre la colonisation capitaliste des esprits et le processus concomitant de refoulement de la vocation humaine la plus profonde et la plus universelle : la recherche de Dieu et de la Vie en Lui. Et si tel était la visée suprême et dernière du capitalisme, dans l'assurance apparemment implacable de sa marche? Dans cette perspective, susciter la division et le choc des grandes traditions religieuses afin de faire obstacle à la menace que constituerait pour lui leur rencontre, n'est-elle pas la ruse et la diversion la plus diabolique qu'aujourd'hui le capitalisme met en œuvre sous nos yeux embrumés?

Parmi les grandes forces de résistance spirituelle, Mohammed Taleb nous ouvre à l'islam cosmique, à travers Fazlun Khalid, directeur de la Fondation islamique de l'écologie et des sciences environnementales (IFEES). Au plus loin des représentations médiatiques caricaturales qui entourent cette notion, «pour Fazlun Khalid, la sharia est considérée non comme une loi qui s'imposerait de façon autoritaire, mais comme un chemin à parcourir». Les divers textes auxquels se réfère la sharia, «fournissent un grand nombre de prescriptions concernant le respect de la Création, l'amitié que nous devons entretenir avec les éléments, la protection de la biodiversité et, bien sûr, la cessation de toutes les activités qui heurteraient les rythmes du vivant».

Marqué par la philosophie spirituelle de l'iranien Seyyed Hossein Nasr, "une des personnalités les plus en vue de «l'islam cosmique»", Fazlun Khalid, en vue d'élaborer une écologie musulmane, se réfère au principe coranique du Mizan, qui signifie la balance et la juste mesure. Celui-ci n'est pas sans faire écho à la notion grecque du nomos (la Loi), opposé à l'hybris (la démesure).

Autre force de résistance à la fois spirituelle, écologique et sociale : la théologie de la libération, impulsée en Amérique du Sud, enracinée dans le vécu concret des Communautés ecclésiales de base, et expression emblématique de ces spiritualités de combat contre l'impérialisme et le néolibéralisme. Apparue dans les années 50-60, la théologie de la libération, c'est ce qui fait sa force novatrice indéniable, a posé les enjeux de la question sociale sur le mode de l'action chrétienne simultanément personnelle et collective : «le mouvement allait de la charité à la justice. Des théologiens et des théologiennes, des religieux et des religieuses, des moines et des sœurs, des laïcs, élaborèrent à partir d'une expérience spirituelle, intérieure et sociale, une vigoureuse critique du capitalisme d'Amérique du Sud. Pour ces femmes et ces hommes, ce capitalisme était injuste, injustifié et immoral. Ensemble, ils dénoncèrent cette alliance entre les bourgeoisies locales (qui n'avaient de «nationale» que le nom), le capital international, l'impérialisme des États-Unis, les régimes dictatoriaux qui s'imposaient (Brésil, Argentine, Nicaragua, Chili, etc.) et les composantes conservatrices et réactionnaires de l'Église».

Un de ses principaux apports fut le principe de «l'option préférentielle pour les pauvres», qui sous son influence fut du reste intégré dans l'enseignement social de l'Église, sous Jean-Paul II.

 

Avec Mohammed Taleb, on ne peut que se réjouir des nombreuses convergences, qu'il souligne dans sa conclusion, entre toutes ces écologies du sud et les diverses sensibilités de l'écologie radicale «dissidente» en Occident. Avec lui également, en ces obscurs temps charliesques où des spécialistes de la diversion voudraient nous faire croire que le genre humain est menacé par l'islam (afin de mieux nous faire oublier qu'il l'est dans sa substance même par le capitalisme), on croit plus que jamais que le terrain de l'écologie et/donc de la justice sociale, sera un des lieux privilégiés de la rencontre entre les grandes traditions religieuses. Et avec lui, sans aucun doute aussi, on frémit d'impatience à l'approche imminente de l' «explosive» encyclique sociale du pape François sur l'écologie.

 

 

 

 

Serge Lellouche

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Mai 2015

L'écologie
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