Karl Polanyi
La Grande Transformation
Aux origines politiques et économiques de notre temps
(Editions Gallimard, 1983 - 1ère édition 1944)
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Le hongrois Karl Polanyi (1886-1964) fut à la fois économiste, historien de l'économie et anthropologue. Juif d'origine, il s'imprègnera de l'éthique chrétienne qui selon lui s'accomplissait dans l'adhésion au socialisme : «Parmi ceux qui sont morts pour la cause de la liberté de pensée, la première place sera toujours occupée par Jésus de Nazareth» écrira-t-il. Son émigration en Angleterre dans les années 30 et l'horreur que lui inspira la déshumanisation capitaliste, fut le tournant de son existence.
La Grande Transformation, qui est son livre majeur, constitue, selon son préfacier français Louis Dumont, la critique la plus radicale qui soit du capitalisme libéral.
Vue la densité et la complexité de l'architecture générale du livre, il m'est apparu impossible d'en proposer une synthèse complète. Ce qui suit ne concerne donc qu'environ la première moitié de l'ouvrage, au travers de laquelle néanmoins le coeur de sa thèse y est exposé : le caractère entièrement inédit du libéralisme économique à partir du XIXème siècle, la subordination de toutes les sphères humaines et naturelles aux impératifs du Marché et donc le désastre civilisationnel intégral que cette utopie purement matérialiste ne pouvait qu'engendrer.
"Dépensez, consommez, vivez" (Manu Valls) : ici
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Si sa furie expansionniste s'est réactivée depuis la fin des années 1970, au moment où Karl Polanyi publie son grand livre en 1944, le libéralisme économique est agonisant, frappé de plein fouet par l'ouragan économique et politique des années 1930-45, dont il fut lui-même à l'origine : «Notre thèse est que l'idée d'un marché s'ajustant lui-même était purement utopique. Une telle institution ne pouvait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l'homme et sans transformer son milieu en désert (…) La Révolution industrielle fut simplement le début d'une révolution aussi extrême, et aussi radicale, que toutes celles qui avaient jamais enflammé l'esprit des sectaires, mais le nouveau credo était entièrement matérialiste et impliquait que, moyennant une quantité illimitée de biens matériels, tous les problèmes humains pouvaient être résolus». On reconnaît l'arbre à ses fruits.
Personne avant lui n'avait dévoilé avec autant de force la véritable nature du capitalisme libéral : dans la mesure où l'extension illimitée du domaine de la marchandise constituait son principe vital dans sa quête du gain et du profit, on ne pouvait en comprendre les ressorts sans voir en lui une puissance dévastatrice absolument inédite dans l'histoire, ravageant sur son passage tous les obstacles à sa dynamique conquérante : solidarités et liens familiaux, communautaires, religieux ou sociaux, coutumes ancestrales et enracinements, et toutes autres formes de réalités anthropologiques ou naturelles, invariantes ou à transformation lente.
Au XIXème siècle, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, la prétendue civilisation ne se fondait plus que sur un seul et unique principe économique : le marché auto-régulateur, auquel toute l'organisation sociale et humaine devait se soumettre, et sur lequel reposait l'ensemble du système politique international. On ne peut comprendre les cataclysmes politiques et économiques de la première moitié du XXème siècle, son cortège de guerres mondiales et de totalitarismes, sans les relier directement à cette monstruosité première qui les précède et les prépare : une prétendue civilisation fondée sur cette unique matrice, exclusivement économique, du marché auto-régulateur et sur cet unique mobile du gain.
Autrement dit, et dans la mesure où c'est en Angleterre qu'est née cette «civilisation du marché», «pour comprendre le fascisme allemand, nous devons revenir à l'Angleterre de Ricardo (…) c'est dans le pays natal de la Révolution industrielle, l'Angleterre, que l'on doit étudier les facteurs à long terme qui ont causé la ruine de cette civilisation».
Du concept d' «homme économique», formulé par Adam Smith, «on peut dire, rétrospectivement, qu'aucune interprétation erronée du passé ne s'est jamais révélée aussi annonciatrice de l'avenir». Jusqu'à l'époque de Smith en effet, aucune société humaine ne s'était fondée sur le marché, qui partout joua un rôle très secondaire, insignifiant voir inexistant. Son hypothèse d'une prédilection primitive pour les activités lucratives est tout simplement fausse : «les idées d'Adam Smith sur la psychologie économique du premier homme étaient aussi fausses que celles de Rousseau sur la psychologie politique du sauvage». Son aveuglement intellectuel, et celui de ses disciples à sa suite, était notamment lié à un découplage constant de l'histoire économique et de l'anthropologie sociale. Toute la démarche de Polanyi vise justement à les réarticuler.
Les recherches ethnologiques récentes montrent bien que de façon immuable à travers l'histoire, quelques en furent les contextes culturels, les systèmes économiques ont toujours été subordonnés à des mobiles non-économiques, encastrés dans des principes sociaux et moraux : le sens de l'honneur, du partage ou encore du don ; autrement dit le primat de la vie communautaire et sociale a toujours prévalu sur la recherche de l'intérêt économique individuel : «Les passions humaines, bonnes ou mauvaises, sont simplement orientées vers des buts non économiques».
Typique est l'exemple de la Mélanésie occidentale, où les principes de réciprocité et de redistribution conditionnent le comportement économique. L'homme donnant le meilleur de sa récolte à des pans élargis de la famille, gagne en retour l'estime de la communauté pour ses vertus civiques. La famille subsiste par ce principe de réciprocité. Du point de vue de la redistribution, une large part de la production sur l'île est remise au chef, qui emmagasine, en vue de fêtes et festins communément partagés : «Dans une telle communauté, l'idée de profit est exclue ; il est mal vu de chicaner et de marchander ; le don gratuit est loué comme une vertu ; la propension supposée au troc, au paiement en nature et à l'échange ne se manifeste pas. En fait, le système économique est une simple fonction de l'organisation sociale». Ces principes redistributifs qui enserrent le système économique dans les relations sociales ne se réduisent nullement aux sociétés tribales et primitives, mais caractérisent tout autant des régimes politiques de la cité-Etat, du despotisme ou de la féodalité. On les retrouve en Afrique, dans la Chine ancienne, l'empire des incas, les royaumes de l'Inde ou encore la babylonie.
De la même façon, le principe de l'administration domestique (pourvoir aux besoins de son propre foyer), «n'a rien de commun ni avec le mobile du gain ni avec l'institution des marchés. Son modèle est le groupe clos». A cet égard, la distinction que faisait Aristote il y a deux mille ans entre l'administration domestique (la production d'usage) et l'acquisition de l'argent (la production tournée vers le gain), «est probablement l'indication la plus prophétique qui ait jamais été donnée dans les sciences sociales (…) En dénonçant le principe de la production en vue du gain « comme non naturelle à l'homme », comme sans bornes et sans limites, Aristote mettait en fait le doigt sur le point crucial : le divorce entre un mobile économique séparé et les relations sociales auxquelles ces limitations étaient inhérentes».
Un gouffre civilisationnel sépare donc le principe du gain de celui de l'usage : «On peut affirmer, en gros, que tous les systèmes économiques qui nous sont connus jusqu'à la fin de la féodalité en Europe occidentale étaient organisés selon les principes soit de la réciprocité ou de la redistribution, soit de l'administration domestique, soit d'une combinaison des trois (…) Dans ce cadre, la production et la distribution ordonnées des biens étaient assurées grâce à toute sorte de mobiles individuels disciplinés par des principes généraux de comportement. Parmi ces mobiles, le gain n'occupait pas la première place. La coutume et le droit, la magie et la religion induisaient de concert l'individu à se conformer à des règles de comportement qui lui permettaient en définitive de fonctionner dans le système économique».
Si à partir du XVIème siècle, les marchés devinrent plus vastes et nombreux, «aucun signe, pourtant, n'annonçait encore la mainmise des marchés sur la société humaine». Pour comprendre le grand basculement qui va se produire trois siècles plus tard, et pour sortir «des superstitions économiques» du même XIXème siècle, Karl Polanyi se tourne vers l'histoire du marché, sa nature et son origine...
Contrairement aux mythes véhiculés par l'orthodoxie économique du XIXème siècle, le passage de petits marchés isolés à une économie de marché, des marchés locaux régulés au Marché auto-régulateur, ne relevait en rien d'une évolution naturelle et bienheureuse de l'extension des marchés (tel un point d'orgue de la civilisation!), mais, sous un mode effroyablement destructeur, n'était que «l'effet de stimulants extrêmement artificiels que l'on avait administrés au corps social afin de répondre à une situation crée par le phénomène non moins artificiel de la machine (…) L'enseignement orthodoxe partait de la propension de l'individu au troc ; on en déduisait la nécessité des marchés locaux, ainsi que de la division du travail ; et on en concluait pour finir à la nécessité du commerce, puis du commerce extérieur, y compris celui au long cours».
Cette vision passe complètement à côté des faits établis par la recherche ethnologique : le commerce a pendant bien longtemps été motivé par l'aventure, l'exploration ou la guerre, bien plus que par le troc. De plus, comme dans les systèmes antiques de redistribution, le troc et les marchés locaux n'avaient qu'une place très limitée dans la vie économique et sociale. La coutume, la loi, ou encore la religion étaient autant de facteurs qui en limitaient strictement la portée. Le troc et le marché étaient largement entourés de tabous, comme au pays Chaga : chaque effusion de sang survenue sur le marché nécessitait une expiation immédiate, une mise entre parenthèse de toute activité marchande, le temps de la purification. On ne pouvait plus toucher à une seule des marchandises, qui devaient être lavées. Une multiplicité de règles faisait donc obstacle à la diffusion des marchés.
Or, «le marché local typique (…) ne varie guère, quels que soient l'époque et le lieu (…) Ils subsistent presque sans changement jusqu'en plein milieu du XVIIIème siècle dans les pays les plus avancés d'Europe occidentale». Ces marchés locaux n'ont en rien été annonciateurs du commerce intérieur ou national, dont les centres urbains médiévaux en constituaient le principal obstacle. La production s'organisait dans le cadre des corporations de métiers et, sur le marché local, «la production était réglée en fonction des besoins des producteurs». Du point de vue économique, les nations étaient constituées d'un foisonnement de pôles marchands non-concurrentiels situés dans des villes et villages, largement auto-suffisants et sans liens les uns aux autres. Si un marché national s'est mis en place, c'est par l'intervention de l'État, qui, dès le XVème siècle, imposa le système mercantile aux villes et principautés. Les marchés «libérés» des particularismes, grandissaient dès lors dans le même mouvement que la réglementation par une administration étatique de plus en plus centralisée. On est bien loin encore du renversement complet que constituera l'idée d'autorégulation et d'économie de marché, jusque là inconnue.
«C'est seulement à la lumière de ces faits que l'on peut vraiment comprendre les hypothèses extraordinaires sur lesquelles repose une économie de marché». Celle-ci suppose en effet «un système économique commandé, régulé et orienté par les seuls marchés; la tâche d'assurer l'ordre dans la production et la distribution des biens est confiée à ce mécanisme auto-régulateur». Dans ce système, les humains sont sensés se comporter en vue d'un gain d'argent maximum. Toute la production y est commandée par les prix dont «dépendent les profits de ceux qui orientent la production». De même, les revenus sont formés par les prix et la distribution des biens est également assurée par les seuls prix. «L'autorégulation implique que toute la production est destinée à la vente sur le marché, et que tous les revenus proviennent de cette vente. Il existe par conséquent des marchés pour tous les éléments de l'industrie (…) mais aussi pour le travail, la terre et la monnaie». Face à de telles conditions, les seules prérogatives de la politique et de l'État consistent à favoriser l'autorégulation du marché, à ne l'entraver en RIEN : «Seules conviennent les politiques et les mesures qui contribuent à assurer l'auto-régulation du marché». Dans ce système, les sphères politique et sociale se trouvent donc entièrement subordonnées à la sphère économique, complètement remodelées selon les nécessités du marché libre : «Une économie de marché ne peut exister que dans une société de marché». Comme on l'a vu précédemment, ce fait est unique dans toute l'histoire humaine : «Un marché auto-régulateur n'exige rien de moins que la division institutionnelle de la société en une sphère économique et une sphère politique».
Aussi, inclure le travail (les êtres humains eux-mêmes), la terre (le milieu naturel propre à chaque société) et la monnaie, dans le mécanisme du marché, «c'est subordonner aux lois du marché la substance de la société elle-même». Polanyi souligne ici avec force que l'organisation du travail, de la terre et de l'argent en marchés, est une pure fiction, car ils ne sont pas en eux-mêmes des marchandises, des produits, mais des données de la vie et de la nature, ou un simple signe de pouvoir d'achat pour le troisième de ces éléments. Leur marchandisation est donc un postulat du libéralisme aussi artificiel que potentiellement destructeur et insoutenable.
Telle est pourtant la promesse mirifique de l'utopie auto-régulatrice, autre nom de «la fabrique du diable» : «Permettre au mécanisme du marché de diriger seul le sort des êtres humains et de leur milieu naturel, et même, en fait, du montant et de l'utilisation du pouvoir d'achat, cela aurait pour résultat de détruire la société. Car la prétendue marchandise qui a nom « force de travail » ne peut être bousculée, employée à tort et à travers, ou même laissée inutilisée, sans que soit également affecté l'individu humain qui se trouve être le porteur de cette marchandise particulière. En disposant de la force de travail d'un homme, le système disposerait d'ailleurs de l'entité physique, psychologique et morale « homme » qui s'attache à cette force. Dépouillés de la couverture protectrice des institutions culturelles, les êtres humains périraient, ainsi exposés à la société ; ils mourraient, victimes d'une désorganisation sociale aiguë, tués par le vice, la perversion, le crime et l'inanition. La nature serait réduite à ses éléments, l'environnement naturel et les paysages souillés, les rivières polluées, la sécurité militaire compromise, le pouvoir de produire de la nourriture et des matières premières détruit».
La mise en œuvre du système de marché est par ailleurs intrinsèquement liée à la dynamique technique de la révolution industrielle : l'invention de machines complexes et coûteuses transforme tout le rapport du marchand à la production, entraîne des investissements à long terme et donc la nécessité d'un contrôle accru de l'ensemble des paramètres productifs, dont la dislocation sociale est l'inéluctable aboutissement : «Plus la production industrielle se compliquait, plus nombreux étaient les éléments de l'industrie dont il fallait garantir la fourniture. Trois d'entre eux étaient naturellement d'une importance primordiale : le travail, la terre et la monnaie (…) Rien ne sauva le petit peuple d'Angleterre du choc de la Révolution industrielle. Une foi aveugle dans le progrès spontané s'était emparée des esprits, et les plus éclairés parmi eux hâtèrent avec le fanatisme des sectaires un changement social sans limites et sans règles. Les effets que celui-ci eut sur la vie des gens dépassèrent en horreur toute description. Au vrai, la société aurait été anéantie, n'eussent été les contre-mouvements protecteurs qui amortirent l'action de ce mécanisme autodestructeur».
Toute l'histoire sociale du XIXème siècle fut en effet marquée à la fois par cette foudroyante expansion du marché et par un élan d'auto-protection de la société contre ses effets ravageurs. Aussi, «durant la période la plus active de la Révolution industrielle, de 1795 à 1834, la loi de Speenhamland permit d'empêcher la création d'un marché du travail en Angleterre».
Les longs développements que K.Polanyi consacre à la loi de Speenhamland sont difficilement résumables tant les enjeux qui s'y trament sont denses et complexes. En cette loi, qui va s'avérer être un grand trompe l'oeil, se cristallise le basculement décisif et dramatique vers la «civilisation du marché». Cette loi était originellement sensée renforcer le système paternaliste de l'organisation du travail et instaurer des compléments de salaires pour les plus pauvres, en plus de leurs gains, selon un barème familial. Elle constituait en principe un salutaire «droit de vivre», mais l'on donna en fait à Speenhamland un sens opposé à l'intention généreuse première. Les employeurs s'engouffraient dans la brèche de cette allocation, pour, en contrepoids, baisser drastiquement les salaires, ce qui conduisait un nombre croissant d'indigents à ne plus (sur)vivre que grâce aux fond publics. La paupérisation, en même temps que la démoralisation, était en marche dans les campagnes : «L'épisode de Speenhamland révéla aux habitants du pays qui dominait le siècle la vraie nature de l'aventure sociale dans laquelle ils s'embarquaient (…) La tentative faite pour créer un ordre capitaliste dépourvu de marché du travail avait désastreusement échouée (…) Sous Speenhamland, la société était déchirée par deux influences opposées ; l'une émanait d'un paternalisme et protégeait le travail contre les dangers du système de marché, l'autre organisait les éléments de la production, terre comprise, en un système de marché, dépouillait ainsi le petit peuple de son ancien statut, et le contraignait à gagner sa vie en mettant son travail en vente».
Dès 1834, la conviction s'impose donc qu'il fallait en finir avec Speenhamland : «C'est ainsi que l'humanité fut forcée d'emprunter les chemins d'une expérience utopique». Les allocations sous Speenhamland auraient pu avoir un effet contraire sur les salaires si les travailleurs avaient eu la liberté de s'associer pour défendre leurs intérêts. Mais dans la réalité, «l'intervention paternaliste de Speenhamland appelait les lois contre les coalitions». Il y avait incompatibilité de nature entre «le droit à vivre» et le système salarial, «mais les contemporains ne comprenaient pas cet ordre auquel ils préparaient la voie (…) L'aide aux salaires devait être porteuse d'un vice propre, puisqu'elle faisait tort, comme par miracle, à ceux-là même qui en bénéficiaient». Telle fut la ruse du système de marché, qui aboutit logiquement à l'abolition du «droit de vivre», en 1834 : le dernier obstacle au marché du travail était levé. «Jamais peut-être dans toute l'époque moderne un acte aussi impitoyable de réforme sociale n'a été perpétré (…) il écrasa des multitudes de vies. D'admirables philanthropes prônèrent froidement la torture psychologique et la mirent doucement en pratique ; ils y voyaient un moyen d'huiler les rouages du moulin du travail». Le travailleur n'avait plus la moindre protection, était arraché au foyer familial et à ses racines, et l'économie politique du temps chantait les louanges de la belle harmonie de l'économie auto-régulée, qui unirait de concert les intérêts de l'individu et de la communauté : «Rien ne paraissait plus réel à Ricardo et à Malthus que les biens matériels. A leurs yeux, les lois du marché fixaient les limites des possibilités humaines».
En 1834, le capitalisme industriel était donc prêt à prendre son envol. Et déjà, «des masses énormes de travailleurs ressemblaient plus aux spectres qui peuvent hanter un cauchemar qu'à des êtres humains. Mais si les ouvriers étaient physiquement déshumanisés, les classes possédantes étaient moralement dégradées. L'unité traditionnelle d'une société chrétienne faisait place chez les gens cossus au refus de reconnaître leur responsabilité dans la situation où se trouvaient leurs semblables. Les «Deux Nations» prenaient forme. A l'ahurissement des esprits réfléchis, une richesse inouïe se trouvait être inséparable d'une pauvreté inouïe. Les savants proclamaient à l'unisson que l'on avait découvert une science qui ne laissait pas le moindre doute sur les lois qui gouvernent le monde des hommes. Ce fut sous l'autorité de ces lois que la compassion fut ôtée des cœurs et qu'une détermination stoïque à renoncer à la solidarité humaine au nom du plus grand bonheur du plus grand nombre acquit la dignité d'une religion séculière».
Serge Lellouche
Mars 2016