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Irons-nous tous au Paradis?
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Irons-nous tous au Paradis?
Charles Journet
Entretiens sur les fins dernières
(Éditions Parole et Silence, 2011 – Texte issu d'une retraite prêchée en 1961 à Fribourg)
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Quelques éléments biographiques sur le théologien Charles Journet (1891-1975) dans cette précédente synthèse.
On peut se procurer Entretiens sur les fins dernières ici
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En son heure, le philosophe Günther Anders avait déjà souligné la relation directe entre la croyance idolâtre dans le «progrès» et ce qu'il caractérisait comme un «calme plat eschatologique». Le monde du progrès, disait-il, détourne et dissout notre attention aux fins dernières en ce qu'en l'essence même de son efficace et glaciale dynamique technique, il n'est producteur que de moyens. La sacro-sainte production de moyens justifie désormais toute fin.
Chaque temporalité, chaque comportement, chaque désir, se doit en effet d'être réordonné et reformaté selon les besoins du règne immanent des moyens, ce qui va de pair avec une nécessaire insensibilisation aux fins ultimes, transcendantes, qui renvoient à l'altérité radicale de Dieu. Dans le ronronnement de son évolution automatique et prétendument inéluctable, le progrès nous a rendu aveugles à l'horizon apocalyptique (celui du grand dévoilement), à la perspective du Jugement, face auquel nous avançons sans le savoir, en toute tranquillité, dans une inconscience d'autant plus obscure que drapée de toutes les lumières de la science divinisée.
Le véritable projet du «progrès», voilé, non-dit, consiste-t-il en autre chose que de nous divertir sous tous les modes techniques imaginables, afin de mieux nous détourner de l'espérance eschatologique en Dieu? La continuelle «amélioration» technique du monde et de l'humanité elle-même, jusqu'à la prochaine annonce triomphale de la victoire bio-numérique sur la mort, est la séduisante promesse que nous fait miroiter le progrès, venant se substituer à une autre promesse que ses grands prêtres nous ont appris à considérer comme une encombrante vieillerie d'un autre âge : celle du salut, de la résurrection des êtres et de tout l'univers par la croix du Christ, de l'avènement définitif du royaume des cieux et de la vie éternelle dans la vision béatifique. Beaucoup plus innovantes à leurs yeux que la Nouveauté éternelle de Dieu, les nouvelles applis du nouveau iPhone et, mieux encore, la promesse de nous affranchir à jamais de toute croyance religieuse, par le miracle neuroscientifique de la stimulation magnétique du cortex pré-frontal !
Quoi donc, sinon la grâce d'une révélation qui nous «tombe de dessus», un beau jour et sans savoir pourquoi, peut nous libérer, jusqu'au bout, d'un tel obscurantisme high tech, dont nous avons tous été les esclaves, et convertir dans l'émerveillement notre regard vers notre divine destination?
Face à la puissance bouleversante d'une telle révélation, un livre n'est pas grand chose, la tentative d'en faire la synthèse, encore moins. Peut-être parfois juste, par l'écho intérieur d'un seul mot, une petite graine semée.
La question des fins n'est pas séparable de celle des origines, pose d'abord Charles Journet. Dieu a créé le monde par un acte d'amour totalement gratuit et désintéressé, dans une volonté et un but unique : le bien absolu de toute sa création. Dieu ne crée pas le monde pour lui, mais pour ses créatures, en vue de leur plein accomplissement en Lui. Seules nos projections humaines nous ont très tôt conduites à fantasmer un univers originel marqué par la dualité entre le bien et le mal, l'opposition entre la matière et l'esprit, le combat entre un Dieu mauvais et un Dieu bon. Nous n'en n'avons pas fini avec les ravages de la gnose.
Très tôt également, l'homme antique (indien ou gréco-romain), a imaginé une vision cyclique de l'univers où alterneraient immuablement des périodes de décadence et de renaissance, au sein d'un univers qui aurait été créé d'emblée dans son état définitif. Ce mythe de l'éternel retour, entretenu jusqu'à Nietszche, explose sous le feu de la révélation judéo-chrétienne, par laquelle irrupte une vision historique d'un univers en voie de maturation : le miracle de la création sortant du néant, puis la chute, la promesse de la rédemption, la venue du messie relevant la création déchue et la soulevant vers son accomplissement final : «C'est le mystère d'un monde qui, avant d'arriver à son terme, doit connaître une aventure, quelque chose d'unique (…) L'univers est parti pour un voyage, qui ne se fera plus. Et le monde de l'au-delà sera comme une éternisation du fugitif».
S'appuyant sur la définition du concile de Latran IV (1215) reprise par celui de Vatican (1870), le cardinal Journet distingue trois types de créatures, les créatures spirituelles (les anges), les créatures corporelles (l'univers matériel) et l'homme. Toutes ces créatures sont vouées à la vie éternelle.
Couronnement de la création, l'homme est à la fois un être matériel et spirituel, en cela situé entre deux mondes : «L'homme est par définition un être déchiré, dramatique». Mais Dieu l'investit de sa grâce dès sa création (grâce adamique), qui l'établit dans l'état de sainteté et d'harmonie originelle du paradis terrestre. Dans sa liberté de vivre de cette grâce divine en humble jardinier de la création, ou au contraire dans l'adoration de lui même, l'homme, dans l'ivresse de cette liberté qui lui est donnée, va faire le choix de la révolte : «Alors c'est la catastrophe : l'homme perd la grâce divine, la vie surnaturelle, et en même temps il retombe sur sa nature dramatique». La chute ouvre le temps de la mort, de la souffrance, des conflits et de la lutte contre l'univers.
«Pourquoi Dieu laisse-t-il la chute se produire ? Parce que, dans son amour, il y a des ressources telles qu'avec les débris du monde détruit il pourra reconstruire un univers meilleur, la grâce de la rédemption venant au secours des hommes blessés avec une immense puissance de transfiguration. Cet univers où le mal déferle d'une manière si terrible qu'aucune limite ne semble avoir été mise à sa puissance, suscitera des amours que n'aurait pas connus l'univers de création (exempt du péché)». Déjà «la Croix est levée sur l'horizon de l'histoire». Comme le dira saint François de Sales, «Le sang de la rédemption est plus agréable à Dieu que les neiges de l'innocence».
La venue du Messie et de son Royaume est à la fois à l'oeuvre de toute éternité et inscrite dans le temps historique : «depuis toujours, le Père engendre le Fils, avec une puissance irrésistible et infinie». Trinitaire, cette «procession éternelle» produit aussi l'Esprit-Saint et surgit dans le temps et dans l'espace, pour aboutir à l'Église comme Corps du Christ. En cela, «L'Église est la conséquence de l'irruption de la Trinité dans le monde par l'Incarnation et Pentecôte, et de ce fait elle est porteuse d'une force invincible», traçant son itinéraire terrestre qu'elle doit suivre pour la salut du monde, à la suite du Christ, avec en vue la gloire éternelle.
Le peuple d'Israël n'attendait pas ce «dédoublement de la Parousie», convaincu que le Messie accomplirait sa mission salvatrice en une seule fois : «Or les choses ne se sont pas passées ainsi, d'où la surprise. Jésus est venu une première fois pour sauver le monde ; puis il viendra une deuxième fois pour juger le monde». L'annonce de la ruine de Jérusalem (Matthieu 24) est un signe distinct de celui de la fin du monde, bien que les disciples aient dans un premier temps confondu l'un avec l'autre. Ils comprendront à la Pentecôte que le Royaume prophétisé descend dans le monde une première fois et qu'il y en aura une seconde : «La descente de L'Esprit Saint dans les âmes immortelles ? C'est le Royaume, maintenant, qui est enraciné dans l'espace, le temps, et dans cette terre qu'il emportera avec lui ; mais c'est la première étape, la première venue du Sauveur (…) La fin du monde ne sera que l'éclatement de cette richesse immense à l'intérieur de l'histoire». Nous voici entrés dans la dernière époque du monde, dont nul autre que Dieu ne sait quand elle s'achèvera.
En cet entretemps du monde, l'Église prolonge l'oeuvre de Jésus ; elle «aura à parcourir un itinéraire pareil à celui du Sauveur avant sa résurrection et son entrée au ciel. Et comme Jésus, sur la Croix, était Roi, mais Roi crucifié, l'Église sera le Royaume, mais le Royaume crucifié». En attendant le Royaume manifesté dans sa gloire, l'Église, dans son pèlerinage terrestre est déjà le Royaume crucifié.
Par ses prophètes, Dieu a préparé le peuple à reconnaître le Christ. Or, hormis un petit cercle autour duquel l'Église va se constituer et dans lequel la Promesse ne défaillira pas, l'ensemble du peuple juif, pourtant plus que tout autre comblé de grâces, se détourne. Que va faire Dieu ? : «Vous ne voulez pas de ma grâce ? Alors, allez chercher les Gentils, allez les chercher n'importe où, et ouvrez-leur la maison. Ainsi les Gentils vont entrer dans l'Église (…) en sorte que, selon les mots de l'Apôtre : «Le faux-pas des Juifs a été le salut des Gentils»». Pour Saint-Paul, c'est une fois que les Gentils seront pleinement entrés dans l'Église qu'Israël y entrera à son tour : «Ce sera alors comme une explosion de lumière pour l'Église».
Charles Journet se penche ensuite sur les données dogmatiques concernant la mort. Contrairement à l'ange, l'homme est mortel par nature, mais «immortel par grâce au paradis terrestre». Par la puissance de la grâce adamique, et tant que l'homme demeurait fidèle à cette grâce, il échappait au déchirement dramatique entre le corps et l'âme, et au conflit avec l'univers extérieur. Mais, usant de sa liberté pour se faire centre de l'univers, et perdant ainsi l'amitié divine, l'homme redevient mortel par le péché. L'homme «retombe» sur sa propre nature : «Le salaire du péché, c'est la mort», dira Saint Paul (Épître aux Romains, 6,21). Mais de même, Saint Paul ajoute : «Puisque la mort est venue par un homme, c'est aussi par un homme qu'est venue la résurrection des morts» (I Co 15, 21).
Par transmission du péché originel, il y a donc universalité de la mort, bien que l'homme, comme personne, aspire à l'immortalité : «la mort lui apparaîtra toujours comme une sorte de déchirement et de scandale». La mort est donc un passage obligé, «sauf pour ceux qui seront encore sur la terre à la fin du monde, car ceux-ci entreront tous vivants dans le ciel ou dans l'enfer».
De Platon jusqu'à Kierkegaard et Bergson, C.Journet relate les diverses tentatives philosophiques d'éclairer ce mystère de la mort, irréductible à ce que pourrait en dire notre pauvre raison humaine.
Tout autre est son éclairage à la lumière de la Révélation. A la mort de Lazare, «Jésus est bouleversé, il se trouble lui-même et pleure. Pourquoi ? A cause du pouvoir anormal de la mort par rapport à la condition humaine d'avant la chute du premier homme (…) On voit constamment dans l'Évangile cette tendresse de Jésus en face de la mort. Parce qu'il sait la douceur première dont Dieu avait enveloppé l'homme en le créant -et que celui-ci a perdue par le péché-, Jésus voudrait le revêtir de la même tendresse». Jésus (Dieu fait homme!) entre d'autant plus librement dans la mort qu'il a sur elle une puissance extraordinaire. Portant sur lui «la condition tragique de l'homme ayant refusé la grâce, l'agonie de tous les hommes de tous les temps», Jésus va pourtant la subir, malgré cette puissance divine, comme l'Église toute entière la subira à la suite du Christ. L'Église nous transmet que, revêtue du Christ, la mort, bien qu'étant un mal en soi, est désirable en tant que passage vers la gloire. «Bénie sois-tu, toi, ma sœur la mort!» s'exclamera François d'Assise au seuil de la mort : «Voilà donc ce mystère de la mort, par laquelle passe l'Église à la suite de Jésus. Nous passons par la mort les uns après les autres, et ce trajet, qui pouvait être de désespoir, est illuminé par les splendeurs du Sauveur qui nous attend, de l'autre côté, dans sa gloire».
Qu'arrive-t-il après la mort? Où sont ceux qui sont morts avant le jugement dernier ? Quand et comment Dieu établira-t-il sa Justice? Avant la révélation chrétienne, le monde juif envisageait le schéol, sorte de lieu d'errance, incertain, «égalitaire», sans véritable distinction entre les justes et les mauvais. Puis l'Ancien Testament envisage peu à peu un jugement particulier étroitement lié à la responsabilité personnelle (Cf Ézéchiel 18) : «Le sens de la responsabilité personnelle va donc préparer la discrimination d'après la mort».
En même temps s'affine la notion d'immortalité de l'âme, mais bien plus encore. Israël va comprendre que Dieu étant éternel, son amour l'est aussi, venant toucher la créature et l'éterniser : «Dieu éternise ses amis et les entraînera dans l'immortalité, tout entiers, âmes et corps, en sorte que tout l'être sera sauvé, et pas seulement les âmes. Quand aura été faite la distinction entre l'âme et le corps, il restera ceci que : on sait bien que l'âme s'en va tout de suite vers l'immortalité, mais elle attend son corps pour la résurrection».
Tel est le cri de Job : «Je ne sais pas pourquoi je souffre, mais je sais que mon défenseur est vivant et qu'un jour, de derrière ma peau, moi, je le verrai, et pas un autre que moi, et lui, et pas un autre que lui» (19, 25-27). La souffrance de Job revêt une dimension corédemptrice, et son cri «déchire la nuit, comme un éclair : il y a autre chose que le schéol».
«Bienheureux ceux qui pleurent car ils seront consolés... Bienheureux les doux parce qu'ils hériteront la terre... Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice parce qu'ils seront rassasiés». Les récompenses attachées à chaque béatitude éclairent le jugement particulier selon le Nouveau Testament. Les Béatitudes désarment la mort et indiquent que le jugement des âmes est immédiat après la mort, ce que confirme Saint Paul, qui, marchant encore dans la nuit de la foi, est comme aspiré par la Vision qui l'attend après la mort et qu'il désire plus que tout. Pour Saint-Paul, le tribunal du Christ s'exerce immédiatement après la mort.
Au jugement particulier, le voile se déchire et l'âme voit l'état dans laquelle elle se trouve : «Un saint dont le cœur est tout purifié, voit qu'étant en parfait amour avec Dieu il avait en lui le ciel, il était dans le ciel. Peut-être ne le sentait-il pas auparavant ? Quelqu'un peut-être plongé dans d'immenses angoisses, croire que Dieu l'a repoussé, redire la parole du Sauveur Jésus : «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » et cependant être dans le ciel. La mort survenant, il voit qu'il était dans le paradis...et c'est tout à coup la vision béatifique (…) Qu'en est-il de quelqu'un qui se trouve en état de péché mortel ? Il s'est détourné de Dieu pour fixer son bien suprême dans le créé, refusant la grande invitation de l'Amour. Il peut-être heureux d'un bonheur humain, posséder tous les biens de la culture, être en bonne santé, avoir une famille prospère...et être intérieurement dans l'enfer. Quand vient la mort elle déchire le voile, il voit dans quel état il se trouvait».
Mais la plupart des êtres meurent dans l'amour sans être pourtant pleinement purifiés. La compensation de la faute qui n'a pu être accomplie ici-bas, doit l'être après la mort. En découle la doctrine du purgatoire, refusée par les protestants. Le concile de Lyon s'appuiera notamment sur le passage de saint Mathieu 12, 32 relatif au pardon des péchés, et sur la première Épître aux Corinthiens (3, 14-15). Dans celle-ci, où il parle des prédicateurs, saint Paul dit que «l'oeuvre de chacun sera éprouvée au jour du Seigneur -c'est à dire par le jugement de Dieu-, sera éprouvée par le feu. Le «feu», c'est la purification, qui pourra se faire de bien des manières (…) ici-bas ou dans l'au-delà».
La rébellion contre l'ordre de Dieu est compensée par un abaissement purificateur, non pour lui-même, mais dans l'unique mesure où il ouvre à l'amour, où il suscite le désir ardent de la charité. L'âme prend conscience de son péché en même temps que la pureté de Dieu la pénètre profondément ; elle souffre du délai de la vision mais ne voudrait entrer dans l'océan de l'Amour de Dieu encore obscurcie par ses dernières entraves.
Saint François de sales exprima en ces termes admirables cet état à la fois de peine et de joie dans le purgatoire : «Il est vrai que les tourments sont si grands que les plus extrêmes de cette vie n'y peuvent être comparés, mais aussi les satisfactions intérieures y sont telles qu'il n'y a pas de prospérité ni de contentement sur la terre qui les puissent égaler. Les âmes y sont dans une continuelle union avec Dieu, elles y sont parfaitement soumises à sa volonté, ou, pour mieux dire, leur volonté est tellement transformée en celle de Dieu qu'elles ne peuvent vouloir que ce que Dieu veut, en sorte que si le paradis leur était ouvert, elles se précipiteraient en enfer plutôt que d'aller devant Dieu avec ces souillures qui sont en elles. Elles s'y purifient volontairement et amoureusement parce que tel est le bon plaisir divin. Elles veulent y être en la façon qui plaît à Dieu, ce pour autant de temps qu'il lui plaira. Elles sont impeccables et ne peuvent avoir le moindre mouvement d'impatience et d'imperfection. Elles aiment plus Dieu qu'elles-mêmes, d'un amour pur et désintéressé. Elles sont consolées par les anges. Elles y sont assurées de leur salut dans une espérance qui ne peut être confondue dans son attente. Leur amertume très amer est dans une paix très profonde. Si c'est une espèce d'enfer quant à la douleur, c'est un paradis quant à la douceur que répand la charité dans leur cœur, plus puissante que la mort, plus puissante que l'enfer. Heureux état, plus désirable que redoutable, puisque ces flammes sont flammes d'amour et de charité. Redoutable néanmoins parce qu'il retarde la fin de toute consommation qui consiste à voir Dieu et à l'aimer, et par cette vue et cet amour le glorifier dans toute l'étendue de l'éternité».
Et Charles Journet rappelle cette tendresse de Dieu permettant à l'Église, ici-bas, de supplier «qu'une «rosée» descende sur les âmes du purgatoire» : «On oublie beaucoup les morts (…) Mais quand nous aurons été oubliés de tous, quelqu'un priera encore pour nous, c'est l'Église, avec toutes ses grandes prières de la messe des morts, demandant qu'ils entrent dans un lieu de lumière et de paix».
Comme on l'a vu, la mort est donc la conséquence du péché originel, du rejet par Adam de cette grâce divine qui offrait à l'homme l'immortalité et la paix cosmique. Toutes les générations en subissent les effets. La résurrection des morts, le salut de l'homme tout entier (à la fois le corps et l'âme) est déjà indiquée en Job, plus explicitement encore avec le prophète Daniel (chapitre 12) ou le 2è Livre des Maccabées (7, 9-14).
Le Nouveau Testament annonce la résurrection glorieuse de ceux qui sont dans l'amour, déjà promise dans l'eucharistie : «Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang, je le ressusciterai au dernier jour» (Jean 6, 44). Tout particulièrement, le récit de la Transfiguration éclaire ce sens du corps glorieux : «Le Sauveur Jésus, dès son entrée dans le monde, avait la vision béatifique, était dans le ciel par la partie supérieure de son âme, alors que par la partie inférieure de son âme et son corps il était dans le temps, vulnérable, et toute la marée des agonies pouvait l'envahir. Mais, à un moment donné, voilà que se brise la barrière qui refoulait la gloire dans le sommet de son âme pour qu'il pût prendre notre condition mortelle et être notre Rédempteur, et cette gloire, l'envahit, le transfigure (…) A Pâques, cette âme, qui n'avait jamais perdu la gloire, va reprendre le corps et le transfigurer, définitivement cette fois (…) Même ses vêtements « deviennent blanc comme neige», ce qui signifie qu'au dernier jour non seulement son corps et ceux des élus nous apparaîtront transfigurés, mais que même l'univers qui les enveloppe sera inondé de cette gloire». Deux fois après Pâques, Jésus se présente à ses disciples avec un vrai corps, qui passe miraculeusement à travers les murs. Son corps est glorifié, «si pleinement dominé par l'esprit que celui-ci irradie totalement la corporéité sans la détruire».
Saint Paul essaie de faire comprendre aux Corinthiens qui en doutaient, que par le Christ, la résurrection est totale, elle concerne à la fois l'âme et le corps. Le Christ est ressuscité non seulement comme personne mais «en tant que Chef de file de toute l'humanité sauvée».
Chacun ressuscite avec son propre corps : «Le corps est semé corruptible, il ressuscite incorruptible ; il est semé méprisable, il ressuscite glorieux ; il est semé infirme, il ressuscite plein de force». Tel est le corps spirituel, glorieux, qui est un vrai corps, mais délivré de ses pesanteurs, revêtu de l'incorruptibilité, soumis aux puissances de l'âme : «il restera corps, mais sera tout irradié par sa splendeur, transfiguré, l'âme ne détruisant pas la corporéité mais l'illuminant». A la résurrection, la gloire emplira les corps et par prolongement l'univers entier : «des cieux nouveaux et une terre nouvelle».
Puis vient le Jugement dernier, comme une éclosion, un accomplissement de tout ce qui a été préparé, aussi soudainement que l'éclair : «Le Royaume de Dieu dans la gloire sera simplement la manifestation du Royaume pérégrinal et crucifié, comme une sorte de floraison (…) Là où sera le Christ glorieux, tous les corps glorieux se rassembleront autour de lui (…) Le jugement dernier est la manifestation universelle et définitive de l'état intérieur du monde, dans la grâce ou dans le péché, par rapport au Christ et à Dieu». Les conséquences de tous les actes, bons ou mauvais seront révélés.
Comment ne pas être soulevé d'espérance, bouleversé de joie face à cet horizon ? : «Les bienheureux verront, comme Dieu les voit, les raisons de la Providence divine par lesquelles elle a créé l'univers, le conduisant, à travers tout ce long voyage, vers l'éclosion préparée. Ils seront situés comme à l'intérieur du regard de Dieu, empruntant le regard même de Dieu pour regarder, à la manière même de Dieu, d'un regard plongeant, toute la succession du temps et l'universalité des choses». Puis le Christ remettra le Royaume au Père. Mais tout n'est pas encore achevé. L'univers entier attend lui aussi, à la suite de l'homme, sa libération, sa transfiguration (voir le splendide chapitre 8 de l'Épître aux Romains). Dieu n'est donc pas encore complètement tout en tous, «c'est réservé aux « nouveaux cieux » et à la « nouvelle terre »».
Les apôtres, qui sont le cœur profond de l'Église, attendaient et désiraient avec ardeur la fin du monde, et depuis deux mille ans, dans une fidélité quotidienne, l'Église, par le saint sacrifice, annonce la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il revienne dans la gloire. Ruysbroek dit : «Heureux l'homme qui dit avec des rugissements dans son cœur : Que votre règne arrive !».
Bien qu'en notre temps, on l'ait discrètement rangée de côté, Charles Journet n'élude pas la question redoutable de l'enfer, «cette région de la damnation éprouvée, du refus de l'amour». Comme il le dit, «il faut parler de l'enfer en tremblant, non seulement parce qu'on peut y aller, mais parce que ce serait déjà bouleversant si un seul homme, ou un seul ange, était damné». Il faut en parler car Jésus en parle, comme d'un « en dehors du Royaume » appelé la géhenne : «Il vaut mieux entrer dans le Royaume de Dieu avec un seul œil que d'être jeté, ayant deux yeux, dans la géhenne» (Marc 9, 47).
Par un refus obstiné et définitif de l'amour de Dieu, le péché devient absolument infini, irrémissible, et à la mort, le péché est éternisé : «L'éternisation vient de ce qu'ayant tué en moi la grâce par le péché mortel, je n'ai plus la possibilité de faire un acte qui me réhabilite dans l'amour. Si je meurs dans cet état, éternellement je serai privé de la charité, par conséquent privé du Bien infini qu'est Dieu». Le damné veut être le centre du monde, il se préfère à tout et ne se nourrit que de son orgueil. Il se révolte jusqu'au bout contre Dieu qu'il maudit : «Lénine -je crois avoir lu cela-, à l'âge de douze ans, arrache la croix que les mères russes attachaient au cou de leurs petits enfants, la piétine, crache dessus. Dans la vie d'Auguste Comte on trouve un épisode du même genre».
L'enfer est avant tout privation d'amour. C'est «la souffrance de ne plus pouvoir aimer. La vie terrestre, bornée dans le temps, est offerte à un être spirituel pour qu'il puisse faire don de son amour. Or cet être a repoussé ce don inestimable, ne l'a ni apprécié, ni aimé, l'a considéré ironiquement, il est resté insensible». Le damné n'en finit pas de se refuser au pardon de Dieu, que Celui-ci propose pourtant inlassablement à tous les cœurs qui se repentent.
Les damnés ressusciteront à la fin des temps, éternellement enfermés dans leur rébellion contre Dieu et contre la création. Charles Journet évoque une activité des damnés en enfer, ou plutôt une suractivité frénétique, implacablement fixée sur l'opposition à Dieu et à ses œuvres, visant à refabriquer un univers, le leur propre.
Le sens des mots utilisés par le cardinal est clair. Il faut les prolonger. Dans cette obsession mortelle des damnés de défier le monde de Dieu, d'écraser l'oeuvre du créateur pour lui substituer un univers radicalement refabriqué à l'unique mesure de leurs fantasmes transhumano-centrés, il est grand temps d'établir une connexion explicite avec la folie techno-productiviste qui s'est emparée de notre humanité occidentale depuis plusieurs siècles. Günther Anders, encore lui, et avec d'autres, décrivait précisément en ce sens ce démentiel élan prométhéen par lequel le monde n'a de valeur que comme simple matériau, comme réserve de matière première exploitable à l'infini, au seul service d'une rage transformatrice : refabriquer le monde, la nature et l'homme, selon la logique industrielle de la production en série, calculée, prévisible, efficace, maîtrisée dans ses moindres détails, où tout ce qu'il y a de gratuit, de vulnérable, de poétique et de mystérieux dans les manifestations de la vie devrait être éradiqué et céder la place aux seules réalités dignes d'exister : marchandisables, puissantes, pratiques et identifiables.
Le monde créé par Dieu est un monde du don pur qui échappe à la seule raison humaine et qui nous appelle à l'humilité de la louange émerveillée. Le monde des damnés est un monde où toute réalité doit être réduite à un produit sous contrôle absolu. Le champ d'OGM, les mastodontes de l'élevage agro-industriel, la « nouvelle création » que nous promet la biologie de synthèse, la fécondation et la procréation humaine sous pure emprise techno-médicale, l' homme nanobiotechnologiquement «amélioré», sont-ils préfigurations de l'oeuvre sinistre des damnés dans l'enfer éternel ?
Qu'autant de chrétiens aient pu intellectuellement plébisciter ou directement contribuer à ce «progrès», en y voyant une expression de la volonté et de la bonté de Dieu plutôt que le signe de son déni radical, est une tragédie spirituelle dont on commence à peine à mesurer la désolante immensité.
Face à une telle horreur, qui sera présentée au jugement eschatologique et à laquelle nous avons tous plus ou moins part, on ne peut avec Balthasar qu'«espérer pour tous» et avec le père de Foucauld, formuler cette prière simple : «Père, faites qu'aucun des mortels ne soit damné!».
L'auteur du livre en arrive désormais en ce point d'achèvement final, justification de toute l'oeuvre de la création, où toute la lumière du monde, dans la plénitude de l'amour, sera rassemblée autour de l'Église du ciel. Chacun de nos mots tentant de la traduire, n'est qu'une bien piètre expression de cette merveille infinie.
Toute l'oeuvre de la Trinité est tournée vers cette transfiguration et floraison définitive de l'Église. Par l'Incarnation, dès ici-bas, l'univers a été revêtu de la grâce de Dieu. C'est au ciel que cette grâce va resplendir dans toute sa splendeur, encore par le sauveur Jésus. Mais, précise C.Journet, déjà anticipée dans l'eucharistie, «cette grâce divine nous jettera immédiatement, non pas sur l'humanité de Jésus, mais sur la Source, sur la Trinité elle-même». Dès lors, l'Église ne vivra plus selon les médiations, sacrements et hiérarchies transmises par voie humaine, «parce que la Vérité sera vue immédiatement (…) Les âmes seront plongées immédiatement dans la lumière, elles en seront irradiées et transfigurées, et la splendeur de Dieu, par elles, descendra sur les corps et l'univers».
L'Église du ciel, par la lumière de la gloire, verra ce que l'entendement humain ne peux même pas imaginer ; elle verra pleinement ce à quoi, dans la nuit de la foi, nous avons cru dans notre pèlerinage terrestre : «Je verrai, bien sûr, l'univers illuminé, mais ce n'est pas par là que je commencerai. Je verrai la sainte humanité du Christ, mais ce n'est pas par là que je commencerai. La vision, c'est d'être jeté immédiatement sur la Trinité tout entière, sans même l'intermédiaire d'idées que nous fabriquerions nous-mêmes. La forme d'intelligence des bienheureux, c'est Dieu lui-même, en sorte que dans Sa lumière nous verrons Sa lumière».
Dans la gloire du ciel, la joie plénière sera le fruit de l'amour partout répandu. Tout sera réordonné, réunifié et réconcilié dans l'amour trinitaire. Tous les bienheureux en seront entièrement habités, mais, aussi bien pour les anges que les élus, en tant que créatures, qu'ils resteront, car demeurera toujours l'altérité, la distance infranchissable, entre Dieu et sa création. Ce sera le temps des épousailles, du mariage de plénitude. Comme le Sauveur garde pour toujours ses stigmates, l'Église du ciel gardera la trace de son itinéraire terrestre : «Pour l'Église comme pour le Christ, joies et peines sont ainsi éternisées».
Les seules hiérarchies qui demeureront seront établies selon les degrés de sainteté. Ainsi, la vision béatifique «sera proportionnée au degré d'amour dans lequel nous serons trouvés au moment de la mort. C'est pourquoi on lit, par exemple, dans saint Paul : «Celui qui sème avec parcimonie récoltera avec parcimonie, celui qui sème avec abondance moissonnera avec abondance (…) Au-dessus de la vision de la foule des âmes en état de grâce, ce sera la vision merveilleuse des grands saints, puis celle des apôtres, puis celle, plus merveilleuse encore, de la Vierge Marie, puis la vision béatifique de la sainte âme du Christ». L'intensité de l'amour fonde la hiérarchie du ciel, où s'entremêlent anges et hommes, et la «splendeur des corps ressuscités sera proportionnée à l'intensité de la lumière de gloire qui illuminera les âmes».
Ainsi, chacun verra Dieu «selon l'intensité de son amour au moment de la mort» et chacun sera rempli de la joie d'être là où Dieu le veut. Il n'y aura plus ni larmes, ni jalousie, ni conflits et chacun à sa place, par la vision de la Trinité, nous connaîtrons l'Incarnation du Verbe :
«L'Incarnation sera vue comme Dieu la voit, et l'humanité du sauveur sera comme le point de condensation de l'univers visible. Le centre de tout l'univers c'est Dieu, et le centre de l'univers visible c'est le verbe incarné (…) Nous verrons toutes choses en empruntant le regard de Dieu. Or, en Dieu, il n'y a pas de souvenir, il voit simultanément toute la succession du temps, et nous alors, d'un seul regard, nous verrons simultanément, et éternellement, en dessous de la Trinité, de la création des anges avec leur acte d'amour ou de refus, l'histoire de notre pauvre planète. Nous verrons émerger le monde hors du néant et son histoire, nous verrons l'humanité traverser les siècles... Tout cela d'un seul regard. Pour la première fois, nous comprendrons ce que c'est que l'histoire universelle (…) Mais ce que nous verrons dans les cieux sera plus beau encore. Nous verrons Jésus naître à Bethléem, le voyage en Égypte, nous le verrons prêcher au temple, plus tard, prêcher le Sermon sur la Montagne, et puis les agonies, les souffrances... Tout cela, nous le verront comme Dieu le voit. Je vous disais : Dieu ne se « souvient » pas, il n' « oublie » pas, il voit, et nous verrons avec lui tout le cours de l'histoire universelle. Nous comprendrons le pourquoi de toutes les permissions du mal : il y avait en Dieu assez de puissance et d'amour pour, de ce mal, prendre occasion de l'éclosion suprême d'un plus grand bien».
Novembre 2015
SL