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(1975)

Envisageant l'entreprise médicale comme paradigme de l'institution industrielle et montrant en quoi notre santé est menacée avant tout par l'invasion médicale de toute la société, le présent livre est en quelque sorte un appel au blasphème de cette idole moderne, dans son monopole professionnel sur le soin et dans sa prétention délirante à contrôler nos vies en vue de notre salut sanitaire.

Fondant sa réflexion sur une profusion de travaux et de recherches critiques auxquels le grand public n'a que trop rarement accès (notamment en France), Ivan Illich pose cet incroyable paradoxe : alors que l'entreprise médicale est socialement et culturellement sacralisée, elle devient pourtant un danger majeur pour la santé de tous. Dans le monde occidental, la croissance économique de l'industrie du soin est aussi fulgurante qu'est solidement assis le mythe de son efficacité. Or, «les actes médicaux et les programmes d'action sanitaire sont devenus les sources d'une nouvelle maladie : la maladie «iatrogène». L'infirmité, l'impuissance, l'angoisse et la maladie engendrées par les soins professionnels dans leur ensemble constituent l'épidémie la plus importante qui soit et cependant la moins reconnue (…) Il s'agit de susciter, dans un peuple de consommateurs de santé, la prise de conscience que seul le profane a la compétence et le pouvoir nécessaires pour renverser une prêtrise sanitaire qui impose une médecine morbide».

Notre imaginaire est totalement colonisé par l'illusion historique d'une marche triomphale du progrès médical, venant à bout de chaque maladie, l'une après l'autre vaincue. Illich met d'abord en cause la corrélation établie entre augmentation de l'espérance de vie et «progrès thérapeutique», en prenant notamment l'exemple des maladies infectieuses au début de l'ère industrielle, qui «illustrent la façon dont la médecine a fait sa réputation». Nombre de ces maladies (tuberculose, choléra, dysenterie, etc...) ont disparu ou diminué avant l'introduction des antibiotiques ou l'ouverture des sanatoriums, donc beaucoup moins par l'effet de la médicalisation que d'autres facteurs, tels que l'amélioration de l'alimentation, garantissant une beaucoup plus grande résistance individuelle.

L'hypothèse d'un lien entre intensification de l'acte médical et guérison n'est confirmée que dans certains cas bien précis, mais très largement erronée et illusoire dans la plupart des cas. Concernant par exemple les différents types de cancers, alors que les interventions médicales se multiplient, toujours plus coûteuses et sources de nouvelles souffrances pour le malade, «les épidémiologues sont incapables de fournir la preuve que l'intervention précoce affecte le taux de survie». Illich souligne le même décalage entre les prétentions médicales affichées et relayées par la propagande médiatique, et l'efficacité réelle du traitement des maladies cardio-vasculaires.

Les soins médicaux sont non seulement inutiles dans un très grand nombre de cas, mais l'impact de l'entreprise médicale proliférante devient, en tant que telle, «une des épidémies les plus envahissantes de notre temps. La douleur, les dysfonctions, l'invalidité et l'angoisse résultant des interventions médicales rivalisent maintenant avec la morbidité causée par la circulation automobile, le travail et même les opérations militaires. Il n'y a que la malnutrition moderne, autre maladie de civilisation, pour causer nettement plus de maux». Cette épidémie de maladies engendrées par la médecine s'appelle la «iatrogenèse». Parmi les facteurs de la iatrogenèse clinique, les médicaments, ces poisons en puissance toujours plus ingurgités, pouvant aussi bien produire de l'accoutumance, des lésions ou actions mutagènes. Ainsi, «entre 3% et 5% de toutes les admissions dans les hôpitaux des États-Unis ont comme motif principal une mauvaise réaction à un médicament. Une fois à l'hôpital, entre 18% et 30% de tous les patients ont une réaction pathologique induite par une substance médicamenteuse». Autres facteurs iatrogènes, les multiples dysfonctions techniques ou négligences de la bureaucratie hospitalière, les nombreuses interventions chirurgicales inutiles et mutilantes, ou encore l'obsession «maladive» du dépistage des anomalies entraînant invalidités ou traumatismes psychologiques : «L'angoisse est peut-être l'effet le plus général de tout contact avec la technique médicale. Elle ne se manifeste pas seulement par la dépression, par des syndromes hypocondriaques ou organiques, mais elle peut aussi conduire au suicide».

La iatrogenèse clinique entraîne une dynamique médicale anti-iatrogenèse qui, à son tour, accroît la spirale de la iatrogenèse! Elle place la profession médicale face à ses inavouables et insurmontables contradictions, et l'entraîne dans une fuite en avant aussi folle et irréelle que les mesures techniques destructrices engendrées par la lutte officielle contre la pollution : «De façon soudaine, la profession médicale, confrontée aux dommages qu'elle provoque et à son impuissance à assainir ses structures, s'est mise à convoquer une série de congrès ayant pour but l'autolimitation de l'entreprise médicale. C'est là un effort qui ressemble de près à l'alliance entre Fiat, Ford ou Volkswagen pour financer l'étude du Club de Rome sur la limitation nécessaire des entreprises industrielles. En même temps se multiplient les appels de médecins qui, invoquant leur expérience, nous implorent de ne pas discuter publiquement les preuves d'épidémie iatrogène. Selon eux, la discussion de la iatrogenèse par le grand public activerait sa prolifération»!!!

 

Outre l'aspect directement clinique, le livre décrypte l'impact morbide de l'entreprise médicale sur un plan plus généralement social : la «iatrogenèse sociale». Au grand profit financier des médecins, banquiers et gestionnaires, pas seulement en Occident, les dépenses médicales sont en hausses rapides et continues, alors même que le niveau se santé globale stagne ou décline. Au delà d'un seuil critique, toute augmentation des dépenses médicales engendre un déclin de la santé. Aux États-Unis, ce boom économique sans précédent s'accompagne d'un fait parallèle, la baisse de l'espérance de vie de l'adulte masculin. Dans les pays les plus riches, les médecins s'approprient plus de 10% du produit national. Partout, cette hausse de la «santé nationale brute» se traduit par une mercantilisation générale du soin. Le pouvoir accordé aux seuls médecins de définir les besoins, d'évaluer les effets, rend «la consommation de leurs produits pratiquement obligatoire, en utilisant leur prestige pour éliminer de la vie quotidienne les choix alternatifs». Non seulement la prolifération de la profession médicale produit, comme on l'a vu, des maladies, mais surtout une profonde dépendance : «Cette dépendance vis-à-vis de l'intervention professionnelle tend à appauvrir l'environnement social et physique de ses aspects salubres et curatifs, bien que non médicaux, tout en diminuant les possibilités organiques et psychologiques que les gens ordinaires ont de faire face et de s'adapter».

Systématisation des prescriptions après une consultation médicale, multiplication des substances chimiques ordonnées, renouvellement de plus en plus fréquent (et cher) de nouveaux médicaments : l'invasion pharmaceutique est inséparablement liée au processus d'invasion médicale, et nous assistons à «l'invasion de l'humble savoir médical traditionnel par un pseudo-savoir pharmaceutique». Les effets sociaux de cette surconsommation de médicaments sont désastreux en termes addictifs et en termes de représentations sociales, qui identifient la consommation de médicaments à un comportement «moderne». Ainsi au Mexique, où récemment encore les pauvres s'en remettaient à leur herboriste, «les médicaments sont aujourd'hui plus abondants, plus efficaces et plus dangereux, et les gens qui gagnent un peu plus d'argent ont appris à avoir honte de leur confiance dans les herbes aztèques et dans leurs règles diététiques».

Au Chili, Salvador Allende proposa une réduction de la pharmacopée nationale et tenta de restreindre strictement l'importation de nouveaux médicaments. La grande majorité des médecins refusèrent de le suivre et ceux qui répondirent à son appel furent assassinés dans la semaine qui suivit le putsch des colonels.

Autre forme de contrôle et de iatrogenèse sociale : l'étiquetage des différents âges de la vie, par lequel chaque moment de la vie doit être associé à un «besoin» médical particulier, à un segment de santé-marchandise. Et tout débute par «la visite prénatale dans laquelle (le médecin) décide si le fœtus devra naître et comment», jusqu'à la vieillesse, désormais conçue comme une maladie nécessitant une médicalisation. L'hospitalisation du vieillard est devenue source non seulement de souffrance mais de mortalité : «Quitter sa famille, ou même le lit dans lequel on a dormi depuis une décennie, c'est pour le vieillard un facteur important de déclenchement des processus morbides. Encore plus remarquables sont les études qui indiquent que la mortalité est supérieure dans le cas où le déclenchement de la maladie est associé à la séparation du domicile». La médicalisation de la vie organise tout type de population en catégorie : «Tous les âges sont médicalisés, tout comme le sexe, le quotient intellectuel ou la couleur de la peau. Dès que les femmes au XIXè siècle ont voulu s'affirmer, un corps de gynécologues s'est formé : la féminité elle-même devenait un symptôme d'un besoin médical traité par des universitaires évidemment masculins. Être enceinte, accoucher, allaiter, sont autant de conditions médicalisables, comme le sont la ménopause ou la présence d'une matrice à l'âge où le spécialiste décide qu'elle est de trop. La puberté, la dépression, l'épuisement, l'alcoolisme, l'homosexualité, le deuil, l'obésité, permettent de classer les citoyens en catégories de clients».

Ainsi, au Chili par exemple, au nom des «processus de modernisation», l'allaitement au sein a connu une chute vertigineuse dans les années 60, transformant déjà le nourrisson en accoutumé des produits industriels et faisant apparaître de nouvelles maladies, engendrant d'autant plus de contrôle et de suivi médical. Le biberon est vite devenu signe de statut social, contribuant, comme toute innovation promue par la médecine, à consolider la stratification sociale

La médecine contrôle les malades mais également les gens en parfaite santé, eux aussi conduits à devenir patients à vie! Inapte à guérir, la médecine a suscité une nouvelle lubie : la prévention, autre symptôme de iatrogenèse sociale. Ici encore, elle est signe de statut social pour le bourgeois, qui se précipite vers la nouvelle mode du «check up» ou autres très chics visites mensuelles prénatales. Les marchands de prévention, pour des coûts toujours plus élevés, en faisant miroiter la possibilité d'une santé parfaite, transforment «des gens qui se sentent bien portants en patients anxieux», avec des examens bien souvent inutiles ou parfois même risqués, comme le cathétérisme cardiaque. Mais il y a toujours une bonne raison de se soumettre à ce passage préventif devenu «obligatoire», qui ligote un peu plus encore les personnes à leurs dépendances médicales : «Bien souvent, les médecins, persuadés de l'inutilité des examens, les justifient néanmoins en arguant qu'ils éliminent des fausses pistes et par là évitent des agressions thérapeutiques possibles».

L'industrie l'a bien compris : on ne se protège jamais trop contre le risque de la mort, face à laquelle la médecine et ses prêtres en blouse blanche, ses ambulances et ses systèmes d'assurance constituent l'ensemble d'une grande «liturgie macabre» : «La fascination générale pour les « percées médicales », les techniques de pointe et la mort sous contrôle médical est un symptôme particulièrement visible d'une cinquième dimension de la iatrogenèse sociale. Pour bien la comprendre, il faut y voir la manifestation d'un besoin fortement ancré de miracle. La médecine de pointe est l'élément le plus solennel d'un rituel qui célèbre et consolide le mythe selon lequel le médecin livre une lutte héroïque contre la mort (…) Quand on les montre à la télévision, les exploits héroïques de la médecine figurent une sorte de danse de la pluie pour des millions de gens. Ce sont des liturgies qui transforment l'espoir réaliste d'une vie autonome en illusion que les médecins donneront à l'humanité une santé toujours meilleure. C'est le rituel médical, célébré par un mage préventif, qui prive l'homme de la jouissance du présent».

Dans ce contexte de médicalisation universelle, où la relation thérapeutique investit tous les champs sociaux, où guérir, de don devient une marchandise, la personne se voit ainsi dégagée de toute responsabilité vis à vis de sa santé, de sa maladie réelle ou supposée. En renonçant aux multiples possibilités de se suffire à elle-même avec l'aide de ses proches, la personne s'enfonce dans la résignation, la passivité devant l'autorité médicale toute-puissante, et développe d'autant plus d'inaptitudes physiques, mentales ou sociales... qui engendreront un éventail d'autant plus élargi de soins, techniques et bureaucraties médicales. La médicalisation de la vie produit une société morbide.

La production industrielle de soins médicaux paralyse la production autonome, étouffe des savoirs-faire domestiques traditionnels en matière de soin, des valeurs d'usage essentielles à la vie, qui pendant la plus grande partie de l'histoire de l'humanité ne relevaient d'aucune logique marchande : «Quelqu'un dans le village ou dans la ville proche connaît tous les remèdes qui ont donné un résultat dans le passé et, au delà, c'est le domaine surnaturel et imprévisible du miracle. Jusque vers la fin du XIXè siècle, même dans les pays occidentaux, la majorité des familles appliquaient elles-mêmes la plupart des thérapeutiques qui étaient connues. Apprendre, se déplacer, s'abriter, guérir, étaient des activités que chacun accomplissait seul, avec sa famille ou avec les voisins».

Et Illich explique ici à nouveau en quoi ce déséquilibre entre la production hétéronome et la production autonome, une fois le seuil du monopole radical franchi, entraîne la spirale autodestructrice de la contre-productivité (dans le secteur médical comme dans tous les autres) : «Chaque institution produit plus de barrières à la réalisation de son objectif que de facilités pour l'atteindre. A chaque accroissement du produit correspond un éloignement du but qui déclenche un redoublement de l'effort. Cette programmation du contresens est le fondement de la notion de Némésis industrielle». L'institution médicale révèle au plus haut point ce mécanisme global de la «contre-productivité paradoxale», quand bien même la grande majorité des gens reste dupée par l'illusion du salut par l'institution médicale.

Nous restons collectivement aveugles à cette fondamentale contre-productivité médicale et, y compris quand il s'agit de critiquer l'institution médicale et ses effets pervers, nous continuons à raisonner dans des cadres idéologiques préétablis, en nous référant aux instruments de mesure élaborés par les économistes, aptes à ne mesurer que ce qui s'échange. La dépossession et la perte d'autonomie par les individus sous l'effet de la sur-expansion médicale, sont rendues invisibles et mises à l'écart du débat politique par ces préjugés idéologiques fortement ancrés. Les palliatifs s'ajoutent donc les uns aux autres en même temps que la question structurelle demeure éludée : les associations de consommateurs combattent pour l'amélioration des services médicaux dont par exemple la nationalisation et la fonctionnarisation seraient le remède miracle, sans s'apercevoir qu'elles contribuent à renforcer le processus de médicalisation et de soumission au règne de l'ingénieur et du producteur de soins. Cette démarche critique se déploie dans l'illusion totale d'une possible régulation de l'institution médicale : «Toutes les tentatives de faire appel au pouvoir politique pour rationaliser le secteur médical ont toujours échoué. La raison en est la nature même de cette marchandise que l'on désigne de nos jours du terme de «médecine» (…) La surproduction hétéronome de soins n'a pas seulement bloqué les soins autonomes, elle a encore privé le consommateur du soin-marchandise de toute possibilité de regard critique sur son accoutumance».

Quels sont les véritables besoins humains en termes de soins? Qui les définit? Qui les satisfait? Le clergé médical fait église ou bien les personnes et communautés autonomes? De même, dans la perspective de ces questions soigneusement rangées au placard alors qu'elles devraient être au cœur du débat politique, Illich ne peut que souligner l'impasse de la revendication d'un accès «équitable» aux soins médicaux, tout en sachant l'objection faussement humanitaire à laquelle il s'expose ainsi : «Si vous émettez l'idée qu'il faudrait réduire les ressources consacrées au bon fonctionnement de l'institution médicale, vous vous exposez à une riposte immédiate et péremptoire : ce sont les pauvres qui seront les premiers à être privés de tout soin et les riches qui seront protégés de la iatrogenèse sociale». Or, dit Illich, derrière cette revendication «égalitaire» fondée sur une analyse tronquée à la base, «l'enjeu n'est ni l'égalité des dépenses ni l'équité dans l'éducation et dans la santé, mais l'accès égal pour tous à la dépendance vis a vis des professionnels, aux illusions et aux dommages qu'ils causent» ; avant de montrer en quoi les plus pauvres auraient précisément tout à gagner et à «reconquérir» d'une réduction des dépenses médicales.

 

Dès lors, la réflexion d'Illich sur l'expropriation de la santé par la colonisation médicale, prolonge les aspects cliniques et socio-politiques de la iatrogenèse par un approfondissement anthropologique.

L'humanité a toujours inscrit la conscience de ses limites, de sa souffrance, de sa fragilité et de l'inéluctabilité de la mort, dans le cadre d'une culture. Celle-ci pose des rites et représentations qui aident à affronter symboliquement ces questions douloureuses, à leur donner un sens. Dans ces innombrables cultures traditionnelles, les enjeux techniques du soin y sont inséparablement liés et subordonnés à sa profondeur symbolique. Or cet ensemble de référents culturels est aujourd'hui menacé d'être balayé par le développement de la médecine contemporaine, fondé dans ce mensonge et ce déni : «L'institution médicale est une entreprise professionnelle, elle a pour matrice l'idée que le bien-être exige l'élimination de la douleur, la correction de toute anomalie, la disparition des maladies et la lutte contre la mort». L'homme est désormais défini comme un mécanisme organique qu'il s'agit de réparer et se trouve donc conduit à faire allégeance à la thérapeutique des réparateurs professionnels : «Le résultat est une régression structurelle du niveau de santé (…) Ce syndrome de régression, je l'appelle iatrogenèse structurelle».

La colonisation médicale réduit la douleur à un problème technique et objectif, la matière première d'un diagnostic, pour lequel la personne doit s'en remettre aux solutions mécaniques du spécialiste, en consentant donc à taire toute considération subjective à cette souffrance, à travers laquelle la culture pouvait mobiliser toutes les ressources de l'entraide, de la compassion, ou encore de la prière. A l'humble expérience de la souffrance, la médecine substitue la consommation d'anesthésiants, l'insensibilisation et l'inconscience artificiellement provoquées. Le médecin définit la douleur, son intensité ou sa simulation et la société acquiesce à son jugement dernier. Le patient vit sa douleur à l'aune du regard professionnel et du langage médical qui en réduit le sens à «cette partie de la souffrance sur laquelle le médecin peut affirmer sa compétence ou son contrôle (…) la médicalisation progressive du langage de la douleur, de la réponse à la douleur et du diagnostic de la souffrance est en train de déterminer les conditions sociales qui paralysent la capacité personnelle de «souffrir» la douleur».

Complices, le médecin et le patient «apprennent tous deux à étouffer l'interrogation inhérente à toute douleur», dont la culture a précisément le rôle d'ouvrir à un éventail de réponses, exprimées et partagées, avec toute leur portée cosmique et mythique. Ainsi, dans la culture de la Grèce ancienne, bonheur et peine, vie intense et sanction tragique s'entremêlaient constamment. Pour le chrétien, la douleur est «l'ombre de sa rédemption, donc condition d'une nouvelle joie. La douleur du crucifié devient le gage du salut». Ce qui d'ailleurs conduit Illich à souligner les conséquences désastreuses de cette vérité chrétienne quand elle est mal comprise et vécue, radicalement pervertie : «En même temps l'inévitabilité de la douleur se transforme, dans la doctrine de la politique chrétienne, en devoir de souffrir et en instrument sans précédent de répression. On ne peut pas comprendre le phénomène occidental de lutte institutionnelle médicale contre la douleur sans voir en elle une réaction à l'utilisation politique d'un prétendu devoir de souffrir dans l'Occident chrétien» !

A la fin du XIXè, la douleur s'est affranchie de tout référentiel métaphysique : «La recherche expérimentale sur la douleur ayant pour but la thérapie analgésique présupposait cette démystification préalable». Le progrès de la civilisation est identifié à une réduction de la souffrance et désormais «l'idée que l'art de souffrir est une réponse alternative et complémentaire à la consommation analgésique acquiert un ton littéralement obscène. Dans une société dominée par l'analgésie, il semble rationnel de fuir la douleur, littéralement, à tout prix, plutôt que de lui faire front (…) Par là s'explique le rejet entêté de toute valorisation positive de la douleur et l'acharnement à interpréter cette valorisation comme le résultat, soit d'une tendance sado-masochiste, soit d'une idéologie façonnée par un dolorisme pseudo-chrétien».

Cette insensibilisation à la douleur poussée jusqu'au bout de sa logique aboutit à une insensibilisation au réel, qu'Illich nomme «schizo-algie», qui caractérisait par exemple certains rescapés d'Hiroshima, observés en état de totale fermeture émotionnelle, imperméables à leur propre douleur alors qu'ils étaient entourés de foules d'agonisants.

Comment ne pas penser ici aux pages de Günther Anders sur notre «tranquille» insensibilité collective à l'horizon de l'apocalypse nucléaire et sur le «calme plat» eschatologique de notre temps? Quel lien entre le règne de l'anesthésie générale et la quasi disparition dans le monde chrétien d'une parole vibrante sur les fins dernières, presque exclusivement laissées en domaine réservé aux seules sectes intégristes?

Dès la fin du XVIIIè siècle, la nouvelle religion de la médecine (et son nouveau clergé) appelle à une conversion «à un mode de vie orienté vers la santé plutôt que le salut». Elle est entièrement fixée sur l'objectif d'éliminer la maladie, cette tare sociale, qui va de pair avec l'obsession classificatrice des maladies (cf Michel Foucault, Naissance de la clinique). La maladie-entité est définie comme réalité objective, indépendante de la perception qu'en ont le médecin ou le patient. Toujours à cette époque, l'hôpital devient un lieu d'étude de « cas ». Dans le même mouvement la santé «devient absence de symptômes cliniques. La bonne santé fut associée aux standards cliniques de la normalité (…) La maladie en tant que déviation d'une norme rendait l'intervention médicale légitime». Nous sommes imprégnés de ces représentations normatives de la maladie, «prisonniers de l'idéologie médicale qui nous a été inculquée dès le berceau (…) Plus les gens pensent avoir besoin d'être soignés, et moins ils se révoltent contre la croissance industrielle. Lorsqu'on ne considérait pas encore la maladie comme une anomalie organique ou du comportement, le patient pouvait espérer trouver dans les yeux de son médecin un reflet de sa propre angoisse. Ce qu'il y rencontre à présent, c'est le regard fixe du technocrate absorbé par un calcul coûts/avantages. Sa maladie lui est ravie pour devenir la matière première d'une entreprise institutionnelle (…) la iatrogenèse due à la mainmise du médecin sur le langage de ceux qui souffrent est l'un des principaux remparts des privilèges de la profession».

Pour Illich, l'enjeu politique de la déprofessionnalisation de la médecine n'induit nullement la disparition des thérapeutes spécialisés, mais constitue bien «une prise de position contre la duperie du public, contre la cooptation au sein d'un corps qui s'est lui-même institué guérisseur, contre le soutien public à une corporation médicale et à ses institutions».

La conquête prométhéenne de la santé parfaite sous la bannière de l'autorité médicale ne pouvait conduire qu'à une déclaration de guerre à la mort. Au cours d'un long détour historique par lequel Illich observe les mutations de l'image de la mort, il souligne en quoi la réduction progressive du corps de l'homme au rang d'objet d'étude va de pair avec la mise à l'écart de tout rapport surnaturel et transcendant à la mort. La tâche assignée à la profession médicale de faire reculer la mort est directement liée à la demande et aux activités du bourgeois, réfractaire à ce que la mort ne vienne entraver trop vite le progrès de son capital : «Ce nouveau type de client est un homme riche, qui se refuse de mourir, il veut aller jusqu'au bout de ses forces et mourir en pleine activité. Il n'accepte la mort que si elle le trouve en bonne santé, avancé en âge mais toujours vaillant (…) Vieillir devenait une façon de capitaliser la vie (…) la nouvelle classe de vieillards voyait dans la prolongation de la vie le prix absolu correspondant à une valeur économique absolue». Mourir d'une mort «naturelle» devenait un privilège (et une exigence) de classe.

Le mythe du médecin livrant un combat acharné contre la mort naît au même moment. De la bourgeoisie jusqu'au prolétariat, il contribue à asseoir sa légitimité dans toute la société et à susciter la revendication comme droit civique de mourir sous traitement médical, tel un marqueur de progrès social : «A l'espérance bourgeoise de poursuivre, toujours aux leviers de commande, une vie de vieillard libidineux, s'est substitué le rêve d'une vie sexuelle active garantie par la Sécurité sociale dans une paisible retraite villageoise. L'assistance médicale à perpétuité, pour quelque condition clinique que ce soit, est devenue l'exigence absolue pour accéder à la mort naturelle (…) La revendication légale de l'égalité devant la mort clinique a disséminé les contradictions de l'individualisme bourgeois dans la classe ouvrière. Le droit à la mort naturelle a été formulé comme une revendication d'égalité de consommation des prestations médicales plutôt que comme une demande de limitation du travail industriel (…) La bonne mort est irrévocablement devenue celle du consommateur type de soins médicaux». Voilà donc une image de la mort parfaitement en phase avec le paradigme industriel, et la consommation intensive de soins médicaux pour en repousser l'échéance constitue autant de palliatifs à «l'insalubrité du travail, à la saleté des villes, à la fébrilité des transports».

Contre quoi (ou qui), obscurément, lutte le médecin? Quelle toute-puissance, à travers lui, les institutions prétendent-elles s'attribuer? Souterrainement, Illich voit dans l'ensemble des institutions et de l'organisation sociale l'expression d'une guerre totale contre la mort et par extension contre la fin du monde, une prétention folle à se faire maître des fins : «Une analogie étrange existe entre la bombe atomique et la bombe au cobalt : l'une et l'autre sont estimées nécessaires au bien de l'humanité, l'une et l'autre investissent également l'homme du pouvoir de décréter la fin. Les rituels sociaux médicalisés constituent un aspect du contrôle social légitimé par une guerre sans issue contre la mort». L'ensemble de l'humanité est «unifiée» (contrôlée) par une même image de la mort décrétée désirable, privant les hommes d'un rapport à la mort façonné par une multitude de repères traditionnels, vécu de façon personnelle, intime, irréductible à toute standardisation : «Les gens meurent lorsque l'encéphalogramme plat témoigne de l'inactivité définitive de leurs cellules cérébrales. Ils ne rendent pas leur dernier soupir, ils ne meurent pas parce que leur cœur a cessé de battre. La mort qu'approuve la société, c'est celle qui survient lorsque l'homme est devenu inutile non seulement en tant que producteur mais aussi en tant que consommateur (…) L'homme occidental a perdu le droit de présider à l'acte de mourir. La santé, ou le pouvoir d'affronter les événements, a été expropriée jusqu'au dernier soupir. La mort technique est victorieuse du trépas».

 

Incarnant jusqu'au bout sa propre pensée, Ivan Illich refusa de remettre les clés de sa fin de vie entre les mains du contrôle technique médical tout-puissant. Il a vécu les vingt dernières années de sa vie avec une tumeur cancéreuse à la glande salivaire. Il refusa obstinément l'opération et les soins médicaux, et malgré la gêne ou la douleur parfois intolérable qu'il soulageait avec des concoctions d'origines aztèques et de l'opium brut, il assuma la grosse protubérance sur sa mâchoire droite. C'était sa croix, dont il avait l'intuition qu'il ne devait s'en décharger, mais la supporter et la vivre. Tel que le rapporte David Cayley, Illich citait souvent ce passage de l'épître de Paul aux Colossiens : «Maintenant je me réjouis dans mes souffrances pour vous, et à mon tour j'accomplis en ma chair ce qui manque aux tribulations du Christ, au profit de Son corps qui est la congrégation». Aucun orgueil doloriste ici mais acte de foi courageux et acceptation de ce qui lui était donné de vivre, dans la proximité conviviale de ses proches avec qui il continuait inlassablement d'échanger, de rire et de partager. Il est mort en 2002 à Brême en Allemagne, en pleine possession de ses moyens intellectuels, librement et paisiblement, dans la douceur de la grâce, entouré de ses amis.

 

 

 

SL

Septembre 2016

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