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Ivan Illich

La convivialité

Editions du Seuil, 1973

(Ivan Illich : 1926-2002)

 

 

 

«La technique n'est ni bonne ni mauvaise en soi, tout dépend de ce qu'en fait l'homme : un simple outil à son service ou l'instrument de son propre asservissement».

Ainsi parlote le professionnel de l'entourloupe sémantique (le communicant), prenant toujours implicitement soin, l'air de rien, de situer le message dans le cadre évidemment indépassable de la société productiviste. Ainsi noie-t-il le poison tout en adoptant la belle posture de la nuance et des louables éléments de discernement qu'il feint d'apporter à ses lecteurs ou auditeurs, heureux de se laisser duper. Trop fort.

Venus écouter en conférence le très sérieux prestidigitateur, de jeunes ingénieurs ou étudiants en école de commerce, souvent catholiques mais pas que, s'en trouveront ragaillardis et rassurés quant à leur projet éthique en entreprise : pour sûr, ils pourront changer le monde et le rendre meilleur avec les mêmes outils qui sont en train de le détruire ou de le réduire à une matière première exploitable à l'infini, mais cette fois promis, labellisés 100% éco-responsables.

Comme quoi, tout bon gros mensonge, pour «prendre», doit toujours s'appuyer sur une parcelle de vérité, entièrement déviée de son sens initial jusqu'à la parodie, bien ficelée dans un gros paquetage rempli de bons sentiments.

Car en effet, le même propos relatif à la neutralité première de la technique prend un tout autre relief et pour le coup nous ouvre au discernement plutôt qu'au foutage de gueule, lorsque, ici avec Illich, le rapport de l'homme à l'outil est d'emblée posé en termes d'opposition radicale du productivisme et de la convivialité, autrement dit de l'ordre idolâtré des moyens et de celui de la vie et des fins humaines. Du coup, là, adieu mon plan de carrière chez Danone au service d'un yaourt éthique et responsable ou chez Areva en vue d'un nucléaire évangélique, bienveillant et fraternel.

 

Green et cathowashers ou autres vendeurs de drogues, lisez Illich et pour le bien de tous, pitié, taisez-vous!

 

Toute la pensée d'Ivan Illich se fonde sur la notion de limites, de seuils de production (de biens comme de services), au delà desquels les fragiles équilibres naturels de la vie humaine sont rompus : la spécialisation à outrance et le monopole radical du mode de production industriel réduisent l'homme à une matière première au service de l'outil, et la surproduction se retourne contre elle-même en s'avérant paradoxalement de plus en plus contre-productive : «Au stade avancé de la production de masse, une société produit sa propre destruction».

A un tel point d'enfermement, l'industrialisation de nos imaginaires nous a rendus quasiment inaptes à envisager le champ des possibles au delà de la production de masse et à entrevoir l'horizon de la société conviviale, au sein de laquelle l'outil «est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d'un corps de spécialiste». Nous ne pouvons plus concevoir que notre joie profonde réside dans la vie austère, qui est le contraire d'une existence isolée et étriquée, mais bien condition de la relation et de l'amitié.

Exemple caractéristique de cette paradoxale contre-productivité du productivisme : la médecine moderne occidentale a avant tout appris aux gens à se sentir malades, à dépendre du thérapeute et à se faire soigner selon les catégories de maux et d'efficacité de traitements qu'elle a elle-même définis, établissant dans le même mouvement la santé comme une marchandise, un produit de consommation dans une économie de croissance.

Le progrès de la médecine a servi l'industrialisation bien plus que l'homme. Au-delà d'un certain seuil, il est devenu évident après la seconde guerre mondiale que la médecine, à mesure qu'elle étendait son monopole et prenait en main la vie des patients en les gavant de médicaments, générait par elle-même de nouveaux types de maladies et de déséquilibres, que ce soit sous l'effet de traitements médicaux ou de la recherche biologique, alimentant d'autant plus la spirale de l'industrialisation et de la bureaucratisation médicales : «A l'échelle mondiale, et tout particulièrement aux États-Unis, la médecine fabrique une race d'individus vitalement dépendante d'un milieu toujours plus coûteux, toujours plus artificiel, toujours plus hygiéniquement programmé (…) Le monde entier devient un hôpital peuplé de gens qui doivent, à longueur de vie, se plier aux règles d'hygiène et aux prescriptions médicales».

La médecine, alors qu'elle affiche sa prétention à produire une meilleure santé, prolifère en une tumeur maligne, produit une hausse générale des coûts et de la demande et entraîne un moins-être général : elle est emblématique en cela de la crise de l'ensemble des processus industriels et des grandes industries tertiaires, embarqués dans une fatale escalade autodestructrice. Ainsi, alors que de son côté l'éducation ne produit plus que des ignorants, dans le domaine des transports, passé un seuil, la vitesse dévore le temps, «les véhicules créent plus de distances qu'ils n'en suppriment. L'ensemble de la société consacre de plus en plus de temps à la circulation qui est supposée lui en faire gagner».

 

Pour Illich, le cœur de cette crise planétaire se situe «dans l'échec de l'entreprise moderne, à savoir la substitution de la machine à l'homme (…) La prise de l'homme sur l'outil s'est transformée en prise de l'outil sur l'homme». Une mutation radicale du système de production s'impose donc, centrée sur l'autonomie personnelle et le lien communautaire au seul service desquels doit se situer l'outil, en cela (re)devenu convivial, contrôlé non plus par un corps d'experts mais dans un processus de participation le plus large possible : «Le passage de la productivité à la convivialité est le passage de la répétition du manque à la spontanéité du don. La relation industrielle est réflexe conditionné, réponse stéréotypée de l'individu aux messages émis par un autre usager, qu'il ne connaîtra jamais. La relation conviviale, toujours neuve, est le fait de personnes qui participent à la création de la vie sociale. Passer de la productivité à la convivialité, c'est substituer à une valeur technique une valeur éthique, à une valeur matérialisée une valeur réalisée».

Cette inversion radicale implique la limitation des dimensions de l'outil et la suppression de toute technique entravant l'autonomie de la personne et la diversité des modes de vie. Par essence, dans une société post-industrielle (entendue dans le sens d'Illich), le primat accordé à la personne ne supprime pas l'outil mais en limite la portée tout en démultipliant son efficacité et en déprofessionnalisant son usage. Cette inversion, «résultat du réalisme des humbles» suppose un renoncement : «La convivialité n'a pas de prix, mais on sait trop bien ce qu'il en coûtera de se déprendre du modèle actuel. L'homme retrouvera la joie de la sobriété et de l'austérité en réapprenant à dépendre de l'autre, au lieu de se faire l'esclave de l'énergie et de la bureaucratie toute-puissante».

L'industrialisation des besoins (vaste machinerie productrice de dépendances, de ségrégations sociales, de manques et de frustrations permanentes), constitue bien le mur de béton qui prive aujourd'hui l'homme de la joie de vivre. Que saute le verrou de sa résignation, car «le manque que la société industrielle entretient avec soin ne survit pas à la découverte que personnes et communautés peuvent elles-mêmes satisfaire leurs véritables besoins».

Illich parle de l' «outil» au delà de la seule machine. Il l'entend au sens le plus large possible de tout ce qui relève de la catégorie de l'instrument et du moyen. Sur cette base, il distingue radicalement l'outil industriel par lequel ma demande et mes besoins sont déterminés par cette machinerie qui me surplombe et me soumet, de l'outil convivial, auquel j'ai facilement accès et qui sert ma production et ma créativité autonomes. Ici, l'outil convivial (le moyen), n'est pas séparable de l'usage convivial (la fin).

Pourtant, éludant les vrais enjeux, la critique sociale, notamment socialiste, demeure largement prisonnière des cadres mentaux propres à la société productiviste. Ainsi, «l'interprétation exclusivement industrielle du socialisme permet aux communistes et aux capitalistes de parler le même langage». Les uns comme les autres, tous engagés dans l'escalade de la production, entretiennent chacun à leur façon le mythe des pays « sous-développés » et des pays « avancés ». La question de la propriété des moyens de production est accessoire tant que n'est pas posée celle de la nature, de l'usage et des fins de la production : «Aussi longtemps qu'on attaquera le trust Ford pour la seule raison qu'il enrichit Monsieur Ford, on entretient l'illusion que les usines Ford pourraient enrichir la collectivité. Aussi longtemps que la collectivité supposera qu'elle peut tirer profit de l'automobile, elle ne tiendra pas grief à Ford de construire des voitures (…) La solution, pourtant, est à portée de main : elle ne réside pas dans un certain mode d'appropriation de l'outil, mais dans la découverte du caractère de certains outils, à savoir que personne ne pourra jamais les posséder».

L'homme moderne est enfermé dans le mythe de l'accroissement ininterrompu; il ne parvient pas à appréhender l'outil avec justesse car il continue d'identifier un haut degré de culture à une consommation élevée d'énergie. Il a rompu avec l'équilibre des anciennes civilisations au sein desquelles la vigueur du métabolisme humain constituait la source principale de l'énergie potentielle et nécessaire, complétée d'outils actionnés au rythme de l'homme, par laquelle il parvenait à «soulever des montagnes».

Dans une passionnante réflexion, Pierre Thiesset rappelait récemment toute l'actualité de ces vieilles lunes productivistes sur lesquelles l'ensemble du monde politique reste cramponné, y compris bien sûr la gauche, toujours agenouillée aux pieds du dieu Progrès. Face aux semeurs de confusions professionnels traquant les impies depuis les sommets de leurs observatoires du confusionnisme politique, il s'empressait d'ailleurs d'ajouter avec force, en quoi son anti-progressisme (et celui du journal La Décroissance), avait une visée libératrice et nullement réactionnaire, ce d'ailleurs, dans la pleine lignée d'un Ivan Illich, entre autres auteurs.

 

La modernité est un lent glissement de notre rapport à l'activité productrice, orientée dans le service de la machine, entraînant l'adaptation de l'homme à son rythme. D'oeuvre libre, le travail mue en une contrainte imposée à l'homme par les exigences de la machine : «Dès l'époque de Bacon, les Européens commencèrent à effectuer des opérations relevant d'un nouvel état d'esprit : gagner du temps, rétrécir l'espace, accroître l'énergie, multiplier les biens, jeter par dessus bord les normes naturelles, prolonger la durée de la vie, remplacer les organismes vivants par des mécanismes qui les stimulent ou amplifient une fonction particulière (…) Cette passion capitaliste pour un ordre répétitif a miné l'équilibre qualitatif entre l'ouvrier et son outillage faible».

La recherche scientifique ne sert plus que le mode industriel de production au détriment de l'outillage lié au travail autonome. Pourtant, elle demeure placée face au choix entre servir une société hyper-industrielle, électronique et cybernétique ou un large éventail d'outils conviviaux : «Un même poids d'acier peut servir à produire une scie à métaux, une machine à coudre ou un élément industriel : dans les deux premiers cas, l'efficacité de mille personnes sera multipliée par trois ou par dix ; dans le dernier, une large part de leur savoir-faire perdra sa raison d'être. Il faut choisir entre distribuer à des millions de personnes, au même moment, l'image colorée d'un pitre s'agitant sur le petit écran, ou donner à chaque groupe humain le pouvoir de produire et de distribuer ses propres programmes dans les centres vidéo».

La convivialité induit aussi la déprofessionnalisation. En effet, «il s'agit de savoir si le progrès doit signifier une indépendance accrue ou une croissante dépendance». Ainsi, le malade reste aux mains d'une profession médicale «figée dans le monopole d'une hiérarchie monolithique» qui le réduit à un client docile en même temps qu'elle lamine tous les savoirs faire traditionnels et toutes les formes de soins «hétérodoxes» auxquels il pourrait avoir recours. De même faudra-t-il arracher les transports et le logement à l'emprise des professionnels. Ainsi l'industrie de la construction, sous-couvert d'une volonté de fournir à chaque travailleur un logement décent (que la plupart ne pourra jamais se payer), a-t-elle ôté à l'homme la faculté de construire sa propre maison : «Les logements qui ne satisfont pas aux normes industrielles sont décrétés dangereux et insalubres (…) La prétention d'une société à fournir des logements toujours meilleurs relève de la même aberration que celle de médecins à assurer toujours plus de mieux-être, ou que celle des ingénieurs à produire toujours plus de vitesse. On se fixe dans l'abstrait des buts impossibles à atteindre, ensuite on prend les moyens pour des fins». En chaque domaine, de merveilleux bus sociaux affichés par les mêmes experts et définis par eux seuls, ne profitent en fin de compte qu'aux mêmes catégories en n'en frustrant qu'un toujours plus grand nombre d'autres.

 

En quoi les exigences du sur-outillage productiviste, organisé en vue d'une croissance infinie, ne peuvent qu'aboutir à une manipulation de l'homme, jusqu'à le menacer dans ses relations et ses équilibres les plus fondamentaux? Illich distingue plusieurs menaces, toutes «régies par une mortelle inversion des moyens en fins», qui risquent de provoquer un court-circuit fatal et la destruction du milieu humain à la fois physique, symbolique et psychique.

- La dégradation de l'environnement : posant les facteurs du surpeuplement, de la surabondance et de la perversion de l'outil, si Illich évoque la nécessité d'une limitation de la procréation, il n'en fait cependant pas le problème central, loin de là. La destruction en cours de la biosphère pose avant tout la question de la «matérialisation des valeurs, leur transformation en tâches techniques (…) L'équilibre écologique ne sera rétabli que si nous reconnaissons que seule la personne a des fins, que seule elle peut travailler à les réaliser».

- Le monopole radical : il suppose que la production industrielle ait le contrôle exclusif de la satisfaction d'un besoin : «Que l'automobile restreigne le droit à la marche, et non pas qu'il y ait plus de gens à conduire des Chevrolet que des Peugeot, voilà le monopole radical. Que les gens soient obligés de se faire transporter et deviennent impuissants à circuler sans moteur, voilà le monopole radical (…) Il y a monopole radical lorsque l'outil programmé évince le pouvoir-faire de l'individu». Il menace les capacités humaines innées de «se soigner, de réconforter, de se déplacer, d'acquérir du savoir, de construire leurs maisons et d'enterrer leurs morts». Ces besoins élémentaires, ces valeurs essentielles et par nature gratuites, sont aspirés dans la sphère commerciale qui les dépersonnalise en même temps qu'elle les standardise. Le comportement, l'imagination et l'élan personnels s'en trouvent mutilés et dévitalisés, même si aujourd'hui une conscience collective émerge et commence à réagir aux effets aussi insidieux que dramatiques de ce monopole industriel. Pourtant l'aveuglement et l'impuissance face au danger restent très majoritaires, non sans lien avec ce troisième déséquilibre...

- La surprogrammation : Le savoir spontané, fruit de la curiosité personnelle et de l'échange intra-communautaire s'éteint en même temps que s'étend l'empire des systèmes, la spécialisation de l'outil et la division du travail, qui requièrent un dressage programmé de l'opérateur et du client, en vue d'accroître la productivité: «Dévié par et vers l'éducation, l'équilibre du savoir se dégrade. Les gens savent ce qu'on leur a appris, mais ils n'apprennent plus par eux-mêmes (…) L'éducation, c'est la préparation programmée à la « vie active » moyennant l'ingurgitation d'instructions massives et standardisées produites par l'école». Le désir instinctif, naturel, de connaître le monde et de lui donner sens par soi-même et par le partage, est étouffé par le monopole croissant de grands initiés chargés de nous façonner à l'outil. Au mépris de la liberté du savoir intuitif, poétique ou prophétique, «ce que les gens apprennent dans les écoles qui se multiplient en Malaisie ou au Brésil, c'est avant tout à mesurer le temps avec la montre du programmeur, estimer l'avancement avec les lunettes du bureaucrate, apprécier la consommation accrue avec le cœur du marchand, et considérer le pouvoir du travail avec les yeux du responsable syndical (…) Qu'apprend-on à l'école ? On apprend que plus on y passe d'heures, plus on vaut cher sur le marché (…) On apprend à se définir comme détenteur d'un stock de savoir dans la spécialité où l'on a investi son temps. On apprend, enfin, à accepter sans broncher sa place dans la société». Bien sûr, au bout de la surprogammation scolaire au service de l'industrialisation, il y a les gagnants (sur-éduqués) et les perdants (classifiés sous-éduqués).

Il s'agit d'éduquer les gens non seulement en vue d'un diplôme, mais aussi en les dressant à la consommation et à un certain type de comportement certifié conforme. Ainsi, par exemple en Amérique latine ou ailleurs, «les travailleurs sociaux ont été confrontés à la rude tâche de socialiser des locataires insuffisamment scolarisés pour comprendre d'eux-mêmes qu'on n'élève pas des cochons noirs sur le balcon d'un onzième étage et qu'on ne fait pas pousser des haricots rouges dans sa baignoire. A New York, les gens qui n'ont pas douze années de scolarité sont considérés comme des infirmes : ils deviennent inemployables et sont contrôlés par des travailleurs sociaux qui décident comment ils vont vivre». Et l'ensemble des moyens médiatiques parachèvera l'oeuvre d'éducation sociale de tous ces pauvres ignorants encore tributaires de leurs coutumes et traditions.

- La polarisation : Ce déséquilibre du savoir rend illisible et invisible à l'usager la poussée du monopole industriel et entretient cette impasse mortifère : «Conduit par la famine et le sentiment d'impuissance, le pauvre réclame une industrialisation accélérée ; poussé par la peur et le désir de protéger son mieux-être, le riche s'engage dans une protection toujours plus rageuse et rigide. Tandis que le pouvoir se polarise, l'insatisfaction se généralise. La chance qui nous est donnée de créer pour tout le monde plus de bonheur avec moins d'abondance est reléguée au point aveugle de la vision sociale».

Partout, notamment parmi les élites des pays pauvres, se répand la fable que l'enrichissement d'une minorité profitera, in fine, à tous, et ainsi se fixe la polarisation croissante du pouvoir : «Sous la poussée de la méga-machine en expansion, le pouvoir de décider du destin de tous se concentre entre les mains de quelques uns». La modernisation de la pauvreté sous l'effet de l'industrialisation va de pair avec la concentration du pouvoir : «La pauvreté se modernise : son seuil monétaire s'élève parce que de nouveaux produits industriels sont présentés comme des biens de première nécessité, tout en restant hors de portée du plus grand nombre. Dans le tiers monde, le fermier pauvre est chassé de ses terres par la révolution verte. Il gagne plus comme salarié agricole, mais ses enfants ne mangent plus comme avant. Le citoyen américain qui gagne dix fois plus que le salarié agricole est lui aussi désespérément pauvre. Tous deux paient toujours plus cher un moins-être croissant (…) De façon complémentaire, l'écart entre riches et pauvres s'accroît, parce que le contrôle de la production est centralisé en vue de produire toujours plus pour le plus grand nombre (…) l'accroissement de l'écart entre soumis et puissants tient à la structure de l'outil».

Dans ce contexte d'accroissement des inégalités inhérent à la société de croissance, Illich pointe les errements de certains mouvements sociaux, tels que le mouvement des femmes, qui de fait soutiennent le statu quo lorsqu'ils revendiquent un accès équitable des places et du pouvoir : «Aussi longtemps qu'une minorité agit en vue d'obtenir son dû dans une société de croissance, elle n'obtiendra, pour la plupart de ses membres, qu'un sentiment toujours plus aigu d'insatisfaction». Autrement plus redoutable pour l'ordre productiviste serait un mouvement de femmes suscitant une prise de conscience collective du danger mortel que représente une société indifférenciée, régie par les seuls critères de l'efficience industrielle : «La croissance s'arrêterait si les femmes et les autres minorités éloignées du pouvoir exigeaient un travail également créatif pour chacun, au lieu de réclamer l'égalité des droits sur le méga-outillage manipulé jusqu'à maintenant par l'homme seul». Autant d'idées provocatrices et dérangeantes pour un certain féminisme congelé dans l'égalitarisme désincarné, qu'Illich développera avec force quelques années plus tard dans son livre Le Genre vernaculaire. Pour y promouvoir la fécondité et la complémentarité des différences sexuelles, mises à mal par l'interchangeabilité propre au rouleau compresseur industriel, ce livre reçut un accueil mitigé voir hostile et, déjà en 1982, Illich fut traité de passéiste réactionnaire sur le campus de Berkeley!

- L'usure (obsolescence) : Il s'agit de démanteler non pas l'ensemble de la production industrielle mais le monopole industriel de la production. A travers quelques centres de décision, ce monopole impose à toute la société les «bonnes» innovations auxquelles il faut se soumettre et les «archaïsmes» auxquels il faut renoncer. L'usure produit en effet la dévalorisation constante de produits et de besoins continuellement remplacés par d'autres, au nom de l'idéologie du progrès : «La nécessité artificielle et l'usure planifiée sont deux dimensions distinctes de la surefficience». La stratification sociale se renforce par l'effet de ce mécanisme marchand : le nouveau produit ou outil, toujours justifié comme facteur de progrès, est identifié à un privilège, l'ancien à un archaïsme, en cela constamment dévalorisé, selon «l'illusion que tout ce qui est nouveau est mieux. Cette croyance est devenue partie intégrante de la mentalité moderne». La frustration, le vertige du manque et le sentiment d'échec n'en sont que plus grands pour les consommateurs, de plus en plus nombreux, ne parvenant pas à suivre ce rythme addictif de la nouveauté permanente : «Ce qu'il a l'écoeure, ce qu'il veut avoir le rend malade».

En chacun de ces circuits évoqués, la surefficience de l'outil, une fois les seuils critique atteints, menace l'équilibre et la survie de l'homme. Une recherche scientifique radicalement réorientée pourrait aider à déterminer ces seuils critiques et à inventer les outils conviviaux au service de l'équilibre vital et de la liberté de chacun : «L'équilibre des fins et des moyens que je souligne ici nous fournit un nouveau critère de sélection de l'outil. La considération de ce nouvel équilibre nous conduira peut-être à proscrire tous les transports publics à vitesse supérieure à celle de la bicyclette (…) La vitesse est le vecteur clé pour déceler comment l'industrie du transport affecte l'équilibre vital».

 

Il est donc vital pour la survie de l'espèce humaine de contrecarrer cette omnipotence de l'outil. Selon Illich, cette inversion politique est conditionnée par la levée de trois principaux obstacles.

Premièrement, nous vivons sur une vaste tromperie concernant le sens de la science, identifiée au savoir prétendument supérieur et objectif de l'expert, entre les mains de qui nous devrions remettre les clés du progrès. La compétence des experts surplombe le jugement personnel des citoyens. Leurs mirifiques promesses d'abondance supposent en préalable de les laisser définir eux-mêmes les vrais besoins du plus grand nombre. Le consommateur-usager n'a plus à savoir(-faire), l'expert sait pour et mieux que lui, selon la croyance à laquelle nous avons appris à nous soumettre. En cela, l'expert, auréolé de la mythologie qui l'entoure, se substitue à la parole et à la délibération politique.

Deuxièmement, le monopole radical du mode de production industriel a contaminé et conditionné jusqu'à l'ensemble des langages politiques et quotidiens, refaçonnés à la mesure des présupposés productivistes. Ce facteur contribue à l'appauvrissement de l'imaginaire social, rendant «très difficile de trouver les mots qui parleraient d'un monde opposé à celui qui les a engendrés». L'inversion du processus d'industrialisation est donc inséparable d'une réappropriation du langage convivial.

Troisième facteur freinant l'actualisation politique des limites : l'asservissement de la loi et du Droit à l'idéologie de la productivité : «les magistrats deviennent un corps d'ingénieurs de la croissance (…) ils sont les alliés «objectifs» de l'outil contre l'homme (…) les actuels opérateurs de l'outillage juridique sont profondément intoxiqués par la mythologie de la croissance».

 

Quel sera le dénouement? Le règne mortifère des moyens s'effondrera-t-il fin sous le poids de son non-sens et de ses propres contradictions ou bien celles-ci engendreront-elles une emprise technocratique encore accrue? Combien de temps les humains joueront-ils passivement le jeu d'un productivisme qui les écrase et les déshumanise toujours plus intimement pour la bonne cause de leur bonheur promis? Quels seront les facteurs et événements historiques où se situera le point de bascule décisif? Au terme de sa réflexion, Ivan Illich est suspendu à ces questions brûlantes, qui sont plus que jamais les nôtres aujourd'hui, plus de quarante ans après qu'il les ait posées. Les perspectives possibles qu'il dégage sont en effet pour nous d'une terrible actualité : «Il se peut que les technocrates soient chargés de conduire le troupeau au bord de l'abîme, c'est à dire de fixer des limites multidimensionnelles à la croissance, juste en deçà du seuil de l'autodestruction. Une telle fantaisie suicidaire maintiendrait le système industriel au plus haut degré de productivité qui soit endurable. L'homme vivrait protégé dans une bulle de plastique qui l'obligerait à survivre comme le condamné à mort avant l'exécution. Le seuil de tolérance de l'homme en matière de programmation et de manipulation deviendrait bientôt l'obstacle le plus sérieux à la croissance. Et l'entreprise alchimique renaîtrait de ses cendres : on tâcherait de produire et de faire obéir le mutant monstrueux enfanté par le cauchemar de la raison. Pour garantir sa survie dans un monde rationnel et artificiel, la science et la technique s'attacheraient à outiller le psychisme de l'homme. De la naissance à la mort, l'humanité serait confinée dans l'école permanente étendue à l'échelle du monde, traitée à vie dans le grand hôpital planétaire et reliée nuit et jour à d'implacables chaînes de communication. Ainsi fonctionnerait le monde de la Grand Organisation. Pourtant les échecs antérieurs des thérapies de masse laissent espérer aussi la faillite de cet ultime projet de contrôle planétaire. L'installation du fascisme techno-bureaucratique n'est pas inscrite dans les astres. Il y a une autre possibilité : un processus politique qui permette à la population de déterminer le maximum que chacun peut exiger, dans un monde aux ressources manifestement limitées ; un processus d'agrément portant sur la fixation et le maintien de limites à la croissance de l'outillage ; un processus d'encouragement de la recherche radicale de sorte qu'un nombre croissant de gens puissent faire toujours plus avec toujours moins. Un tel programme peut encore paraître utopique à l'heure qu'il est : si on laisse la crise s'aggraver, on le trouvera bientôt d'un extrême réalisme».

Illich annonce un probable effondrement du mode de production industrielle sur lui-même et une soudaine perte de confiance de la population envers les institutions dominantes. On cesserait de chercher vainement de nouveaux palliatifs quand un événement imprévisible mettrait à jour la contradiction structurelle entre «les fins officielles de nos institutions et leurs véritables résultats».

Pour une bonne part, «l'issue de la crise imminente dépend de l'apparition d'élites impossibles à récupérer». Au moment où la crise surgira, «il faudra alors démontrer que l'évanouissement du mirage industriel donne l'occasion de choisir un mode de production convivial et efficace. Pour l'heure, la préparation à cette tâche est la clef d'une nouvelle pratique politique».

Dans un élan prophétique final, Illich associe la possibilité du sursaut convivial à la Parole de vie retrouvée : «L'angoisse me ronge quand je vois que notre seul pouvoir pour endiguer le flot mortel tient dans le mot et, plus exactement, dans le verbe, venu à nous et trouvé dans notre histoire. Seul, dans sa fragilité, le verbe peut rassembler la foule des hommes pour que le déferlement de la violence se transforme en reconstruction conviviale».

 

 

Septembre 2016

Serge Lellouche

 

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