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Bernard Friot et Frédéric Lordon

En travail

Conversations sur le communisme

(Editions La Dispute, 2022)

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Bernard Friot (né en 1946) est sociologue et économiste, fondateur du Réseau salariat. Ses recherches portent principalement sur le salaire et le travail, par une relecture historique du régime de sécurité sociale. Sa foi catholique n'est pas étrangère à une proposition communiste centrée sur le salaire à la qualification personnelle.

 

Frédéric Lordon (né en 1962) est économiste, initialement proche de l'école régulationniste, s'orientant depuis quelques années sur le terrain de la philosophie, dans le sillage de Spinoza, appliqué aux sciences sociales.

Son blog, "La pompe à phynance", constitue un tableau particulièrement décapant de l'époque.

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L’essentiel en accord

 

« Les religions sont d’autant plus prégnantes qu’elles ne reconnaissent aucun dieu : la religion communiste n’échappe pas à la règle ». Première chose, décisive pour Bernard Friot : débarrassons-nous du paradis communiste à venir.

Cet horizon radieux vers lequel on avance en enjambant les cadavres, par les étapes préalables de la prise du pouvoir d’Etat, du socialisme, jusque donc au sublime ciel communiste : « On ne va au communisme que par le communisme », tranche Friot, contre cet héritage léniniste qui voue le communisme à l’échec.

Il ne peut se vivre qu’ici et maintenant dans la mobilisation concrète, présente, des travailleurs-citoyens, en lutte pour leur souveraineté sur la production, micro et macroéconomique, et sur les choix de société, en toute circonstance mis en discussion, en proposition, avec toute la vivante tension démocratique que cela suppose.

 

Ce communisme incarné s’appuie constamment sur un déjà-là communiste à actualiser, fruit d’un siècle et demi de luttes, prenant des formes institutionnelles concrètes, plus ou moins abouties, telles le régime général de la sécurité sociale, plus que jamais menacées par le furieux déchaînement de la contre-révolution capitaliste.

Ce déjà-là communiste est rendu invisible tant que demeure vivace l’imaginaire du « communisme pour demain », encore si ancré chez les militants et les organisations politico-syndicales, pourtant à l’origine de ce conquis révolutionnaire.

Désormais repliées sur des revendications purement défensives, déçues les unes après les autres, ont-elles oublié ce puissant élan communiste de l’immédiat après-guerre, par lequel une classe révolutionnaire, le salariat, a subverti les institutions capitalistes en imposant le salaire à la qualification personnelle, au cœur du dispositif de la sécurité sociale ?

La gauche syndicale et communiste (qui ose même prononcer le mot en ses rangs ?), à la remorque de l’agenda et du cadre de pensée capitaliste, a-t-elle abandonné à l’oubli la conquête communiste de la production de soins à partir de la fin des années 50 ?

 

Ramener le communisme les pieds sur terre, le mettre en travail offensif et fournir à ses débats des propositions fortes et bien entendu discutables.

C’est ce à quoi s’attelle d’abord Bernard Friot.

 

Le travail autre – Marx l’a bien analysé : dans l’ordre capitaliste, le travail n’est nullement appréhendé pour la valeur d’usage qu’il produit, mais pour la valorisation économique du capital qu’il génère.

La conquête d’un travail autre suppose d’abord de se départir de deux écueils : l’un, propre au syndicalisme de compromis, revendique un partage de la valeur économique et des droits pour les travailleurs, notamment salariaux, à l’intérieur de ce cadre du travail capitaliste.

L’autre, très en vogue chez les militants anticapitalistes, consiste à vouloir « en finir avec le travail », en somme à jeter le bébé avec l’eau du bain, en confondant le travail comme producteur de valeur d’usage et le travail comme valorisateur de capital, en identifiant donc « le travail » à ses dramatiques conséquences écologiques et sociales dans son cadre capitaliste.

La vraie question, de ces deux côtés éludée, est pourtant celle-ci : « S’agit-il d’en finir avec le travail productif ou de pratiquer un travail productif communiste ? ».

Ne parlons plus « du travail » et de « la valeur » en soit, sans fermement préciser leur contenu capitaliste ou communiste. (Et là, le coup fumeux de « la valeur travail à réhabiliter » passe à la trappe. Macron et Ciotti avec.)

Dans le second cas, la souveraineté populaire sur le travail est le point de départ. Et elle a déjà concrètement et partiellement été réalisée au cours du siècle dernier.

En historien du salaire, Bernard Friot y revient inlassablement de livres en livres : par les luttes sociales du XXème siècle, la mise en sécurité sociale de la production et le salaire à la qualification personnelle, financés par la cotisation interprofessionnelle à taux unique, a institué une socialisation de la valeur, alternative à celle du crédit et du profit capitaliste.

Le travail communiste s’institue dans ce cadre, reposant « sur l’affirmation du travail vivant et sur la délibération collective de l’utilité sociale de ce qui est produit ».

 

Néanmoins, tout au long du livre, on est titillé par le doute, du moins une impression ambivalente : le communisme de Friot et Lordon est-il si résolument anti-productiviste qu’ils le disent ? La distinction que tente d’opérer Bernard Friot entre travail capitaliste par essence productiviste et un vivant travail communiste débarrassé des tares du productivisme, n’est-elle pas un peu vite établie ? Tout comme celle qu’il pointe entre nécessaire décroissance quantitative des richesses (au nom d’une « frugalité choisie ») et accroissement de la valeur propre au travail vivant communiste, nous semble marquée du sceau de l’ambiguïté.

Consubstantiel au capitalisme, l’hubris prométhéen sur le vivant est-il pour autant si spontanément soluble dans la souveraineté des travailleurs sur la production ? Bernard Friot répond d’ailleurs non à cette question, sans qu’on soit bien sûr que sa pensée affronte pleinement le problème, reléguant à de lointaines périphéries la question de l’emprise de la technique et de sa sacralité.

L’épisode de fièvre religieuse vaccinale au cours de la séquence covid eut été pour la gauche communiste une parfaite occasion de clarification, ici au sujet du techno-productivisme sanitaire. Elle n’eut pas lieu. Très loin s’en faut. Syndicats, intellectuels, militants ; silence radio, à peu près partout.

 

Le travailleur autre – Dans le capitalisme, les moyens et les buts du travail sont le monopole de la bourgeoisie et le travailleur n’est rémunéré qu’en tant que son travail est validé socialement comme valorisateur de capital. Le travailleur est foncièrement étranger à l’exécution des tâches et sa rémunération dépend de son activité, donc des besoins du marché du travail et du bon vouloir de l’employeur capitaliste.

Quand le travail capitaliste est entièrement tourné vers la valorisation du capital, le travail communiste est dédié à la valeur d’usage, définie collectivement par les travailleurs : que faut-il produire ou ne plus produire, comment, selon quelles priorités sociales, humaines et écologiques, démocratiquement déterminées ?

 

Dans le mouvement communiste, la personne elle-même est responsable des buts et de la réalisation du travail, et sa qualification, en tant que personne, justifie inconditionnellement son salaire : « Le salaire à la qualification personnelle se construit contre l’hétérogénéité du travail ». Le salaire n’est plus attaché et conditionné à une activité (→ mettant en valeur du capital), mais inaliénablement à la personne. Reconnue dans sa capacité à produire de la valeur (→ d’usage), c’est la personne qui est validée socialement, de façon permanente et inconditionnelle, préalablement à l’exercice d’une activité.

Le salaire est donc au cœur de cette révolution communiste, déjà amorcée. Dans l’entre-deux guerres, les conventions collectives commencent déjà à libérer le salaire de sa dépendance à la tâche. L’étape décisive fait passer la qualification du poste à la personne en tant que telle, à partir de 1946 d’abord dans la fonction publique puis au-delà.

 

Plutôt que la revendication défensive, tout l’effort politique et syndical contemporain devrait être conquête pour élargir ce que les communistes ont obtenu au lendemain de la guerre. En premier lieu donc le salaire : « L’institution du salaire à la qualification personnelle comme droit politique attaché à toute personne adulte de sa majorité à sa mort. L’enjeu étant la mise en place d’un statut communiste du travailleur cohérent avec une reconnaissance de la valeur qui ne passe plus par une opération purement économique (le marché et le profit) mais par un acte politique qui pose la souveraineté commune sur le travail ». 

 

Le salaire à la qualification personnelle comporte plusieurs échelons (d’un minimum de 1700 euros nets mensuels à un plafond maximum de 5000 euros), permettant une possible progression par une évaluation du travail (établie par des jurys de qualification), mais empêchant tout recul ou a fortiori suppression.

 

Comment dès lors ne pas être affligé de l’enthousiasme naïf d’une bonne partie de la gauche pour le « revenu de base universel », qui n’est rien d’autre que le contre feu de la classe dirigeante capitaliste, établissant un bien fragile filet de sécurité afin, par-dessus tout, de garder la mainmise sur la rémunération (son chantage de prédilection), que le salaire à la qualification personnelle menace lui de radicalement subvertir ?

Avec l’appui de ses médias, la bourgeoisie sait parfaitement victimiser « les précaires », « les jeunes », et accorder l’obole à tous les « pauvres démunis », pour mieux les maintenir dans l’orbite de la rémunération et de l’emploi capitaliste.

 

Y compris quand nous nous pensons anticapitalistes, nous sommes si profondément imprégnés et soumis aux catégories hégémoniques du capitalisme, que la corrélation entre le salaire et l’activité a fini par nous sembler aussi naturelle que l’alternance du jour et de la nuit, alors que l’idée d’un attachement inconditionnel du salaire à la personne, bouscule nos repères confortablement établis.

De ce seul fait, entrer dans la pensée de Friot occasionne dans un premier temps quelques éprouvantes contorsions cérébrales. Car elle nous apprend à nous positionner résolument depuis le terrain du déjà-là communiste, et non plus à partir du discours qu'impose l’adversaire capitaliste, et ce retournement complet est une sorte d’électrochoc intellectuel ; déroutant, mais ô combien libérateur.

 

La socialisation autre de la valeur – La généralisation du salaire à la qualification personnelle est incontournable mais insuffisante à la souveraineté communiste sur le travail. La propriété de l’outil de production et l’avance monétaire aux entreprises sont les compléments décisifs.

 

Autre lubie de la gauche dite radicale, contournant à nouveau l’enjeu proprement communiste de la valeur : surtaxer le capital. Outre sa capacité bien connue à déjouer toute taxation à son encontre, il n’en est ainsi que plus légitimé dans sa puissance de financement fiscal de l’économie.

 

Il ne faut pas viser la taxation du capital, mais son assèchement.

 

Le catéchisme capitaliste pose comme indiscutable la figure du prêteur, dont tous les investissements des entreprises devraient dépendre, et comme naturel l’endettement préalable. Or, la réforme hospitalière des années 1950-70 et la mise en place des CHU est un exemple de substitution de la subvention au crédit, comme forme d’avance monétaire. C’est une valeur nouvelle, socialisée par la hausse et l’élargissement des cotisations, allant à des caisses directement gérées par les travailleurs.

Autrement plus radical et révolutionnaire que la taxation des milliardaires, ce déjà-là communiste à actualiser, pose les bases pour remplacer le cycle crédit/profit par le cycle subvention de projets/cotisation de la valeur ajoutée. Friot souligne combien cette mutualisation des valeurs ajoutées des entreprises favorise le tissu productif, et combien la subvention communiste libère le travailleur de la dette perpétuelle, manne pour goinfres prêteurs, fardeau à vie pour les travailleurs, pourtant uniques producteurs de valeurs !

 

Indissociablement de la subvention par les caisses d’investissement, la socialisation de la valeur passe bien sûr aussi par la prise de contrôle de l’outil de production par le collectif de travailleurs, dont il est le propriétaire d’usage.

 

Autre aspect de la socialisation, l’usage d’une monnaie marquée, réservée à des professionnels conventionnés, vouée à soutenir « le passage au communisme de toute une série de productions par leur mise en sécurité sociale », et qui pourrait concerner prioritairement des secteurs comme l’alimentation, la culture, le logement, le transport de proximité ou encore le travail domestique.

 

Dans le mouvement communiste, les buts de la production, la définition de ce qui a socialement de la valeur et à contrario de ce qui est nuisible, doivent faire l’objet d’une intense délibération démocratique et citoyenne. Arrachées au monopole de la bourgeoisie, ces questions vitales deviennent éminemment politiques.

Cette délibération politique communiste ne nous débarrasse nullement de toute violence et de toute tension de classe. Qu’elle puisse éventuellement les atténuer, est une autre question sans réponse évidente.

Mise en œuvre et en débat permanent au sein des caisses d’avance monétaire, des collectifs de propriétaires d’entreprise, des jurys de qualification ou des caisses de salaires, elle ne s’en trouve pas miraculeusement épargnée par les conflits, les enjeux de pouvoir et les intérêts divergents.

 

 

Les propositions politiques communistes de Bernard Friot comportent toutes des implicites anthropologiques. C’est précisément sur ce terrain que Frédéric Lordon prolonge la réflexion et lui exprime ici son accord essentiel.

Les impensés anthropologiques font toujours un retour brutal en politique. Et du côté de la gauche radicale, ce terrain constitue par excellence son « lieu de déni, d’évitement et de fantasmagorie ». Elle n’aime particulièrement pas mettre le nez sur le problème de la violence entre les humains.

S’en tenant au postulat univoque d’une nature humaine foncièrement bonne (la violence ne pouvant qu’être capitaliste et étatique), les pensées politiques de gauche sont traversées par le rêve d’harmonie et de paix sociale, notamment chez les libertaires, ou d’une société sans classe à jamais libérée de la violence, rendant donc l’Etat inutile (Lénine, L’Etat et la révolution).

En somme dit Lordon, Friot a le grand mérite de pousser la gauche à ouvrir le couvercle sur ce qui ne sent pas bon, l'aidant à s’éviter d’immanquables désastres politiques.

Les institutions de la qualification, qui déterminent le niveau de salaire, ou encore les caisses d’investissement, qui sélectionnent les projets en vue du subventionnement public, resteront des lieux où peuvent s’exacerber la jalousie et la rivalité, potentiellement donc la violence.

Les risques de bureaucratisation de type soviétique, mais aussi de copinage voir de corruption doivent tout autant être pris au sérieux et ouvertement débattus, afin de penser des agencements institutionnels cadrant un tant soit peu ces dérives : « Le désir révolutionnaire n’a rien à craindre de la lucidité, au contraire ». Et en cela, il impose une prudence du travail intellectuel face à ces risques bien réels.

 

Autre point, relatif à la consommation ; le projet communiste a évidemment vocation à étendre largement le champ de la consommation collective, gratuite et socialisée par la cotisation.

Pour autant, méfions-nous, avertit Lordon, de toute pureté militante et de ces trop belles promesses d’harmonie anthropologique, sous-jacentes en cette célèbre formule de Marx : « De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ».

Une organisation sociale communiste devra bien s’accommoder du « type humain » (oeconomicus) hérité du capitalisme.

Les mentalités ne s’affranchiront pas d’un claquement de doigt de l’individualisme capitaliste, des désirs individuels de biens et de services, ce qui justifiera que soit maintenue une part de consommation privée, et donc une certaine circulation monétaire. Et ceci induit aussi le maintien partiel du marché et de formes de concurrences.

 

L’accord intellectuel de Lordon avec Friot porte également sur la question des échelles territoriales d’une organisation sociale communiste, tous deux assumant le niveau macrosocial, encore à contre-courant du paysage majoritaire de la gauche radicale, célébrant de tous les côtés les autonomies locales, dont la « « ZAD » est devenue comme le nom générique de ces expérimentations ».

Le traumatisme du naufrage historique du « socialisme réel », associé à l’air du temps libéral qui valorise la subjectivité et le primat de l’individu, ont entrainé un désinvestissement du niveau global, toute verticalité étatique étant renvoyée à un totalitarisme potentiel. Non sans raison d’ailleurs : « la possibilité de l’ignoble est une tare générique de l’Etat ».

Ces expérimentations microsociales, indispensables et souvent d’une grande richesse, où la redécouverte de la communion sensible avec la nature est si prégnante, s’exposent néanmoins à un vrai risque de dépolitisation : « célébration de la planète à sauver, mais sans qu’on dise jamais de quoi ni surtout de qui ».

Célébrer gentiment la beauté de la planète et du vivant sans surtout trop nommer par son nom ce qui structurellement la défigure. C’est en somme « le créneau des intellectuels latouriens ». Voilà qui ouvre assurément des portes chez France-Culture ou Arte, qui ne demandent rien d’autre que cette « inanité politique ».

Les communautés locales autonomes, dont les ZAD sont emblématiques, permettent sans aucun doute de fuir et de survivre à l’asphyxie capitaliste. Mais ces îlots de radicalité n’en restent pas moins confrontés au problème de la production des moyens de production et de la division du travail à leur échelle macrosociale, dont ils restent à une certaine limite dépendants : « Vivre dans les arbres, c’est merveilleux, mais si tu tombes de l’arbre et que la fracture est moche, tu ne t’en tireras pas avec un cataplasme végétal ou une décoction de racines : tu finiras à l’hôpital du coin à passer dans l’appareil d’imagerie siglé General Electric. La question est alors la suivante : abandonnons-nous l’imagerie à General Electric ? L’escapisme n’a pas le choix. Le communisme, tel que toi et moi l’envisageons, si ».

 

Oups, là y’a comme un tout petit brin de mépris à l’endroit des bucoliques décoctions de racines, quand même beaucoup moins sérieuses que la grosse artillerie lourde techno-médicale.

En gros, on la garde, mais estampillée communiste. Traduction : ouf !

A moins que le bougre ne passe ses journées à chuter de son arbre tout en se donnant des violents coups de binette dans le tibia, et une fois dit qu’aucun zadiste décroissant n’est à l’abri de ses propres contradictions, on pourrait à contrario se demander aussi, tout ce qui, dans la présence au monde que favorise son champêtre travail communiste et dans la réévaluation drastique des besoins inhérents à son mode de vie, le rend physiologiquement et psychologiquement incomparablement moins dépendant de ces techno-merveilles, qu’à l’époque où il était prof de philo à Montreuil.

Du genre mauvais citoyen limite complotiste qu’a dû préférer les bonnes tisanes d’Artemisia de mère nature aux injections expérimentales anti-covid de père pfizer.

Là, SOS Ivan Illich.

 

Sur le fil, Frédéric Lordon rajoute néanmoins que ces autonomies œuvrent nécessairement « au dépouillement de la puissance institutionnelle concentrée » et sont « l’indispensable contrepoids aux tendances à la captation des institutions globales, tendances en effet totalisantes et, c’est vrai, possiblement totalitaires ».

Tensions des niveaux territoriaux locaux et globaux, qui ne peuvent être articulées selon lui que dans des formes de fédéralisme et de subsidiarité qui, insiste-t-il, n’oublieraient pas « le haut », à savoir l’Etat : comme ensemble de fonctions collectives, on ne saurait le réduire à sa dimension historique capitaliste ou à ses seuls penchants autoritaires.

 

Des désaccords en travail

 

Bernard Friot est-il porteur d’une mystique de la classe révolutionnaire ? Est-il un ange Gabriel annonciateur d’un avènement communiste par la puissance subversive du salariat, à rebours du schème défaitiste qui réduit complaisamment à son état naturel et immuable un monde de « dominés » ?

La différence principale entre nos deux auteurs, intensément débattue entre eux ici, est d’une nature « épistémo-politique», il faut bien le dire assez complexe à appréhender, qui plus est à résumer.

 

L’objection de Frédéric Lordon porte sur ce qu’il considère être la matrice religieuse de la lecture historique du déjà-la communiste de Bernard Friot. Sa construction d’un signifiant alternatif au signifiant hégémonique (capitaliste), émane selon lui directement de la foi catholique de Friot, ceci d’ailleurs posé avec un sincère respect pour cette foi.

Ce que Friot nous inviterait à voir à travers le salaire à la qualification personnelle, instituant un nouveau statut économique de la personne, relèverait d’une forme de prédication, voire d’une annonciation, postulant l’existence d’une « classe révolutionnaire pour soi », non pas condamnée à l’impuissance, mais potentiellement capable d’organisation et de conscience de soi, vouée à faire puissamment irruption dans l’histoire.

Relevant du registre de la foi, ce postulat glorieux d’une classe pour soi, combattante plutôt que résignée, consciente d’elle-même plutôt que victime, conduit selon Lordon à oublier l’analyse réaliste des forces en présence (analyse positive et causale), qui n’appelle non au défaitisme ou au victimisme, mais au constat lucide, pour l’heure du moins, de ce qu’il en est de la puissance de cette classe révolutionnaire : pas grand-chose.

 

Bernard Friot lui répond en assumant pleinement la profondeur catholique et annonciatrice de sa démarche, tout en indiquant qu’elle est inséparable d’une recherche strictement scientifique (positive/causale) nommant un déjà-la communiste préalable et observable.

Son prédicat communiste n’annonce pas un à-venir à partir de rien mais un déjà-là, concret et inouï.

La conscience de classe s’exprime d’abord dans des actes, sur lesquels ensuite le chercheur pose un « signifiant qui contribuera à la possibilité de son actualisation (…) Les idées sont les compagnes nécessaires du travail d’espérance ».

 

Fidèle à la théologie de saint Paul et à la tradition ignacienne, l’annonciation de Friot ne repose donc pas sur un pari pascalien, mais part de l’observation d’un réel empirique qui s’est imposé à lui et qui bouleverse le monde : « J’ai la chance d’habiter un hameau dont les cloches, à sept heures, à midi et à dix-neuf heures, sonnent l’angélus. L’angélus célèbre l’annonce à Marie qu’elle va être la mère du sauveur, l’acceptation par elle de cet inouï, et son accomplissement dans la naissance de son fils, Dieu-Homme. Ça n’est pas une image, une métaphore, c’est un événement, un bouleversement du réel. On n’est pas dans l’ordre de la morale, mais de l’ontologie (…) J’ai cette foi en l’inouï du réel qui était la foi de Marie, un réel qui est toujours en travail ».

 

En cela, les yeux de Friot sont plus profondément ouverts aux signes de l’inouï qui surgit, qu’aux mécanismes de la domination qui se répètent.

 

Pourtant, avant sa découverte de cet inouï qui se joue à partir de 1946 dans la subversion communiste de la sécurité sociale, Friot dit lui-même qu’il était confortablement installé dans sa position de chercheur critique du capitalisme, ne concevant de « classe pour soi » que pour la seule classe bourgeoise, pleinement consciente de ses intérêts, face à laquelle ne pouvaient que subir les éternels dominés : « J’étais évidemment du bon côté, celui des dominés, dont j’étais solidaire…tout en écrivant le récit dont la classe dirigeante a besoin, le TINA (There is no alternative), qui naturalise la domination ».

Il s’est affranchi de ce cadre de pensée, douloureusement, non par un changement de postulat à priori, mais après un travail documentaire décisif, par lequel Friot a exhumé et constaté les faits d’un déjà-là communiste, si puissamment subversifs que la classe dirigeante s’est employée à les ensevelir et les faire disparaître, y compris matériellement.

 

Que s’agissait-il d’enfouir ? Le réel, sur un laps de temps très court, non de la naissance mais de la subversion radicale de la sécurité sociale. Depuis la fin du 19ème siècle, celle-ci fut initialement d’origine patronale, taillée à la mesure des besoins capitalistes, comme « instrument du marché du travail redoublant la logique marchande du salaire direct ».

Sous l’action des militants de la CGT et du parti communiste, la sécu devient en 1946 le cœur d’une socialisation du salaire, dont le régime unifié en répartition communiste est directement géré par les travailleurs. La riposte patronale sera immédiate, soutenue par les gaullistes, socialistes, résidus de pétainistes et impayables démocrates-chrétiens.

En quelques mois seulement, l’élan populaire, sa force organisationnelle et gestionnaire, subvertissent une grande part des fondements salariaux du capitalisme. Contre toute attente, des ouvriers prennent en charge une transformation qui engage jusqu’à la moitié du budget de l’Etat.

En charge de la sécu à la CGT, Henri Raynaud, écrira dans un rapport de 1947 : « Une telle transformation administrative et sociale accomplie en six mois est sans doute un fait sans précédent dans notre pays ».

C’est bien une classe révolutionnaire instituante qui est alors à l’œuvre, actrice d’un communisme réel prenant tout le monde de court. En exhumant ces faits, Friot découvre cet inouï avec stupéfaction en même temps qu’il voit s’effondrer sous ses yeux « la saga mensongère » (encore si tenace dans l’imaginaire contemporain), d’une naissance de la sécu en 1945, dans l’union des communistes, des gaullistes et du conseil national de la résistance. Imposture historiographique !

Une lutte de classes tournant dangereusement à l’avantage de la glorieuse classe révolutionnaire : voilà ce que la bourgeoisie devait urgemment effacer des mémoires, au profit du beau récit officiel de « l’unité nationale d’après-guerre accouchant de la sécu».

 

Finement introduit et aiguillé par Amélie Jeammet, la suite de ce dialogue entre Friot et Lordon, porte sur des controverses théoriques : autour de la théorie de la Régulation et de la sociologie de la domination de Pierre Bourdieu.

Frédéric Lordon fait une critique de la critique de Bernard Friot à l’encontre de ces deux théories, en pointant par là même ce travers selon lui trop fréquent au sein de la recherche, faisant fi de la nécessaire division du travail intellectuel : fustiger la perspective intellectuelle d’un chercheur dont l’objet d’étude est diamétralement autre que le sien, en la considérant en cela comme antinomique et incompatible avec la sienne, plutôt que de l’envisager comme un point de vue, certes très éloigné, mais complémentaire sur le monde social, situé depuis un tout autre point de perception.  

Ainsi, dans le cas de Bourdieu et de son point de vue autre que celui de Friot, devrait-on considérer que sa perspective fondée sur les rapports de domination et les processus de reproduction, complète la toute autre perspective de Friot, quant à elle tournée vers les potentialités émancipatrices des classes populaires, plutôt qu’elle ne s’y oppose irréductiblement.

 

Friot ne nie certes pas la force parfois écrasante des déterminismes sociaux, qui entravent l’émancipation populaire, l’importance de les prendre en compte, et donc la pertinence de ce type d’analyse.

Il n’en reste pas moins convaincu que Bourdieu accorde un tel poids aux structures et pousse si loin la négation du sujet révolutionnaire, jusqu’à l’aveuglement complet au déjà-là communiste, que ce type de recherche en devient intellectuellement mortifère, et politiquement néfaste, en un temps où une contre-révolution capitaliste ravageuse appelle autre chose que des théories systématisant l’impuissance révolutionnaire.

 

Les concepts de salaire et de travail sont ensuite discutés afin de lever les nombreux malentendus de langage que peut susciter une proposition communiste qui les réinscrit dans leur pleine signification communiste, quand ils sont pourtant habituellement compris à travers le prisme dans lequel les a reclus le signifiant capitaliste.

C’est ce qui du reste, selon Lordon, rend la lecture de Friot si déroutante et difficile de prime abord, tant son « annonciation » bouscule les catégories de pensée habituelles : comment comprendre « salaire à la qualification personnelle » (ou « salaire à vie »), partant de sa socialisation par la cotisation, quand, dans l’imaginaire du lecteur militant, « salaire » est si étroitement associé à une relation de subordination et de dépendance instituée dans le cadre capitaliste ?

De ce point de vue, et en des termes lui semblant plus mobilisateurs, Frédéric Lordon penche donc plutôt pour l’appellation « garantie économique générale ».

 

Prolongement de la question du salaire, celle du travail communiste différencié du travail capitaliste suppose, elle aussi, une franche clarification des termes.

Elle soulève par extension une question dont la réponse semble incertaine et très ouverte : en régime communiste, où passe la frontière, s’il doit y en avoir une, entre le travail proprement dit, et ce qui serait de l’ordre plus général des activités humaines ? Le travail communiste, comme producteur de valeur d’usage (et non plus donc comme valorisateur de capital), reste-t-il strictement cantonné au domaine de la production matérielle des biens nécessaires (lesquels ?), ou alors, extensivement, doit-on tout autant considérer comme étant « en travail » le grand-père baby-sitter gardant son petit-fils (ce qui n’a aucune valeur en régime capitaliste), ou des voisins resserrant le lien social local par leurs conversations (pas plus d’intérêt pour le PIB capitaliste) ?

 

Dernier point de désaccord en travail : comment peut s’opérer la transition, ou le soudain basculement, vers le communisme ? Frédéric Lordon se dit d’emblée plus que circonspect face aux appels de Bernard Friot à reprendre la marche vers la socialisation, par extensions successives de nouvelles sécurités sociales sectorielles, selon une mise en place progressive et gradualiste du communisme.

Friot les croit d’autant plus réalistes dans un contexte de perte massive d’adhésion au projet capitaliste (y compris chez les salariés et cadres du privé) et de multiplication des dissidences développant par sécession une production hors de la sphère capitaliste et étatique.

 

Pour Lordon, cet optimisme friotien ne prend pas la mesure d’une configuration historique de fuite en avant et de montée aux extrêmes du capitalisme. Il ne voit pas les structures réelles de sa forme néolibérale, telles qu’établies à partir du milieu des années 1980 : une dérèglementation méthodique, implacable, de tout ce qui pouvait encore le contraindre et le limiter, et un « auto verrouillage » institutionnel de ce processus, rendant impossible sa mise en cause.

Définitivement derrière nous est renvoyé l’âge du compromis fordiste, où, dans le rapport de force travail/capital, le capitalisme n’avait d’autre choix que d’aller à la table des négociations, parfois contraint de lâcher du lest.

Et il est symptomatique d’assister aujourd’hui au naufrage historique d’un syndicalisme, qui fut étroitement associé à ce contexte de compromis social-démocrate. Forces contestatrices « officielles », reconnus par l’Etat capitaliste comme « partenaires sociaux », bien insérés au sein d’institutions qui lui ont procuré des privilèges matériels et symboliques (et de très larges subventions !), quel intérêt auraient aujourd’hui les syndicats, plus précisément les directions syndicales (y compris CGT), à renverser la table et contribuer à un mouvement révolutionnaire ?

 

Le capitalisme a basculé dans un autre registre : désormais en roue libre, littéralement déchaîné, détruisant un à un tous les droits et institutions que le mouvement communiste était parvenu à lui imposer.

De fait, la combativité des mouvements populaires, bien réelle et même décuplée depuis quelques années, n’affecte nullement sa détermination : le capitalisme ne lâchera plus rien. Plus une miette. Et combien moins encore quelque parcelle de socialisation et de souveraineté sur la production ! Et il s’agit d’en prendre acte.

Franchir un tel obstacle suppose donc préalablement de le voir clairement. Et il semble évident pour Lordon qu’on ne pourra plus le franchir graduellement, par conquêtes successives, mais par la seule voie d’un affrontement général, enclenchant un processus révolutionnaire, lui-même conditionné par une puissante proposition communiste globale.

 

Perspectives politiques

 

Alors camarades, optimistes ou pessimistes ?

 

Chacun de nos deux auteurs sort ici à sa façon propre, chrétienne et spinoziste, de cette trop simple dichotomie, qui conduirait à ranger sans nuance Bernard Friot dans la première case et Frédéric Lordon dans la seconde.

 

« Les anthropologies bienheureuses me font frémir (…) Il m’échoit donc l’étiquette de « pessimiste » », dit Frédéric Lordon, pour qui la projection vers un avenir autre suppose d’assumer résolument la part pénible, pas très jolie à voir, à laquelle conduit la lucidité analytique.

Le propre du pouvoir c’est de raconter des histoires ; la gauche d’émancipation grandirait à ne s’en plus raconter et à voir la réalité (anthropologique et historique) telle qu’elle est, avec aussi la part du diabolique qui travaille en l’humain, et non telle qu’elle préfère en toutes circonstances la rêver : « Tout ira bien ».

 

Au passage, un judicieux conseil de lecture de Lordon à la gauche radicale : la troisième tentation du Christ au désert.

 

Pour sa part, toute l’analyse et la recherche de Bernard Friot autour du déjà-là communiste, s’enracine depuis le cœur même de sa foi, qu’il ne sépare jamais de l’action : « Est décisive chez moi, c’est vrai, l’action croyante, le travail d’espérance qui nous fait vivre dans le présent (…) Croire c’est agir (…) Croire, c’est poser en confiance des actes qui naissent d’une altérité reçue comme une rencontre ».

Le monde autre est déjà présent. Notre misère spirituelle nous y rend aveugle. Friot en appelle à une vivante redécouverte d’une tradition chrétienne totalement ignorée de nos contemporains, qui ouvre si puissamment à cette présence permanente, telle Marie se recevant totalement de l’annonce de Gabriel, tel le Christ se donnant réellement, « c’est-à-dire révolutionnairement », dans le présent eucharistique.

Le capitalisme se paganise d’autant plus qu’il agonise. Il détourne du présent comme il segmente le temps : « C’est d’ailleurs comme pratiquant de toutes mes fibres le temps sans âge que je récuse si fermement la retraite comme temps d’après, l’insertion comme temps d’avant, le chômage comme temps entre deux, toutes ces institutions qui naturalisent la mutilation anthropologique qu’est l’hétéronomie du travail indissociable du « temps qui passe »».

Le rêve du paradis communiste pour demain et les théoriciens de notre impuissance nous détournent tout autant de notre responsabilité présente.

Le travail communiste et le salaire à la qualification personnelle nous restituent dans notre responsabilité, personnelle et collective, de faire advenir en acte cet inouï reçu dans le présent, qui habitait les militants révolutionnaires de 1946.

 

Frédéric Lordon décrit ici le véritable ébranlement intellectuel qui le secoua à la lecture en 1998 de Puissances du salariat, livre fondateur de la pensée de Bernard Friot ; l’impression d’être « emporté comme dans un tourbillon ». Il en fit une recension enthousiaste et allumée dans la revue des régulationnistes, tout en le chambrant à chaque page sur son messianisme. Bernard Friot dit d’ailleurs toute sa gratitude à Frédéric Lordon pour ce « texte superbe », qui contribua beaucoup à la notoriété du bouquin.

Comme athée rencontrant alors la pensée de Friot, Lordon dit à la fois toute la sidération, voir l’émotion qui fut la sienne, face à l’intensité spirituelle qui se dégage de cette promesse du déjà-là, tout en mesurant pourtant ce qui le sépare diamétralement de ce registre prophétique de l’annonciation. On peut tout à fait lire et s’approprier Friot, dit-il, prosaïquement, sans suspension automatique aux ailes de l’ange de Marie ; En somme, libre à chacun de « Défriotiser le friotisme ».

 

Ces magnifiques conversations sur le communisme s’achèvent sur un décryptage de la situation et des perspectives politiques, plus ou moins proches.

 

La « crise organique » de Gramsci est très clairement pour Lordon « le concept pour saisir l’époque » : « Il y a crise organique quand les contradictions inhérentes aux rapports sociaux du capitalisme atteignent des seuils d’intensité qui les rendent impossibles à accommoder par les institutions en place, en premier lieu par les institutions économiques (régime du salaire et de l’emploi), ensuite par les institutions politiques ». Tout est en train de déborder hors du cadre institutionnel, dont l’effondrement perceptible de tous les côtés et en vitesse accélérée, procure en même temps qu’on s’enfonce un sentiment tragi-comique de « dinguerie générale » : Hanouna, Macron, Trump, et la lingerie de la ministre Marlène Schiappa en story sur Insta : symptômes ubuesques de la crise organique.

Quoique le florilège soit sans fin, on serait tenté d’ajouter au bouquet : Sandrine Rousseau et le barbecue misogyne.

 

Le mouvement des gilets jaunes est l’expression en France de cette éruption populaire débordant et mettant en panique les gardiens du cadre institutionnel. La violence de la répression des mouvements populaires, le déchaînement des pulsions policières, sont le symptôme d’un système de domination aux abois, qui n’a plus que cela quand toutes les autres réponses institutionnelles n’opèrent plus.

Signe puissant de la dislocation d’un ordre : la plongée du langage dans le néant. La langue est l’expression d’un monde, d’une époque : la langue du manager dégénéré, comme celle de Macron parlant d’« humanité efficace » à propos du congé parental, poussent le grotesque au-delà de toute limite imaginable. En référence au comique du Gorafi, le « gorafique » est l’impressionnante « indistinction entre la réalité des discours politiques macroniens et la caricature la plus éhontément grossière ». On suffoque et on n’a plus de mot quand la macronie explique tranquillement, « il n’y a pas de violences policières », ou quand les « Jeunes avec Macron » twittent sous la photo du président-manager : « Quatre ans d’actions pour la jeunesse ». 

On n’est plus dans le registre du mensonge « presque joyeux » du temps de Chirac, on est face à un personnel politique « qui a passé le 38ème parallèle ». 

 

Mais, beaucoup moins drôle, au bout de la dislocation, dernière bouée de sauvetage du capitalisme délabré, il y a le fascisme. La force de l’extrême-droite en un moment de crise organique : « une proposition politique intrinsèquement violente », parfait exutoire pour toutes les humiliations, haines rentrées et ressentiments accumulés. Il faut maintenant que ça cogne, que le déchaînement soit total, pour aller « jusqu’au bout de la jouissance » (Comment ne pas penser ici à la crise mimétique girardienne ?).

En toute vraisemblance, le point de non-retour a déjà été franchi (et encore ce texte de Lordon date d’il y a plus de deux ans !) : « J’ai en tête l’image -terrible- du front d’onde du tsunami : ça démarre loin, ça va mettre un certain temps à arriver, mais c’est irréversible ».

 

Après ces pages d’un terrible réalisme, décrivant notre présente entrée dans les ténèbres, pour tout dire, on est saisi par l’écart, abyssal, avec les perspectives et potentialités politiques, telles que Bernard Friot les dégage à son tour.

Au moment de ces conversations, on est en pleine période covid, et il tire les enseignements économiques révélés pendant le confinement : « L’épidémie ouvre des possibles dont il faut savoir profiter pour agir en communistes ». Le chômage partiel, le soutien aux activités à l’arrêt, ont mis en lumière la fécondité d’une dissociation du salaire et de l’activité. Ce contexte plaide pour une extension offensive du salaire à la qualification personnelle, plutôt que le repli sur des fausses pistes comme le revenu de base, le droit des chômeurs à l’emploi ou le droit au contrat de travail (qui à nouveau sont posées par rapport au salaire capitaliste donc soumises au « lien entre droit à ressources et activité reconnue comme productive »).

Il faut arrêter de courir après la CFDT et affirmer un salaire personnel indépendant d’un contrat de travail !

 

Autre révélateur économique : A peu près tout le monde a été effaré des niveaux d’enrichissements de Big Pharma, des Gafam et entreprises du e-commerce à la faveur de l’épidémie. Ils en disent long sur la totale illégitimité de tels profits et sur « l’impasse de l’appropriation privée de la valeur ajoutée (…) Les valeurs ajoutées des entreprises sont un commun qui doit être mis en commun, sans possibilité d’appropriation individuelle ». Et cette mise en commun est la base d’une socialisation de la valeur, par laquelle la subvention monétaire publique doit se substituer au crédit et à la dette d’investissement.

 

Dans ce contexte épidémique, Friot revient également sur le foisonnement de collectifs citoyens, sur les multiples expériences de mobilisations des travailleurs, cherchant, comme les soignants, à se réapproprier leur travail, avec tellement plus d’efficacité et de compétence que lorsque ce travail est dirigé sous la houlette managériale, à l’hôpital ou ailleurs : « La conquête de la maîtrise du travail, concret et abstrait, est le cœur de la lutte de classes ».

 

Ouvrant une brèche dans le vacarme chaotique auquel nous sommes tant habitués, le confinement enfin a réveillé chez chacun comme un bonheur de voir les rues quasi désertées par les bagnoles, le ciel libéré des avions et les merveilles de la nature, jusque dans les centres-villes, reprendre vie, dans un silence stupéfiant. Bien malgré lui, le confinement a eu la vertu subversive de nous interroger sur notre rapport pathologique à la croissance. Pas étonnant d’ailleurs que les gouvernements se soient empressés d’en vite clore la parenthèse.

Le salaire à la qualification personnelle, les orientations productives arrachées aux actionnaires et rétablies entre les mains des travailleurs, la subversion de la valeur pour la valeur, la mise en sécurité sociale des productions, sont désormais des questions incontournables si l’on veut donner chair à la mutation écologique.

Sinon, c'est plan de relance verte à la Macron jusqu'à la fin des temps.

 

 

 

SL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

- Quelques liens -

- Réseau salariat - association d'éducation populaire

- Blog de Frédéric Lordon

- Bernard Friot au café-atelier Le Dorothy : salaire à vie, communisme, christianisme

- Une critique du revenu de base : Denis Bayon, L'écologie contre

le revenu de base ; Un salaire universel pour la décroissance

- Recension de Puissances du salariat, par F.Lordon

("D'une radicalité à réveiller un mort")

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