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Jacques Ellul

L'espérance oubliée

 

(Editions de la Table Ronde, 2004 - Première édition, Gallimard 1972)

 

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Grande figure du protestantisme au 20ème siècle, Jacques Ellul (1912-1994) a développé une œuvre considérable, sur deux versants, à la fois distincts et pourtant reliés entre eux : d'une part des travaux sociologiques centrés sur la critique de la société technicienne et de la propagande politique; et d'autre part une réflexion théologique et éthique, ainsi que des commentaires bibliques.

Longtemps méprisée en France, il y a bien des raisons de penser que son œuvre n'a plus aujourd'hui de place ailleurs qu'au cœur même du débat intellectuel.

Cette synthèse est invitation à lire ce livre d'une impressionnante puissance prophétique, qu'il considérait lui-même comme le plus important de tous ses écrits...

 

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Toutes les personnes qui recherchent ces portes étroites, ces fines passerelles entre l'accueil le plus intérieur de la révélation chrétienne et l'action socio-politique radicalement révolutionnaire qu'il ne peut qu'engendrer (pour Ellul, à la lumière et seulement à la lumière, sous l'impulsion et seulement sous l'impulsion de cette révélation donnée), trouveront assurément dans ce livre une source de discernement telle qu'on en rencontre rarement.

On ne peut que sortir ébranlé de la lecture de ce livre à haute intensité sismique, dans lequel chacun en prend pour son grade et dont, il faut bien le dire, un des aspects consiste en une revigorante paire de claque dont les principaux destinataires sont : le bourgeois pétri de son infaillible assurance et de son optimisme béat trônant du haut de sa mortelle tiédeur ; le révolutionnaire rougi d'empressement, aveugle à la vanité et aux désastres que ne peut qu'entraîner le combat politique coupé de la source transcendante qui seule peut lui donner vie, sens et chair ; le chrétien qui n'a que le mot espérance à la bouche et qui à force de vouloir plaire à tout le monde, être, penser et agir comme tout le monde, finit par incarner le contraire exact de l'espérance chrétienne dont il est sensé être le témoin en ce bas-monde.

Le point de départ de ce livre, son élan initial, n'est pas d'abord intellectuel. Il n'est pas en premier lieu le fruit d'une savante réflexion théologique sur l'espérance, aussi orthodoxe fut-elle, mais avant tout la réponse d'un homme à un don gratuit, incompréhensible, reçu aux pieds du mur, dans la douleur d'une épreuve existentielle : «L'Espérance me devenait proche, vivante, totale, non plus formule théologique». Ce livre est celui d'un homme ayant longtemps vécu sa foi sans espérance, jusqu'au jour où elle lui fut donnée.

Par miracle, oui par miracle, cette parole d'espérance donnée, répondait avec une parfaite exactitude à la question discernée au fond de l'impasse, tout à la fois celle dans laquelle se trouvait un homme en particulier et celle dans laquelle agonise l'homme désespéré de notre temps.

N'étant justement pas un bon sentiment humano-centré, un shoot euphorisant qui nous épargnerait la dure et angoissante confrontation au réel, l'espérance est d'autant plus reçue comme parole révélée par le Tout-Autre que vécue précisément là où, humainement parlant, il n'y a rigoureusement plus aucun espoir. L'espérance, comme ce livre, commence dans les ténèbres d'une cage de fer, lorsque l'on découvre enfin que l'on ne peut s'en libérer par nos seuls moyens humains.

 

Mort de l'espérance au temps présent*

 

Jacques Ellul voit les signes d'un temps historique, le nôtre, où l'homme privé d'avenir, pris au piège de ses œuvres, enfermé dans des structures rigoureuses, fait l'expérience de son impuissance : la «croissance de l'illimité dans l'absurde» suit son cours inexorablement, rationnellement. Plus les objets matériels qui l'envahissent l'angoissent, plus il s'en procure pour traiter son angoisse, et se perd dans cette spirale en apparence sans fin.

Que ce soit l'étudiant, le hippie, le noir américain, l'homme «se révolte sans espoir» : il faut que ça pète, ici et maintenant. Point : «Il faut ramener à rien tout ce qui est, car ce qui est, c'est la répression, l'aliénation». L'irrationnel, le cocktail Molotov, la jouissance sans entraves et l'horizon clos du moment présent, sont les seules réponses à la société technicienne : «il n'y a aucune espérance». Derrière leur collier de fleur, les jeunes sont malheureux, terrorisés par le monde qui leur est offert et l'écoeurante «abondance matérielle» qu'il leur promet ; «alors, ils fuient» : drogue, révolution, quête spirituelle en Inde. «L'absence d'espérance est la clé qui permet de ressaisir à partir d'un point de vue unique les sentiments et comportements de l'homme moderne en général, et de l'adolescent qui est cet homme porté à son incandescence, à son état explosif et visionnaire. Et nous en trouvons une expression dernière dans la multiplication des suicides».

Les grandes aventures historiques du XXème siècle, telles les révolutions, ont toutes débouché sur le contraire de l'immense espoir qu'elles avaient suscité. Cela s'appelle une imposture : «Nous sommes en un temps singulier, dont cette imposture radicale est un des signes». Ainsi, «l'ignoble Wolinski est devenu serviteur de la société de consommation». Toute protestation, tout mouvement de libération est récupéré, jusque dans la publicité. Vérité, justice, liberté, partout revendiquées, partout perverties en leur contraire : «Ce qui est nouveau, en ce temps, et peut-être pour la première fois dans l'histoire, c'est l'utilisation du mot désignant l'ancienne valeur pour le fixer sur son exact opposé, c'est l'inversion totale». Cette inversion du sens des mots détruit l'homme contemporain, car il ne peut ainsi plus croire en leur réalité, alors que «qu'on le veuille ou non, (il) porte encore en lui la soif de justice, de vérité, d'égalité, et qu'on lui donne l'acide de l'injustice, du mensonge, de l'exploitation pour se désaltérer». Bref, il est totalement désorienté dans le brouillard des mots perdus, qui le plonge toujours plus loin dans le scepticisme autant qu'il l'éloigne de la possibilité d'espérer.

Les mots enflent et sont d'autant plus exaltés, qu'ils ne veulent plus rien dire : «Moins la chose existe, plus il faut camoufler le vide par une grandiloquence. L'émotion de mai-juin 1968 est qualifiée de Révolution. Guevara est un nouveau Jésus-Christ». «Le serment est totalement dévalué», le langage est mort car il suppose une permanence, une inscription dans la durée, contrairement à l'image et au visuel, qui triomphent car ils sont flashs instantanés : «hors de l'instant, il n'est plus possible de compter sur rien». La prolifération d'images instantanées construit cet univers illusoire qui nous offre tout tout de suite, qui éloigne du réel, à la fois le plus personnel et quotidien, et celui de l'histoire, abolie dans le spectacle de tous les instants. Placé hors du réel, l'homme contemporain rêve, «pour entrer de plain-pied dans la société idéale, finale, où tout est résolu. Il rêve, mais n'espère plus. Et quand par malheur le rêve casse, l'illusion se dissipe, l'idéal se manifeste inaccessible, alors, ne reste plus que la mort».

Notre temps est celui du mépris. Le mépris ne consiste pas seulement à dominer l'autre, mais à le détruire intérieurement, «le traiter en chose» (…) «vouer l'autre à la stérilité totale et définitive» : «Ridicule absolu d'un temps où l'on ne cesse de proclamer les Déclarations des droits de l'homme, quand ce qui règne en fait c'est le mépris des hommes». Poussé à son terme, le mépris tue l'espérance en l'autre.

Notre temps est aussi celui du soupçon, devenu omniprésent dans le monde intellectuel, imposé à la conscience humaine par trois génies, trois «grands malfaiteurs de l'humanité (…) qui nous ont proprement hypnotisés» : Marx, Nietzsche et Freud, qui représentent «l'inverse de la miséricorde et de l'Agapê ». Dans leur sillage, tout doit être démasqué : motifs secrets, intérêts cachés, faux-semblants, hypocrisies ; «nous avons appris à ne plus faire confiance à rien , à ne plus avoir foi en personne». Avec le christianisme, au delà du péché de l'homme, il y avait la grâce et le pardon. Mais désormais, par l'empreinte de ces théories du soupçon, le mensonge est sans issue : «Comment vivre encore dans ces conditions, lorsque par quelque bout que l'on prenne la vie, elle est falsification. Sur le plan social et sur le plan intérieur, dans la relation avec la société, avec les autres, avec la femme que j'aime, avec moi-même, j'ai appris que tout est falsifié. Je ne puis éviter maintenant la question « Qu'est-ce qui se cache derrière ? Qu'est-ce que je me cache ? Qu'est-ce que l'on me cache ? » Et par là je suis amené à considérer des abîmes littéralement sans fond (…) l'ère d'une possibilité d'espérance est finie, car il n'y a pas d'espérance là où règne le soupçon, puisque chaque fois que se formule un possible, une ouverture, un sens, aussitôt fond sur nous la question : de quelle classe ? de quel complexe ? de quelle idéologie ? de quel mythe ? de quel intérêt ? dérive cette espérance qui n'est qu'une falsification d'une situation refusée».

La dérision est le fruit du mépris et du soupçon : toute vertu, toute notion de bien, de beau, de vrai, d'amour n'étant que factice, ce qui fait exploser la fausse conscience c'est la dérision, «arme à la fois suffisamment forte, populaire, facile, pour avilir l'adversaire (…) La dérision ne comporte aucun dialogue, aucune rencontre, mais seulement la désignation, au dieu moqueur des foules, de celui qui se prétend autre». Entretenue par les médias, l'exaltation de la jeunesse désigne le «vieux», l'expose à la raillerie et à l'humiliation. Tout le monde de la culture, de l'art «a embouché la trompette de la dérision».

Cette dérision qui pousse à la stérilisation de l'homme par son auto-avilissement, est directement liée au complexe qu'il entretient à l'égard du monde technique : «Le système de la dérision est en réalité un aspect essentiel de la société où la technique devient Dieu. (L'homme) ne peut rivaliser de force, de précision, de finesse, d'intelligence avec la technique, alors il sombre dans l'auto-accusation».

Tels sont les signes majeurs de l'absence d'espérance : «L'homme de notre temps refuse d'être consolé en vérité». Il ne vit que dans le reniement de lui-même, de tout ce qui a fait son histoire et sa vertu, et «une fois encore, nous rencontrons l'étonnante contradiction entre le développement fulgurant des puissances techniques de l'homme et l'amenuisement jusqu'à l'autonégation de celui-ci comme si quelque fatalité le conduisait à s'effacer devant son œuvre, ou mieux à disparaître en elle». Cette lame de fond est d'une portée planétaire et les peuples du tiers monde se dirigent vers ce même reniement d'eux-mêmes. «Décadence ? Bien plus profond que cela. Disons atonie, refus de vivre». Cette fin de l'espérance, «discrète et silencieuse », en est la trame : «Elle est la veine ouverte, qui dans le bain tiède laisse partir tout le sang et conduit au sommeil sans souffrance et sans sursaut (…) L'espérance agonisante ne crie pas au secours, parce que précisément, n'espérant plus rien, vers quoi, à qui s'adresserait ce cri ?»

 

Le temps de la déréliction

 

C'est avec crainte et tremblement que Jacques Ellul avance ici sa conviction profonde : «Je crois que nous sommes entrés dans le temps de la déréliction, que Dieu s'est détourné de nous et nous laisse à notre destin. Certes, je suis convaincu qu'il ne s'est pas détourné de tous, ou plutôt qu'il est peut-être présent dans la vie d'un individu. Il est peut-être celui qui parle encore dans le cœur d'un homme. Mais c'est de notre histoire, de nos sociétés, de nos cultures, de nos sciences, de nos politiques, que Dieu est absent. Il se tait. Il s'est enfermé dans son silence et sa nuit».

Pour Ellul, la raison première de cette déréliction, de ce mortel sentiment d'abandon, est relative à «la responsabilité des chrétiens et de l'Église qui ne savent pas être ce que Dieu attend d'eux». Il se penche d'abord sur les graves erreurs de diagnostics des théologiens sur ce temps et sur l'homme moderne, qui induisent une erreur thérapeutique aussi grave. Le contre sens monumental suppose que «cet homme est devenu scientifique, rationnel et majeur», sortant du domaine du croire et devenant donc imperméable au message biblique. Non dit Ellul, l'homme moderne n'a pas acquis l'esprit critique, «jamais (il) n'a autant marché dans toutes les propagandes», et «il se trompe sur le point où doit porter le soupçon». Et concernant l'idée reçue d'une perte de la foi chez l'homme moderne : «Quelle erreur ! Jamais on n'a autant cru, tout et rien. Le monde moderne est avant tout un monde religieux, il est bourré de religions, communisme, maoïsme, nationalisme, révolutionnarisme». De même, la science et la technique, le développement, la croissance, sont du domaine du sacré. La question n'est donc pas celle du témoignage de la foi chrétienne dans un monde rationalisé et sécularisé, mais au contraire au milieu de toutes ces croyances et mythes modernes.

Dans ce contexte historique et humain, Ellul, pose la question décisive de l'évangélisation et du rapport foi/espérance. Pour lui, la proclamation de l'espérance doit être désormais décisive et placée au centre de l'évangélisation, vers cet homme qui meurt «par défaut d'espérance» ; l'espérance, avant même la proclamation de la foi et de l'amour. L'espérance doit être au cœur car elle est LA réponse à ce qui fait le cœur de la misère de l'homme contemporain, sa conscience fausse, sa schizophrénie, et donc à son besoin le plus profond aujourd'hui. Mais Ellul insiste bien sur le fait que les trois grandes vertus théologales (Foi-Espérance-Amour) sont inséparablement liées et n'ont bien sûr pas à être séparées. Mais ce qui est décisif dans la proclamation, touchant le cœur et provoquant la conversion «implique un choix, une orientation, un parti pris» et le choix décisif doit désormais porter sur l'espérance. Celle-ci, par sa dynamique même, propulsée vers un avenir, peut tout particulièrement venir toucher l'homme de cette société lancée dans ce qu'elle croit être le progrès. «La question centrale n'est plus aujourd'hui pour l'homme (et le chrétien) : « croire ou ne pas croire », mais espérer ou non». Ce n'est plus par la foi que nous accéderons à l'espérance, comme ce fut le cas pendant des siècles, mais au contraire : «C'est l'espérance qui est aujourd'hui appelée à susciter, provoquer, entraîner la foi (…) Nous avons à éveiller les hommes à l'espérance, et c'est là seulement qu'ils pourront trouver un enracinement de la foi».

Comment éveiller à l'espérance l'homme d'aujourd'hui qui n'espère pas? Pourquoi n'espère-t-il pas ?

Pour Ellul, plus profondément encore que les causes évoquées au début du livre, «si l'homme de ce temps est sans espérance, c'est parce que Dieu se tait. Le silence de Dieu, c'est l'absence de l'Histoire». Quelle présomptueuse illusion de philosophes que de croire que c'est l'homme qui fait l'Histoire! Au-delà des agitations humaines, l'Histoire suppose «intervention d'un facteur radicalement autre (…) C'est ici que la Parole de Dieu devient créatrice d'Histoire» ; Elle illumine la conscience de l'homme de ce qu'il est en train de vivre. Alors, «quand Dieu se tait, la nuit absolue règne (…) L'histoire s'annule».

De même, privé de la Parole de Dieu, le langage dépérit, que ce soit le langage quotidien, politique, scientifique, amoureux, car il ne repose plus que sur lui-même. ««Pourquoi ne comprenez-vous pas mon langage ? dit Jésus aux juifs. Parce que vous ne pouvez pas écouter ma Parole. Vous avez pour père le Diable » (Jean 8, 43-44)». Fermé sur leur langage, les juifs ne reçoivent pas la Parole de Dieu. Comme les juifs, nous avons «établi un système clos, explicatif, qui se suffit à soi-même (…) Quand la relation avec la Parole de Dieu est coupée, alors la communication entre humains devient contresens et malentendu. Et quand l'homme récuse cette Parole de Dieu, quand il coupe la communication, alors aussi Dieu se tait. Et la crise du langage humain devient témoin de la déréliction».

Erreur de diagnostic sur l'homme, mais plus encore sur Dieu, entretenue par des théologies complaisamment dépendantes de certains milieux sociologiques. Ces théologies se muent en idéologies de la «Mort de Dieu» et, «ne prenant plus comme fondement un donné révélé», elles légitiment en fait le statut de l'homme moderne, et par un tour de passe-passe théologique implicite, justifient sa toute-puissance dévastatrice.

En effet, par un subtil glissement théologique, le choix par Dieu de son humiliation en Jésus, de son impuissance, est interprété par ces théologies comme un blanc-seing laissé par Dieu aux hommes, désormais «libres» de transformer le monde à leur guise : «Une fois liquidée l'affaire Jésus-Christ, Dieu est mis dans un coin du grenier. Il est entendu une fois pour toutes qu'il est impuissant (c'est bien fait pour lui, il l'a voulu!), il n'a donc plus à se mêler de nos affaires, il n'a qu'à nous laisser tranquilles. Nouvelle astuce pour justifier l'entreprise titanesque, politique et technique de l'homme à qui tout est permis dorénavant (…) Dans cette théologie, Dieu disparaît dans son impuissance et l'homme peut ainsi avoir libre cours pour sa puissance».

Mais c'est bien Dieu qui a souverainement pris ce risque de la kénose, de l'impuissance par laquelle se révèle son amour : «Si Dieu, qui a choisi d'être totalement et uniquement amour, n'est plus aimé, si son amour est rejeté, alors il n'y a en effet rien de Dieu qui nous soit encore perceptible. Et de fait, Dieu n'est à ce moment plus rien». Pourtant, il demeure Le Souverain : «Dieu ne cesse pas d'être le Tout-Puissant en acceptant d'être Rien».

Le cœur du problème théologique n'est pas « la mort de Dieu » mais la mort de l'espérance, qui renvoie au silence de Dieu : «Ce n'est plus : Dieu est mort parce que l'homme n'y croit plus, mais l'homme est désespéré parce que Dieu se tait. Telle est la réalité spirituelle fondamentale de ce temps». Par sa décision d'être absent, Dieu nous pose une question, à laquelle nous ne cessons de nous dérober, en nous refusant de la prendre au sérieux : certes, «il est assurément bon de savoir dogmatiquement que l'Esprit est toujours là, que c'est lui qui nous cache Dieu, que c'est une attestation de l'encore amour de Dieu, mais la tranquillité qui peut en résulter, l'attitude «attendons que cela passe», est le contraire même de ce que Dieu nous pousse à entendre et à comprendre».

Alors que nous préférons rester sourds à la profondeur de sens et d'interpellation de ce silence, les juifs étaient pétris de cette crainte radicale de la possibilité du silence de Dieu, le Vivant, de la disparition de ses signes : «Tout au long de l'Ancien Testament retentit ce grand cri «Ne te détourne pas », «Ne me rejette pas loin de ta face»». De fait, comme à la fin de la période des Juges, Israël a expérimenté cette absence de Dieu, livrant l'homme à sa seule volonté, les deux faits étant «assurément liés» : «L'homme, décidé à faire sa propre volonté qu'il juge bonne, réduit Dieu au silence (…) L'Ancien Testament nous présente donc les deux faces : le désespoir d'Israël en face du silence de Dieu et l'acceptation de ce silence comme «un bon débarras »».

Et Ellul cite les nombreuses paraboles des Évangiles qui nous rappellent aussi à cette possibilité du retrait de Dieu, confirmées comme «point culminant dans le cri de Jésus «Pourquoi m'as-tu abandonné?». Certes d'un point de vue théologiquement orthodoxe, on peut dire que l'abandon de l'homme par Dieu, «poussé à l'absolu» en Jésus-Christ s'est produit «une fois pour toutes» ici sur la croix. Mais cela n'induit en rien qu'il ne puisse plus y avoir abandon : «Le cri de Jésus me paraît alors comme l'attestation décisive, irrécusable, de la possibilité dernière de cet abandon. Si cette parole de la croix n'était pas là, les théologiens pourraient dire en toute bonne conscience à ceux qui vivent ce silence de Dieu qu'ils se trompent et que c'est une illusion psychologique, car il ne peut pas être abandonné par le Dieu qui est à la fois tout-puissant et amour, providence et incarné. Mais il y a ce cri (…) Ce cri est l'attestation qu'il est possible que Dieu se détourne de l'homme, mais dans ce détournement même, voici que l'homme abandonné est en Dieu parce que Dieu s'est abandonné lui-même. Mais cette vérité spirituelle essentielle n'efface pas l'expérience spirituelle du vide et de l'absence, quand Dieu se tait. Peut-être est-ce maintenant le désert que nous avons à traverser».

Ce silence est-il une punition de la part de ce Dieu du salut, du pardon et de l'amour ? Non ! : «si, maintenant, Dieu se tait, ce n'est pas parce qu'il rejette mais parce qu'il est rejeté». Dieu «n'entre pas en concurrence de puissance avec l'homme. Il est l'homme misérable et dépouillé. Et de la même façon, l'homme triomphal de notre temps a décidé de tuer Dieu, d'évacuer le Père céleste, d'expulser ce fantasme ou ce témoin gênant, et Dieu qui s'est laissé tué en Christ se retire dans sa discrétion devant l'absence d'amour, l'absence de relation filiale, l'absence de confiance». Même si Dieu parle à tel ou tel individu en particulier pour les autres, L'Église, les chrétiens, les hommes dans leur globalité «se trouvent dans la déréliction», et donc n'entendent pas le témoignage de ces quelques individus.

Le portrait par Jacques Ellul de l'Église en temps de déréliction est terrible. Bien qu'elle demeure corps du Christ, le Saint-Esprit ne parle plus en elle, plongée qu'elle est dans la médiocrité. Elle administre son patrimoine et affiche «une gentille charité, qui ne veut faire de peine à personne», dans une tiédeur et un manque de foi sans nom : «L'Église tout entière est pétainiste. Elle concilie, collabore avec le monde, accepte toutes les compromissions, espérant sauver un petit quelque chose (…) Et quand je dis que toute l'Église est pétainiste, je dis bien toute, c'est à dire que notre extrême gauche, nos théologiens de la révolution ou de la mort de Dieu, nos politiciens de la contestation sont les premiers pétainistes». «Certes, l'Eglise est en Christ, je le crois profondément. Mais strictement rien de sa vérité n'apparaît aujourd'hui dans le réel. Tout y est falsifié, tout y est petit». Ellul reconnaît volontiers la bonne volonté et l'engagement sincère de nombre de ces chrétiens, tout autant la charge écrasante qui est la leur, rien de moins que l'oeuvre de Dieu, mais pourtant il constate cruellement : «l'archange de la médiocrité est le vrai maître de l'Eglise ».

Protestantes ou catholiques, les institutions ecclésiastiques, qui sont certes indispensables, sont écrasées par la bureaucratie et devenues lieux de «tous les conformismes sociologiques», signes éclatants «de la déréliction où nous errons perdus». Il n'y a plus aucune différence entre la Fédération protestante et n'importe quelle autre grande organisation. Quand ils ne sont plus l'expression de l'Esprit-Saint, le témoignage et l'évangélisation ne portent plus, alors même que l'homme moderne se passionne pour les questions religieuses : «Que l'homme se donne à la religion et aux religions en même temps qu'il refuse la Révélation de Dieu, de Jésus-Christ, cela montre clairement que ce Dieu reste rigoureusement caché».

De même, les exégètes bibliques se replient dans un formalisme du texte, auto-centré sur ceux qui l'analysent, qui empêche de le lire en vérité : «L'herméneutique est l'entreprise d'interprétation de la révélation sans révélation (…) il faut que Dieu nous laisse libres et indépendants pour cette « science », cette exégèse, cette herméneutique (…) Et Dieu doit rester l'immobile témoin de ce que l'on fait de son Verbe». Cette attitude a lieu car la déréliction a lieu : «On ferme la porte à Dieu, parce qu'il est parti. On lui interdit de parler, parce qu'il ne parle plus».

Le conformisme est omniprésent. Le chrétien pense, vit, fait de la politique comme tout le monde, et l'Eglise justifie ce que fait l'homme sur le plan de la science et de la technique, «et puisque la puissance technique de l'homme augmente sans cesse, le thème de la prédication de l'Eglise doit être le pouvoir de l'homme, et le message de l'Eglise consiste à assurer que c'est l'homme qui doit assumer son propre destin (…) Quand l'Eglise passe son temps à bénir l'activité concrète des hommes, quand elle vient seulement leur attester qu'ils sont dans le droit chemin, et que ce qui se passe est la volonté de Dieu, c'est alors qu'elle produit le grand détournement de la révélation, la grande imposture. Mais cela n'est possible que dans l'exact mesure où Dieu lui-même s'est détourné de son Eglise».

 

L'espérance au temps de la déréliction

 

Bon ben alors maître Jacques, on est désespéré ? : «Eh bien non ! Malgré mon pessimisme bien connu, malgré les analyses sociologiques que j'ai pu faire et qui montrent le caractère implacable du déroulement des systèmes, malgré l'absence de liberté que je vois partout, malgré l'inefficacité de la puissance des moyens humains pour répondre aux vraies questions, malgré les fatalités qui s'enchaînent, malgré cette déréliction de Dieu, je ne suis pas désespéré. Pas du tout. Maintenant, au contraire. C'est maintenant, dans ces conditions, dans cette situation-là que l'espérance a lieu».

L'espérance n'est pas une catégorie. Elle ne peut pas être objectivée et délimitée dans un système théologique, aussi nécessaire que soit la théologie de l'espérance. L'espérance est entièrement tournée vers la promesse des fins dernières, vers ce royaume de Dieu qui approche : «Nous vivons d'une promesse qui doit s'accomplir (et pour laquelle nous avons à faire effort d'accomplissement) et d'une irruption bouleversante, inattendue des choses dernières dans notre vécu. Rien ne peut donc se stabiliser, s'organiser de façon satisfaisante».

Les pages qui suivent sont traversées par le bruit retentissant du tonnerre qui éclate. On est saisi et stupéfait par l'annonce d'Ellul, que l'on reçoit comme la puissance de l'éclair venant foudroyer nos postures de chrétiens policés... : « L'espérance est la réponse de l'homme au silence de Dieu (…) Dieu se tait, alors c'est l'homme qui va parler». Dépouillé de toute illusion, enfin pleinement conscient de la déréliction, non seulement l'homme va crier vers Dieu son espérance «que le silence de Dieu n'est ni dernier, ni final», mais plus encore, dans l'appel angoissé, la prière de repentance, l'homme va exprimer une exigence fracassante et provocatrice, presque blasphématoire : «Quand Dieu se tait, il faut le forcer à parler. Quand Dieu se détourne, il faut le forcer à revenir». Comme celui d'Isaïe, de Daniel, de Job, ce cri d'espérance, au nom de la promesse, est refus du silence de Dieu en même temps qu'il est proclamation de la fidélité à Dieu, malgré son silence : «Quand Jésus-Christ dit qu'il est avec nous jusqu'à la fin du monde, l'espérance c'est exiger qu'il en soit ainsi (…) C'est Dieu qui doit revenir illuminer son Église, et faire crier de joie nos coeurs». Même si nous sommes pécheurs et si cet abandon est mérité, envers et contre tout, ce cri est à la fois supplication, protestation et exigence que Dieu revienne à nous, qu'il soit le Dieu de la Promesse : «Nous avançons vers l'orage fulgurant qui entourait Moïse, l'espérance c'est prendre le risque d'être en effet foudroyé par la colère de Dieu que nous risquons de rencontrer, plutôt que de moisir dans son silence». En cela, «l'espérance est le contraire de la résignation (…) l'espérance, c'est l'inébranlable volonté de faire changer Dieu (parce qu'à partir de lui toute situation concrète se modifie), c'est d'obtenir une fois de plus la réalisation de cette admirable parole de l'Ancien Testament : «Et Dieu se repentit...» (…) Et c'est cela le sens de la phrase fameuse de Jésus : «Le Royaume des cieux est aux violents qui s'en emparent.» Eh oui, la violence (on dit souvent que l'amour est violence) est celle de l'espérance. Pour entrer dans le royaume des cieux, il faut durement le vouloir, et frapper à la porte jusqu'à épuisement».

Mais ceci, cette révolte dans l'espérance, ne constitue en rien la réalisation de la promesse par l'homme lui-même, par ses propres forces. C'est même le contraire exact de l'attitude fréquente aujourd'hui, dénuée de toute espérance : «puisque Dieu se tait, l'homme devenu adulte se débrouillera bien tout seul». En effet, cette face de l'espérance, traversée par la violence spirituelle «est en même temps l'expression de la confiance dernière, totale, sans fêlure, envers ce Dieu même que l'on attaque et à qui on demande raison». Quand l'homme vient heurter le silence de Dieu, «c'est alors qu'il obéit à la Parole de Dieu adressée à Abraham et que Neher traduit «Va devant moi» (Genèse, 17, 1). Marche devant, avance et montre le chemin. « Il est en avance sur Dieu ». C'est l'espérance contestant le silence de Dieu qui ouvre le chemin de la Parole de Dieu».

L'espérance comme réponse au silence de Dieu n'émerge qu'en un temps désespéré. Voilà qui vient mettre à terre nos illusions pleines de bons sentiments, qui nous poussant à l'activisme «pour que les choses changent», induisent une fatale confusion entre espérance et espoir : «L'espoir est la malédiction de l'homme (…) Vivre avec cet espoir, c'est laisser les situations empirer jusqu'à ce qu'elles deviennent effectivement sans issues (…) Le pire n'est pas toujours sûr. Formule admirable pour permettre au pire de se développer sûrement. L'espérance au contraire n'a de lien, de sens, de raison que lorsque le pire est tenu pour certain». Les rêveurs de 2015 qui s'activent à tout va «pour trouver les bonnes solutions pour un monde meilleur», sont de la même souche que les rêveurs du début des années 70, lorsqu'Ellul écrivait ce livre, maoïstes et gauchistes divers, «authentiques don Quichotte engageant une lutte à mort contre des moulins à vent». L'espérance ne relève pas du puéril enthousiasme «des possibles», mais de «la passion de l'impossible». Elle rompt avec l'illusion de la solution humaine immédiate aux problèmes et s'en remet à «la décision extrinsèque qui peut tout transformer. Elle existe quand elle affronte ce qui est effectivement le mur sans issue, l'absurde dernier, la misère irrémédiable. Elle ne s'exprime donc jamais par une concurrence de moyens mais par l'absence de moyens». Elle est entièrement tournée vers une autre dimension.

L'espérance n'est pas «un plus» (relégué à l'arrière-plan de notre volontarisme humano-centré), elle est autre, «la source d'une autre connaissance, d'une autre action», «ces actions folles qui sont seules raisonnables». Elle est la seule force qui, dans une situation individuelle ou collective désespérée, provoque ce passage vers cet autre qu'est la Promesse : «A ce moment, l'oeuvre de l'homme, indispensable, est en même temps inutile. Dans l'histoire comme dans l'Évangile, l'homme reste ce serviteur inutile et pourtant nécessaire et voulu (…) L'impossible de Dieu est le seul réel». Une fois récusées toutes les tentatives purement humaines d'instaurer le paradis, l'histoire sainte retrouve sa place. L'homme désespéré est celui à travers qui nous pouvons à nouveau entrevoir les chemins de l'espérance : «Il est difficile certes pour un homme dépossédé de lui même, un homme qui n'a plus de justification, un homme sans arme ni armure, un homme plongé dans le doute d'espérer encore. Et pourtant, il faut qu'il sache que c'est lui, et dans cette situation-là, dans aucune autre, qui est chargé de l'espérance, car il n'y a plus d'autre possibilité pour lui que l'espérance».

L'espérance ne vise pas l'instauration de la paix et de la justice ici-bas. En cela, la chrétienté médiévale a instauré une «confusion entre royaume de Dieu et système politico-social satisfaisant». Certes il est dit que le Royaume est au milieu de nous, mais l'espérance en discerne les signes invisibles, certes déjà à l'oeuvre, mais seulement en germes, dans l'attente de leur accomplissement eschatologique. Le règne du Christ n'est pas encore là : «Or, l'espérance, c'est justement ce travail qui provoque ce Dieu vivant à venir et à se révéler non plus dans sa discrétion, sa faiblesse et son humiliation, mais aussi dans sa gloire».

L'espérance en acte grandit en l'homme en même temps que se dissout le fantasme de sa puissance et de son efficacité : «La puissance de l'homme est toujours issue de la rupture avec Dieu, elle est toujours le fait de Caïn et de Babel, de Nimrod et de Mammon. Il n'y en a pas d'autre. Elle est un démoniaque orgueil de se mettre à la place de Dieu, de le chasser et de le vaincre. Elle est toujours marquée par le sang, le meurtre, l'avilissement de la femme, le triomphe de l'argent ou du pouvoir (…) C'est la torture, l'exploitation, la destruction globale de la nature qui sont l'essence de la puissance de l'homme (…) L'espérance qui est l'avancée dans la terre abandonnée de Dieu se situe à l'inverse de tout ceci : elle est la mise en question non de Dieu mais de la puissance de l'homme». L'espérance de l'homme est l'imploration vers le Dieu Tout-Puissant, d'être sauvé par Lui de la désastreuse illusion de la toute-puissance de l'homme.

Redevenu un pauvre et misérable mendiant, l'homme ne vit l'espérance que dans l'intensité dramatique du vide qu'il éprouve, celui de l'absence de Dieu. Dans ce vide, tout particulièrement les juifs et les chrétiens peuvent continuer de dire et d'affirmer à l'homme moderne désespéré : «Dieu est là, il est le Vivant et le Père. Il te sauve et te guérit». Et, s'appuyant sur la Révélation, «quand l'espérance parle, il s'agit bien de la parole de Dieu !». Juifs et chrétiens savent mieux que quiconque que l'espérance est liée à la relation à un Dieu qui se cache : «Pour qu'il y ait espérance, il faut qu'il y ait inconnu (…) Ce Dieu-là même qui se révèle reste l'inconnaissable, et c'est pourquoi sa révélation est génératrice forcément d'espérance, l'espérance du moment où Dieu cessera d'être enfin l'inconnu, où ce qui est seulement annoncé sera accompli».

 

Et au commencement était l'espérance

Ouvertures pour une éthique de l'espérance

 

«Le temps de la déréliction. Le jour de l'espérance. Voilà où nous en sommes», en ce point de jonction entre un constat théologique et la recherche d'une éthique. C'est le temps du «pessimisme dans l'espérance» : «Rien dans la Révélation ni dans le constat historique n'autorise à l'optimisme (…) La grâce n'autorise aucun optimisme, interprétation humaniste d'une certitude trop assise». Ellul établit même ici un lien rigoureux entre espérance et pessimisme : «L'espérance n'a de sens que par rapport à un pessimisme du réel : si nous sommes optimistes, inutile de faire appel à l'espérance. Réciproquement le pessimisme impliqué par le constat du réel et par le jugement de Dieu n'est tolérable que grâce à l'espérance. Nous serions conduits au suicide en présence de la radicalité du mal s'il n'y avait l'espérance. Celle-ci devient alors la possibilité de voir la réalité sans détourner les yeux. Tous les signes de l'incarnation de l'espérance se situent dans cette réciprocité».

Génératrice d'une éthique, l'espérance réordonne le temps vrai. Par sa puissance eschatologique, elle rétablit la relation possible entre le futur et le présent, permet au temps éternel de venir agir à nouveau dans le temps présent. A contrario, le temps imposé par la société technicienne ne peut tolérer cette intervention du « futur », du temps éternel dans le présent puisque sous son emprise, domine un temps «invertébré», où tout n'est plus qu'«écoulement fluide et insipide». La temporalité du monde technique bloque le mouvement de l'espérance.

Fixée sur cet «extrême horizon de la révélation», l'espérance dans la déréliction vise à tout réorienter les choses du monde vers et pour qu'elles manifestent la gloire de Dieu : «La vie chrétienne et la pensée chrétienne meurent de l'avoir oublié !». Les richesses de la création doivent être tournées vers la gloire de Dieu, et non exploitées pour notre confort et l'élévation de notre niveau de vie. La création entière, et non seulement l'homme, est à la gloire de Dieu. S'en emparer, exploiter techniquement les biens du monde, c'est les séparer de Dieu : «Peut-on dire qu'il y a gloire de Dieu, espérance sur le monde quand nous gaspillons les réserves de charbon, de pétrole, que nous bouleversons l'ordre écologique, que nous souillons les eaux et les airs, que nous détruisons les forêts, que nous dévastons les terres exploitées, que d'innombrables espèces animales disparaissent devant nos pas... est-ce encore dans cette nature polluée, pestilentielle, décharnée, couverte de morts, que la gloire de Dieu peut paraître ? Oui, certes, si la gloire de Dieu s'exprime dans l'orgueil dévastateur de l'homme. Mais qui oserait le prétendre quand même ? Les tenants de la théologie de la gloire de l'homme et de sa grandeur démiurgique (tels Teilhard de Chardin) ne voient-ils pas que cette gloire implique la solitude de l'homme au milieu d'une nature devenue désertique ? ».

Mais un autre problème se pose : à l'univers naturel, l'homme a partiellement substitué un univers de produits techniques qui, eux, expriment la gloire de l'homme. Y compris cet univers technique créé par l'homme doit être tourné à la gloire de Dieu, complètement réenvisagé dans ses buts selon cette seule fin, ce qui «suppose évidemment un prodigieux renversement de toutes nos habitudes, de nos conceptions, du courant collectif technicien ». Seulement replacé dans ce mouvement de l'espérance consacré à la seule gloire de Dieu, et non plus à celle de l'homme, peut alors se poser le «fameux problème du «bon usage» de la technique».

Les grandes causes de l'humanité (révolutions, idéologies...) ont toutes conduites à des désastres dans la mesure où, anthropocentrées, elles ont été vécues comme des absolus. L'homme ne peut s'en libérer, par une «relativisation impitoyable» de ce que représentent ces causes, seulement à partir d'un Transcendant. Dieu, en Jésus-Christ, est venu pour assumer et sauver ce relatif du monde et de la politique. Il a pris au sérieux ces aspects secondaires. Si nous croyons en lui, nous devons à notre tour prendre au sérieux ces enjeux du combat politique, mais seulement en Christ : «Prendre tout à fait au sérieux le relatif implique un ancrage dans ce qui n'est pas relatif». En Christ, nous ne nous détournons pas des enjeux socio-politiques (dans la mesure où il les a pris au sérieux), mais nous trouvons en lui la distance par laquelle nous n'en faisons plus des absolus.

L'espérance «conduit forcément à une attitude révolutionnaire radicale (…) provoque la contestation à tous les niveaux, de toute organisation, de tout ordre». En cela radicalement différent des autres mouvements révolutionnaires, l'acte révolutionnaire de l'espérance chrétienne s'engouffre dans la faille de chaque système, vise à fissurer chacun d'eux, mais ne visera jamais à édifier un système de substitution. L'espérance pousse le chrétien «à être le levain d'une pâte donnée». Telle est le sens ultime de l'acte révolutionnaire chrétien : «c'est en tant que témoin, porteur, garant, signe vivant, du royaume de Dieu qu'il est important que le chrétien se mêle à un mouvement révolutionnaire(...) ici encore, c'est l'espérance qui agit». Et ici encore, c'est l'espérance qui articule, depuis le cœur du mouvement révolutionnaire, le pôle du royaume de Dieu (sans lequel le chrétien n'est porteur de rien) et le pôle de l'action socio-politique. En cela, «l'espérance est donc à l'intérieur d'un mouvement révolutionnaire source d'une autre révolution».

Si les mouvements révolutionnaires ont toujours échoué c'est d'abord par reniement de l'espérance et de Dieu. Être témoin de Dieu dans la révolution, même de ce Dieu qui se tait aujourd'hui, constitue une provocation qui «peut-être décisive pour qu'il redevienne présent, le Dieu actif et radical qui agira de nouveau dans l'Histoire». Pour cela, les chrétiens doivent à nouveau brûler d'une espérance débordante : «C'est exclusivement si et quand le Tout Autre prend l'Histoire par le travers, qu'elle a une chance de modifier son cours, et que se crée une situation nouvelle. Mais cette intervention n'a pas lieu par un miracle tonnant extra-humain, elle est le plus souvent le fait de la non-conformité des chrétiens, acceptée, assumée par Dieu qui la charge alors de sa propre autorité. Et si les chrétiens risquent d'être non-conformes, c'est en fonction de l'espérance que Dieu assumera leur action». Hors de cette espérance hautement proclamée devant les hommes, les chrétiens ne sont que des contributeurs aux bavardages politiques, réduits à défiler en milieu de cortèges et à signer des manifestes.

L'engagement politique chrétien n'est porteur d'aucune espérance, donc vain, s'il ne repose pas sur trois attitudes premières (l'attente, le réalisme et la prière), qui vont complètement à l'encontre de l'activisme, de l'idéalisme et du productivisme mondain, en ce que par elles-mêmes, elles prennent acte de notre humaine impuissance.

A l'image de Job en qui elle est pleinement accomplie, «l'homme de l'espérance est l'homme de l'attente (…) Attente aujourd'hui, nous le savons, du retour de Jésus-Christ, de la venue du royaume, et hic et nunc, de la Parole de Dieu, du Saint-Esprit». Attente exigeante, éveillée, entièrement tendue vers Celui qui vient, «dans le noir du silence de Dieu, de la déréliction» : «Cette attente est décisive parce que nous devons savoir que rien ne se produira sans elle. Rien. Il n'y a pas de retour, il n'y a pas de royaume si nous ne vivons pas dans cette ferveur des yeux fixés sur la montagne, attendant le secours, de la sentinelle tremblant de peur, attendant l'aube (…) Le royaume vient, le Christ revient par celui qui attend avec cette dureté implacable, avec cette exigence sans faille, avec cette ferveur exaltée, avec cette obstination qui ne se laisse détourner par rien. Le royaume vient, le Christ revient par celui-là seul, mais non pas pour celui-là seul. C'est pour tous. Comme la sentinelle veille pour tous. Comme le prophète veille pour tous».

L'homme qui vit cette attente suscite l'incompréhension, d'abord de la part de ses frères de foi : «Il sera accusé d'attentisme». Pourtant, pour un chrétien, sans cette attente brûlante d'espérance, s'obnubiler à faire du social ou de la politique, c'est perdre son temps.

L'homme en attente, n'attend pas que les choses « changent » ou que « la situation s'améliore ». L'attente est mal vue, y compris par les théologiens et intellectuels chrétiens. Elle est jugée absurde car elle contredit l'injonction mondaine d'efficacité : «Ceci est décisif, car nous n'espérons aucune réussite, mais le retour de Jésus-Christ (…) C'est seulement à la fin des temps, et dans le royaume de Dieu que notre action aura son aboutissement».

De même la prière semble inutile et bien loin des urgences de l'action, alors qu'elle est inséparablement liée à l'espérance : la «promesse, tout le long de la Bible, est liée à la clameur incessante de la prière. C'est la prière de l'homme qui exige l'accomplissement, c'est encore sa prière qui exige son renouvellement, sa progression (…) Si j'entre dans la prière, alors naît l'espérance».

Dans la ligne de son livre Le réalisme chrétien (1955), Ellul insiste encore sur l'indissoluble lien entre l'espérance et le réalisme : «L'espérance trouve sa substance dans le réalisme, et celui-ci trouve sa possibilité dans l'espérance». Sans regarder le réel tel qu'il est, jusqu'à l'impasse dans laquelle il se trouve, l'homme est bloqué, et sans l'espérance, «le réel devient une intolérable machine, une constante condamnation». L'espérance fait irruption dans la «vue claire et rigoureuse du réel. Sans ce réalisme, l'espérance ne peut que tomber dans un idéalisme». L'homme ne devient pas homme en se consolant avec des philosophies du progrès et dans l'optimisme historique : «L'espérance n'est force et action que dans la terrible présence de la réalité nue».

Les dernières pages du livre d'Ellul sont un appel à l'incognito, comme manifestation et signe de l'espérance chrétienne, imperturbablement vivante au milieu et en dépit des agitations du monde. L'incognito vécu non comme une fuite, non comme un retour à la foi individuelle («L'incognito ne se joue jamais seul, mais ensemble») ou un refus de la présence au monde, mais bien en ce sens là: «Si les chrétiens prennent au sérieux l'évolution de ce monde, ils doivent comprendre que ce n'est pas dans un engagement d'action qu'ils peuvent y changer quelque chose d'important, mais dans l'intrusion d'une dimension complètement nouvelle, inattendue, l'incognito : c'est cela qui est une présence au monde, par le choc du refus, par le trou de l'absence, par la lacune provoquée, par la fissure du discours attendu mais qui ne vient plus». Il faut une grande dose d'espérance pour vivre dans cet incognito, «pour garder la certitude que notre silence (et la prière bien sûr!) sera finalement plus éloquent que nos discours, nos proclamations révolutionnaires, nos participations, nos services (…) Espérance pour garder la certitude qu'un jour notre incognito cessera parce que ce silence de Dieu cessera (…) Espérance pour garder la certitude que du fond de notre incognito nous influençons plus radicalement l'histoire du monde que par toutes les interventions extérieures».

 

 

 

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Serge Lellouche

 

 

 

* Les intertitres de cette synthèse reprennent les noms de chapitres du livre

 

 

 

 

 

Septembre 2015

 

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