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Un Pont lancé entre foi catholique et décroissance

Jacques Ellul

Anarchie et Christianisme

(Editions de la Table Ronde, 1998 - 1ère édition 1988)

 

 

 

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Le but de ce livre est de lever un immense malentendu, encore figé dans la glace. Car, a priori, «il va de soi que les anarchistes sont hostiles à toutes religions (…), il va non moins de soi que les pieux chrétiens ont horreur de l'anarchie, source de désordre et négation des autorités établies».

Qui mieux qu'Ellul pouvait s'atteler à cette tâche réconciliatrice entre deux univers que, seulement en apparence, tout oppose? Chrétien converti, très tôt influencé par Marx, en rupture avec les communistes depuis les procès de Moscou, il va se rapprocher des anarchistes jusqu'à demander au situationniste Guy Debord de rejoindre son mouvement ; demande qui sera rejetée du seul fait de sa foi chrétienne : «Cet obstacle, je l'ai rencontré toute ma vie». S'interrogeant de longues années sur le pourquoi de cette incompatibilité et sur le sens de cette «schizophrénie» dont il pouvait se croire atteint, il en vient tout au contraire à découvrir la convergence fondamentale entre ces deux points de vue : «Plus je comprenais sérieusement le message biblique (et biblique entièrement, pas seulement le «doux» Évangile de Jésus!) plus je rencontrais l'impossibilité d'une obéissance serve à l'État, et plus j'apercevais dans cette Bible les orientations vers un certain anarchisme». Plusieurs études et auteurs le confortaient dans sa prise de conscience : l'origine chrétienne de la pensée anarchiste de Bookchin, le livre Christianity and Anarchism de Vernard Eller, ou encore, plus tôt, le livre de H.Barbusse sur Jésus.

Si pendant «deux mille ans d'erreurs chrétiennes accumulées, de traditions erronées», les chrétiens (tant catholiques que protestants) ont massivement trahi le texte biblique par un soutien complice aux autorités d'État et par la constitution (anti-évangélique) d'un clergé détenteur d'un pouvoir, il n'en demeure pas moins que toutes les époques ont eu leurs «anarchistes chrétiens», de Tertullien à Charles de Foucault en passant par François d'Assise et bien d'autres encore. Kierkegaard écrira au milieu du 19ème siècle : «Rien, rien, aucune erreur, aucun crime n'est aussi horrible devant Dieu que ceux qui sont le fait du pouvoir. Et pourquoi? Parce que ce qui est « officiel » est impersonnel, et à cause de cela, c'est la plus profonde insulte qui puisse être faite à une personne». Outre les noms illustres, Ellul évoque aussi tous les mouvements populaires qui au fil des siècles, tel «un courant souterrain», se sont ressourcés dans l'Évangile, en témoins fidèles de la foi vivante.

 

Quelle anarchie? L'anarchisme dont se réclame Jacques Ellul est résolument non-violent : d'une part pour des raisons tactiques (Gandhi ou Martin Luther King ont prouvé l'efficacité des mouvements non-violents) mais surtout du point de vue de l'amour chrétien qui désarme la violence des pouvoirs.

De plus il s'oppose à la participation électorale, aux structures hiérarchiques des partis et à l'obtention du pouvoir, par essence corrupteur : «Il faut radicalement refuser de participer au jeu politique qui ne peut rien changer d'important dans la société». Beaucoup plus à même de déstabiliser en profondeur les pouvoirs et à dévoiler leurs mensonges idéologiques sont l'objection de conscience, l'insoumission aux obligations imposées par la société (par exemple dans le domaine de l'impôt, de l'école ou de la santé), les multiples actions individuelles et collectives visant à se départir de l'omniprésence de l'État : «Chaque fois que cela est possible, il faut s'organiser en marge des pouvoirs».

Contrairement à l'anarchiste «pur», Ellul ne croit pas à la possibilité d'une société entièrement affranchie de l'État, des pouvoirs et hiérarchies : «Il ne suffit pas d'arrêter la répression pour arrêter les passions de l'homme», ou, se référant à feu René Girard, pour éradiquer la convoitise qui procède par concurrence de puissances mimétiques. Plus qu'à la société anarchiste idéale, il croit à la lente élaboration d'institutions nouvelles, créées à la base et à la marge, qui se substitueraient peu à peu aux pouvoirs officiels, sur une mode déjà envisagé par les anarcho-syndicalistes des années 1880-1900. Face à l'écrasante puissance du pouvoir technocratique, tout est à réinventer : «Plus le pouvoir de l'État et de la bureaucratie augmente, plus l'affirmation de l'anarchie est nécessaire, seule et dernière défense de l'individu, c'est à dire de l'homme. Encore faut-il que l'anarchie retrouve son mordant, elle a un bel avenir devant elle».

Ellul interroge ensuite les griefs de l'anarchie contre le christianisme, notamment exprimés au XIXème siècle, sur le plan historique puis métaphysique.

Tout d'abord : les religions sont à l'origine de guerres et de conflits, notamment les «guerres saintes chrétiennes», commencées après la décomposition de l'Empire, formalisées dans la période mérovingienne dans «l'imitation de ce que faisait l'Islam depuis un siècle», conduisant aux conquêtes sanglantes de Charlemagne, puis aux croisades, jusqu'aux «guerres de religion» des XVIè et XVIIè siècles. L'objection de Jacques Ellul à cette critique consiste à établir une antinomie entière et radicale «entre une religion qui fait de la guerre un devoir sacré» et une «religion» qui, du fait de la Révélation biblique, récuse toute forme de violence. Le glissement du «Dieu est amour» jusqu'à un déchaînement de guerres menées au nom de Dieu correspond au glissement de la foi chrétienne pervertie en une religion : «La réalité immédiate c'est que la Révélation de Jésus ne doit pas donner naissance à une religion. Toute religion est porteuse de guerre, oui, mais la Parole de Dieu n'est pas une «religion», c'est la plus grave trahison d'en avoir fait justement une religion». Alors que la question de la Vérité fut sous-jacente aux guerres religieuses, Ellul rappelle que la Vérité chrétienne est essentiellement relative à une Personne, elle est Jésus, celui que tout chrétien est appelé à suivre et à imiter : «La vérité chrétienne ne peut être saisie, entendue, reçue que dans et par la foi. Or, la foi ne peut pas être contrainte. Non seulement toute la Bible le répète mais le simple bon sens : on ne peut pas vous contraindre à faire confiance à une personne, dont par exemple vous vous méfiez. Ainsi la «vérité» chrétienne ne peut en rien ni d'aucune façon être imposée par la violence, la guerre, etc...». Ce que les anarchistes ont donc, ô combien à juste titre, critiqué dans la chrétienté, n'a rigoureusement rien à voir avec la foi chrétienne.

Par ailleurs, non sans lien avec ce qui précède, l'autre critique anarchiste, incontestable, a porté sur la collusion de l'Église avec l'État. A partir de Constantin, et depuis sa «conversion» très calculée politiquement, l'Église soutiendrait l'État, recevrait moultes largesses de celui-ci, contre un droit de regard théologique, doctrinal et ecclésial de l'empereur : «L'alliance du Trône et de l'Autel ne date pas de la Restauration, mais bien du Vè siècle». C'était entendu, du point de vue de la doctrine officielle (mais dans une bien moindre mesure de celui de la base paroissiale et du bas clergé!), désobéir au roi, c'était donc désobéir à Dieu. Dès lors, sous la monarchie, sous l'empire napoléonien ou sous la république, demeurera prégnante l'idée que «le Pouvoir vient de Dieu», rangeant presque toujours l'Église officielle du côté de l'ordre étatique. Il en fut à peu près de même concernant l'Église orthodoxe en Russie, par exemple prompte à soutenir Staline en 1941, Ellul relevant cependant ici l'exception que constitue le cas de la Pologne.

Outre ces aspects historiques, les attaques anarchistes contre christianisme sont de type métaphysique, et renvoient finalement toutes à la question : de quel Dieu parle-t-on? Derrière le célèbre slogan «Ni Dieu ni Maître», il faut s'interroger sur l'image de Dieu qui le sous-tend, celle d'un Maître tyrannique et écrasant, qu'une certaine théologie a contribué à forger, et que Jacques Ellul récuse ici vigoureusement : «Si le Dieu biblique est le Tout-Puissant, il est en même temps celui qui pratiquement ne se sert jamais de sa Toute-puissance dans sa relation à l'homme», faute de quoi il se contredirait dans ce qu'Il est essentiellement : Amour. Le créateur n'a pour seul but que d'établir une relation d'amour avec toutes ses créatures, en premier lieu avec l'homme, appelé à répondre à l'amour de Dieu, donc fait pour aimer, tel Moïse dans le récit de l'Exode : «Il parlait à Dieu face à face, comme un ami parle à son ami».

Au sujet de cette image de Dieu entièrement faussée, donc lourde de tant de malentendus, l'objection d'Ellul rejoint d'ailleurs ce que disait Maurice Zundel montrant en quoi Dieu, par le Fils, révélait aux hommes son amour dans l'humilité totale du lavement des pieds, ce scandale par lequel il renversait l'ordre mondain de la domination violente pour lui substituer l'ordre libérateur du service et du don de soi, retournement radical de valeurs, dont, poursuivait Zundel, les chrétiens ne se sont toujours pas aperçus! Et sous cet angle, conclut Ellul, «je ne crois pas que les anarchistes seraient d'accord avec une formule qui dirait «Ni amour ni Maître!»».

De même, l'image d'un Dieu ordonnant mécaniquement toute chose, tellement omniprévoyant qu'il supprimerait la liberté de l'homme, si présente chez les grands anarchistes du XIXème siècle (et chez Nietzsche), relève de la logique purement humaine, d'une prétendue connaissance objective de Dieu et non d'une compréhension de la Bible, dans laquelle Dieu se révèle à l'homme comme l'Inconnaissable. Dieu n'est pas plus un système qu'un super ordinateur, il est un Dieu libre qui propose inlassablement sa liberté à l'homme. Dieu achève sa création en six jours et le septième il se repose : «Mais alors où se situe toute l'histoire humaine? Il y a une seule réponse possible : pendant ce septième jour». Dieu se repose, laisse l'homme agir librement tout en continuant à l'aimer, tout en attendant d'en être aimé, tout en sortant parfois de son repos, pour y revenir, dans l'attente d'accueillir l'homme dans Son Repos. Ce qui amène à l'idée centrale d'un Dieu non pas commandant universel, mais libérateur : «Le Dieu de la Bible est avant tout celui qui libère l'homme, de tous les esclavages, de l'angoisse de vivre et de l'angoisse de mourir. Et chaque fois en effet qu'il « intervient », c'est pour rétablir une aire de liberté pour l'homme (…) L'amour ne peut pas être obligé, contraint, ordonné... L'amour est forcément libre. Et si Dieu libère c'est qu'Il attend, qu'Il espère que l'homme va le reconnaître et alors l'aimer». Les «commandements de Dieu» sont le contraire d'une liste de contraintes, préceptes et devoirs infantilisants, fixés en un stricte code moral (projections purement humaines!). Ils sont une limite posée entre la vie et la mort, une supplication de choisir le Bien ; ils «sont tout autant une promesse qu'un ordre (…) Et Jacques appelle la «Loi de Dieu» : La loi de Liberté !».

 

Après avoir répondu aux grandes critiques anarchistes du christianisme et apporté les éléments de discernement qu'elles appellent, Jacques Ellul se penche ensuite sur les sources bibliques de l'anarchie. Il les appréhende d'abord, comme il se doit, en se confrontant aux textes de la Bible hébraïque. Après la libération d'Égypte, le peuple hébreu n'eut recours à des chefs seulement de façon ponctuelle, s'organisant vite en douze tribus au sein de chacune desquelles l'assemblée du peuple prenait l'essentiel des décisions, hormis dans les contextes désastreux. Dieu seul est l'autorité suprême : «Et il y a une phrase bien significative à la fin du Livre des Juges : « En ce temps-là, il n'y avait point de roi en Israël. Chacun faisait ce qui lui semblait bon»».

La tentation du recours au roi sera toujours manifestation de l'infidélité du peuple envers son Dieu : «La véritable histoire du pouvoir royal (c'est à dire central et unitaire) commencera avec le célèbre récit que nous trouvons dans le livre de Samuel : Samuel était à son tour «Juge». Et voici le peuple d'Israël dans son ensemble déclara qu'il en avait assez de ce système politique, qu'il voulait un roi pour être comme les autres nations. Parce que, aussi, ils estimaient qu'un roi était plus efficace pour conduire les guerres! Samuel protesta, et alla prier Dieu. Alors le Dieu d'Israël lui «répondit» : «Ne t'inquiète pas, ce n'est pas toi Samuel qui est rejeté par le peuple : c'est moi, Dieu, qu'ils rejettent (…) Donc accepte la demande du peuple mais avertis-les de ce qui se passera!»». Tous les textes montrent que dans la longue suite des rois, à chaque fois se dresse un prophète, envoyé de Dieu, venant apporter une parole en opposition au pouvoir royal.

Mais on développera plus longuement les passages du livre consacrés aux rapports de Jésus au pouvoir, marqués, dès sa naissance, par la furieuse volonté du roi Hérode de le tuer, en tant que Messie d'Israël. Ellul parle d'abord de ce moment fondateur que fut pour Jésus, au début de son ministère, la seconde des tentations au désert, par laquelle le Diable lui fait miroiter la gloire des royaumes terrestres : «Je te donnerai toutes ces choses si tu te prosternes et m'adores» (Mt 4, 8-9). Ce qu'il lui promet, et que Jésus refuse vigoureusement, c'est le pouvoir politique : «Et ce que ces textes disent est proprement extraordinaire : tous les pouvoirs, puissances, gloire de ces royaumes, donc tout ce qui concerne la politique et les autorités politiques appartiennent au «Diable», tout cela lui a été donné et il les donne à qui il veut. Ainsi ceux qui détiennent un pouvoir politique l'ont reçu du diable et dépendent de lui ! (Il est très remarquable qu'au cours des innombrables discussions théologiques sur la légitimité du pouvoir politique, jamais on n'a invoqué ces textes!)». Le Diable (diabolos) étant étymologiquement le diviseur, et le pouvoir procédant de lui, il est le grand facteur de division entre les hommes.

Puis vient le fameux passage du «Rendez à César» (Marc 12, 13), dans lequel les adversaires de Jésus, après avoir loué sa sagesse, tentent de le piéger en lui demandant s'il faut payer l'impôt à l'empereur. En répondant «Rendez à César ce qui est à César», non seulement Jésus ne légitime pas l'impôt, mais par cette réponse subtile il souligne tout ce qu'a de dérisoire le pouvoir de César : son effigie sur des pièces de monnaie ou sur des monuments publics : «Cela veut dire que César n'a aucun droit sur ce « reste ». C'est à dire d'abord la vie. César n'a pas le droit de vie et de mort, César n'a pas le droit de lancer les hommes dans la guerre, César n'a pas le droit de dévaster et ruiner un pays... Le domaine de César est très limité, et l'on peut, au nom du droit de Dieu, s'opposer à la plupart de ses prétentions».

Une autre parole de Jésus sur les autorités politiques est liée aux préoccupations des disciples, encore aveugles, quant à leur place «hiérarchique» au sein de la royauté de Jésus (Mt 20, 20-25). Face à leur incompréhension, Jésus leur apporte une réponse décisive et déroutante, qui souligne la différence incommensurable entre les royaumes de ce monde, partout marqués de l'empreinte de la tyrannie imposée par les puissants, et Sa royauté à Lui où le dernier sera le plus grand : «Quiconque veut être grand parmi vous qu'il soit le Serviteur...». Par là, Jésus appelle ses disciples, non à se révolter contre les grands de ce monde, mais à s'en détourner et à constituer une société en marge, non plus fondée sur la domination mais sur le service. Ici encore, Jésus exprime à l'égard des autorités politiques, du mépris et de l'indifférence, et les met à nu dans leur ridicule.

Abordant enfin le procès de Jésus, Jacques Ellul dit préalablement sa stupéfaction de voir que la plupart des théologiens aient pu interpréter l'acceptation par Jésus de comparaître devant la juridiction de Pilate, comme preuve qu'il reconnaissait la légitimité de cette juridiction et par extension celle de l'autorité romaine. Tout au contraire, pour Ellul, en se soumettant à ce procès, Jésus va dévoiler son injustice fondamentale et donner tout son sens à cette parole de l'Ecclésiaste : «Là où se trouve le siège de la justice, là règne la méchanceté».

Lors du procès, alternant entre le silence face à Pilate et l'accusation des autorités, Jésus manifeste dédain et ironie à l'égard des autorités, politiques et religieuses. Face aux menaces de Pilate («Tu refuses de me parler, ne sais-tu pas que j'ai le pouvoir de te libérer ou de te faire crucifier?»), Jésus lui répond en lui révélant la source du pouvoir dont il se prévaut : «Ton pouvoir sur moi vient de l'Esprit du Mal». Jésus provoque les grands prêtres sur le terrain théologique quand ceux-ci lui demandent «Es-tu le Messie, le Fils de Dieu ?» et déconcerte Pilate quand celui-ci lui demande «c'est toi qui est le roi des juifs ?». La crucifixion de Jésus dévoilera toute la méchanceté des autorités. Par la Croix, il dépouille les puissances de leurs puissances : «Tout pouvoir est vaincu en Christ!».

Dans l'ensemble du livre de l'Apocalypse, qui vise directement Rome, «il y a une opposition radicale entre la Majesté de Dieu et toutes les puissances et pouvoirs de la terre». L'image des «deux bêtes» est significative : la première, celle «qui monte de la mer», a un «trône» qui lui est donnée par le Dragon (chap. 12-13). Les habitants de la terre l'adorent : «On ne peut pas je crois être plus explicite pour désigner le pouvoir politique, qui a autorité, qui a la force militaire et qui exige l'adoration (donc l'obéissance absolue!)» : la seconde, qui monte de la terre, séduit les habitants de la terre, elle agit sur l'intelligence ou la crédulité, afin qu'ils adorent la première. Ellul y voit «la description assez exacte de La propagande associée à La Police. Elle tient en effet des discours qui amènent les gens à obéir à l'État, à l'adorer».

Dans le même livre, au chapitre XVIII, le texte sur la chute de la Grande Babylone vise encore Rome. Les rois se sont livrés à l'adultère, les marchands se sont enrichis par la puissance de son luxe ; «La Grand Babylone achetait et vendait des «corps et des âmes d'hommes». Comme incarnation de la puissance politique suprême, elle est l'ennemie de Dieu qui voit en elle «la Grande Prostituée», vouée à la destruction.

Le développement de Jacques Ellul semble buter sur un «os» lorsqu'il se tourne vers des textes de Paul (notamment Romains 13, 1-7), qui, au premier abord, sont appels à se soumettre aux autorités. Il ne fallut pas plus que quelques lignes de ces textes pour qu'à partir du IIIème siècle, la plupart des théologiens s'en saisissent, se fixant à outrance sur eux, et n'apportent par leur biais un semblant de justification divine aux pouvoirs. Et nous voilà embarqués pour 16 siècles de coopération de l'Église et de l'État, trahison de la pensée chrétienne d'origine à laquelle Luther et Calvin prendront aussi toute leur part.

Face à un tel contre sens, il s'agit bien pour Ellul de replacer ces propos de Paul dans le contexte beaucoup plus large dans lequel ils s'inscrivent. Ces quelques passages de Paul, en apparence complaisants à l'égard des pouvoirs, s'insèrent dans un long développement centré sur le refus du conformisme et des modes du temps et la quête inlassable de la conversion de nos intelligences en Dieu. S'en suit un long enseignement sur les commandements de l'amour de Dieu et ses exigences, jusqu'à l'amour des ennemis...  «et c'est ici que se situe le passage sur les autorités!», Ellul interprétant ainsi ce passage de Paul sur les autorités qu'il faut respecter à cette aune de «l'amour des ennemis» : «Autrement dit, Paul se situe dans cette Église chrétienne du début qui, unanimement, est hostile à l'Etat, au pouvoir impérial, aux autorités, alors, dans ce texte, il vient modérer leur hostilité ; il leur dit : «Rappelez-vous que les autorités ce sont aussi des hommes et que ces hommes en tant que tels, il faut aussi les accepter et les respecter»».

Aimer et prier pour ses ennemis. Telle est la demande de Paul et telle est la conclusion finale de ce livre de Jacques Ellul, touchant sans doute ici un des aspects les plus profonds de l'anarchisme chrétien : aucun homme ne peut être réduit à la fonction qu'il exerce, aussi détestable soit-elle, au services de pouvoirs, aussi haïssables soient-ils : «L'adversaire politique, nous ne pouvons pas vouloir sa mort absolue (…) Vous les détestez, mais quand même priez pour eux ! Car personne ne doit être exclu de votre intercession, de votre appel de l'amour de Dieu pour eux». Ellul se souvient ici de chrétiens allemands, engagés dans la résistance anti-hitlérienne, qui priaient pour Adolf Hitler! Prier pour la conversion et le salut des pires hommes de pouvoir qui aient jamais existé : acte apparemment fou, insensé, vain et inefficace, du moins à notre seule échelle humaine.

 

 

 

 

Serge Lellouche

 

 

 

 

 

Janvier 2016

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