top of page

 

Henri de Lubac

Catholicisme

Les aspects sociaux du dogme

 

(Editions du CERF, 2010 - 1ère édition : 1938)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

***

Jésuite, prêtre devenu cardinal en 1983,  Henri de Lubac (1896-1991),

fut un des plus grands théologiens catholiques du XXè siècle.

Catholicisme est son premier livreet il est notamment l'auteur du Drame de l'humanisme athée.

***

 

 

- Synthèse initialement publiée ici : (1) et (2) -

 

 

Introduction : « Ai-je trouvé la joie ? Non... J'ai trouvé ma joie. Et c'est terriblement autre chose... La joie de Jésus peut-être personnelle. Elle peut appartenir à un seul homme, et il est sauvé. Il est en paix, il est en joie pour maintenant et pour toujours, mais seul. Cette solitude de joie ne l'inquiète pas, au contraire : il est l'élu. Dans sa béatitude, il traverse les batailles une rose à la main...Quand la misère m'assiège, je ne peux pas m'apaiser sous des murmures de génie. Ma joie ne demeurera que si elle est la joie de tous.... Je ne veux pas traverser les batailles une rose à la main. » (Jean Giono).  

Nous mesurerons ainsi la profondeur du malentendu. On nous reproche d'être des individualistes même malgré nous, par la logique de notre foi, alors que, en réalité, le catholicisme est essentiellement social. Social, au sens le plus profond du terme : non pas seulement par ses applications dans le domaine des institutions naturelles, mais d'abord en lui-même, en son centre le plus mystérieux, dans l'essence de sa dogmatique. Social à tel point, que l'expression de «catholicisme social» aurait toujours dû paraître un pléonasme.  «Il y a au fond de l'Evangile la vue obsédante de l'unité de la communauté humaine » (E.Masure).

 

Première partie 


Le dogme : L'unité du corps mystique du Christ suppose l'unité du genre humain. Aussi les Pères de l'Eglise aimaient à contempler Dieu créant l'humanité comme un seul tout. Dieu, dit par exemple saint Irénée, plante au début des temps la vigne du genre humain ; il chérit ce genre humain. De même selon eux, la brebis perdue de l'Evangile, ramenée au bercail par le Bon Pasteur n'est autre que la nature humaine unique. C'est cet être entier qui tombe dans le premier péché.

L'idée chère à Saint Augustin, celle d'une famille spirituelle unique, s'enracine dans la Genèse qui nous enseigne que Dieu fit l'homme à son image. Croire en ce Dieu unique, c'était croire en un Père commun de tous. De même, dans un élan de lyrisme poétique, Clément d'Alexandrie célèbre ce mystère du Logos appelant à lui tous les hommes :  «Fais-toi initier à ces mystères, et tu danseras dans le cœur des anges, autour du Dieu incréé, tandis que le Logos divin chantera avec nous les hymnes sacrés. Ce Jésus éternel, unique grand-prêtre, qui ne fait qu'un avec le Père, prie pour les hommes et il les appelle : « Ecoutez, crie-t-il, peuples innombrables, ou plutôt vous tous qui êtes doués de raison, que vous soyez barbares ou hellènes ! Je convie tout le genre humain ; moi qui en suis l'auteur par la volonté du Père. Venez à moi, pour vous rassembler en un tout bien ordonné sous un seul Dieu, et sous le seul Logos de Dieu» ».

Tout écart avec l'image de Dieu que l'homme porte en lui est du coup déchirement de l'unité humaine. Maxime le confesseur voit le péché originel comme une séparation, dans le sens d'une «individualisation», d'une nature unique brisée en mille morceaux. « Satan nous a dispersés » disait Cyrille d'Alexandrie.

La rédemption est donc vue par les Pères comme rétablissement de l'unité perdue, de l'unité surnaturelle de l'homme avec Dieu, et de l'unité des hommes entre eux. Le Christ vient pour regrouper autour de lui l'humanité. Il porte en lui tous les hommes. En assumant une nature humaine, c'est la nature humaine qu'il s'est unie, qu'il a incluse en lui, et celle-ci tout entière lui sert en quelque sorte de corps. Tout entière il la portera donc au calvaire, tout entière il la ressuscitera, tout entière il la sauvera. Le Christ Rédempteur n'offre pas seulement le salut à chacun : il opère, il est lui-même le salut du Tout, et pour chacun, le salut consiste à ratifier personnellement son appartenance originelle au Christ, de façon à n'être point rejeté, « retranché » de ce Tout. 

En même temps qu'elle rétablira en chacun de nous l'unité, sa grâce la rétablira aussi entre nous tous. Augustin dira : « Nous qui étions dissociés et opposés par les voluptés, les cupidités et les impuretés diverses de nos péchés, purifiés par le Médiateur, nous nous élancerons en plein accord vers la même béatitude, et fondus comme en un seul esprit par le feu de la charité, nous serons alors devenus un, non seulement par l'effet de notre commune nature, mais par les liens d'une commune dilection ». Tel est le mystère de la Révélation selon Saint-Paul, fidèlement interprété par les Pères : « Celui qui remplit tout en tous » . (Saint-Paul).

 

L'Eglise : Nous sommes préparés maintenant à mieux comprendre ce qu'est L'Eglise. Car tous les dogmes sont liés. L'Eglise, qui est « Jésus-Christ répandu et communiqué » (Bossuet) achève, autant qu'elle peut-être achevée ici-bas, l'oeuvre de réunion spirituelle rendue nécessaire par le péché, commencée à l'Incarnation et poursuivie au Calvaire. En ce sens, elle est cette réunion même. C'est ce que signifie principalement ce nom de «catholique» par lequel on la trouve désignée dès le IIème siècle. La catholicité n'est pas affaire de géographie ni de chiffres.

L'Eglise est appelée à réunir tous les hommes en Christ quelque soit leur origine et leur condition. Sa mission est de révéler aux hommes cette unité humaine perdue et de les conduire vers cette restauration. Elle trouve son expression dans le miracle de la Pentecôte où le don des langues aux apôtres les ouvre à cette mission unifiante ; les Douze enseignant à toutes les nations et les ramenant à l'unité. Le chrétien n'est adopté que dans la mesure où il entre dans l'organisme social animé par l'Esprit du Christ. Etre «appelé», c'est être appelé à faire partie de l'Eglise.

Certes, l'Eglise visible n'est pas le Royaume : «Les hommes ne sont pas créés pour l'Eglise, mais l'Eglise est créé pour les hommes» (Pie XI) ; et pourtant, Epouse ne faisant qu'un avec son Epoux, elle est ce mystérieux organisme qui ne sera pleinement actualisé qu'à la fin des temps ; non plus le moyen pour unifier en Dieu l'humanité, mais la fin elle-même, c'est à dire cette unité consommée. L'Eglise terrestre n'est pas seulement le « vestibule » de l'Eglise du ciel.

On voit aussi comment, chez celui en qui la Grâce du Christ triomphe du péché, l'intériorité la plus spirituelle doit finalement coïncider avec la plénitude de l'esprit catholique, c'est à dire avec l'esprit de la plus large universalité en même temps que de la plus rigoureuse unité. Nul plus que cet homme vraiment « spirituel » ne mérite le beau nom d'homme « ecclésiastique », et nul n'est plus éloigné que lui de tout ce qui sent l'esprit de secte. Car on reconnaît « qu'il a reçu l'Esprit de Dieu et que l'Esprit de Dieu demeure en lui , précisément à ce signe : l'amour de la paix et de l'unité, l'amour de l'Eglise répandue sur toute la terre» (Augustin). Ainsi, celui qui cherche en soi l'image de Dieu y cherche aussi bien son prochain que soi-même.

 

Les sacrements : Etant les moyens du salut, les sacrements doivent être compris comme des instruments d'unité. Réalisant, rétablissant ou renforçant l'union de l'homme au Christ, ils réalisent, rétablissent ou renforcent par la même son union à la communauté chrétienne. Et ce second aspect du sacrement, aspect social, est si intimement uni au premier, qu'on peut dire quelque fois tout aussi bien ou même qu'en certains cas on doit dire plutôt, que c'est par son union à la communauté que le chrétien s'unit au Christ. Tel est l'enseignement constant de l'Eglise. 

L'Eucharistie est par excellence le sacrement de l'unité : «Nous formons un seul corps, participant tous à un même pain» (Saint-Paul). Tous les Pères s'accordaient en ce sens : « Car lorsque le Seigneur appelle son corps le pain qui est fait de beaucoup de grains réunis, il signifie par là l'union de tout le peuple chrétien, qu'Il portait en Lui. Et lorsqu'il appelle son sang le vin qui, de nombreux raisins, ne fait qu'un seul breuvage, Il signifie encore que le troupeau que nous sommes provient d'une multitude ramenée à l'unité» (Saint-Cyprien).

A la suite des Pères, le moyen-âge latin vécut de cette doctrine, avant que lentement les habitudes mentales ne changent et que les rapports entre le corps physique du Christ, comme présence réelle dans l'Eucharistie, et son corps mystique ne se trouvent dissociés, en même temps que la foi rétrécie.

Les messes des tous premiers siècles furent profondément imprégnées par ce mystère d'unité dans le sacrement. En témoigne, la plus vieille formule eucharistique qui ait été conservée : «Comme ce pain était dispersé sur les montagnes et que, rassemblé, il est devenu un, ainsi, que soit rassemblée ton Eglise, des extrémités de la terre, en ton Royaume !... Souviens-toi Seigneur, de ton Eglise, et rassemble-la des quatre vents, sanctifiée, en ton Royaume !».  La véritable piété eucharistique n'est pas un individualisme dévot.

 

Vie éternelle : La gloire est l'épanouissement de la grâce, et la vision béatifique marque la consommation du mystère d'unité dont la création fut le prélude : « Nous sommes tous un dans le Christ Jésus. Et si la foi, par laquelle on avance dans le chemin de cette vie, accomplit déjà cette merveille, combien plus parfaitement la vision portera cette unité à son comble, lorsque nous verrons face à face ! » (Saint-Augustin).

L'analogie de la cité céleste est omniprésente dans la tradition chrétienne, cité dans laquelle les saints vivent en société et tirent leur joie de cette communauté même. La Catholicité triomphante n'est pas la simple somme des élus : «Loin de rester séparés, tous deviendront une seule chose, se trouvant unis au Bien qui est unique (…) tous seront un seul Corps et un seul Esprit, grâce à l'unique espérance à laquelle ils furent appelés. Et le lien de cette unité, voilà ce qu'est la gloire. » (Grégoire de Nysse). Gloire commune, gloire unique qui rayonne sur tous les élus.

La mystique chrétienne de l'unité est une mystique trinitaire. Tous sont participants de la nature divine, dans l'abondance de l'amour répandue par l'Esprit-Saint. «Qu'ils soient un comme nous sommes un».

 

(Des développements sont ensuite consacrés à la grande querelle théologique du 14ème siècle, sur l'accession des âmes des élus à la vision béatifique avant le jugement dernier.)

 

Deuxième partie

 

Le christianisme et l'histoire : En un sens bien différent du saint, le sage grec est un séparé. Sa contemplation est solitaire. Le christianisme, par sa conception du salut constitue un fait unique dans l'histoire religieuse de l'humanité. Seul le christianisme affirme à la fois, indissolublement, pour l'homme une destinée transcendante et pour l'humanité une destinée commune. De cette destinée, toute l'histoire du monde est la préparation. Le dogme est fondamentalement social et historique : l'histoire de la pénétration de l'humanité par le Christ. Contre la monotone logique des cycles, quelque chose de neuf, incessamment, s'opère, orienté vers un Port définitif. L'univers crie vers sa libération. Son gémissement est fils de l'espérance. Chaque chrétien, solidaire de l'histoire, est engagé dans le temps, voué à la transfiguration définitive dans la Résurrection.

Les étapes de l'histoire sont les étapes collectives du salut. La division de l'histoire humaine en six âge, à la suite du judaïsme, est adoptée dans l'Eglise. La Bible n'enseigne-t-elle pas que le monde fut crée en six jours ? Six âges du monde qui correspondent aux six grandes étapes de la Rédemption, auxquelles s'ajoute l'âge définitif, ouvrant à la résurrection. Histoire du salut par le Christ, où tous les acteurs, ouvriers d'une même tâche, sont mystérieusement solidaires.

Cette conception historique du monde liée à la conception sociale du salut, s'enracine dans la religion d'Israël. L'universalisme atteint son apogée dans la seconde partie du livre d'Isaïe, de même que la philosophie de l'histoire universelle apparaît avec le livre de Daniel, où le triomphe définitif, mis en rapport avec la transformation physique de l'univers, est la conclusion de toute l'histoire humaine.

Le point de départ de l'eschatologie juive est la foi en Iahvé et en ses promesses. C'est l'attente du Jour où Il manifestera toute sa puissance et sa fidélité. L'espérance d'Israël est toute enracinée dans l'histoire, et dès le début, l'histoire nationale constitue le drame divin qui doit se dénouer au Jour de Iahvé. Le caractère historique de la religion d'Israël ne se comprend selon toute son originalité que par ce qu'il est devenu dans la religion du Christ. N'oublions jamais que le judaïsme n'a pas en lui-même son explication.

 

L'interprétation de l'Ecriture : La Bible, qui contient la révélation du salut, contient donc aussi l'histoire du monde. Les Pères de l'Eglise tiraient de sa lecture un Discours sur l'histoire universelle, mettant un abîme entre cette exégèse chrétienne et l'interprétation des philosophes allégorisants.

Les Pères vont renforcer le caractère social et historique de la religion d'Israël ; Ils veulent comprendre l'esprit de l'histoire. L'histoire est pour eux un langage, c'est la Parole de Dieu, le mystère du Christ et de l'Eglise.

Le Fait chrétien se résume dans le Christ, le Christ qui en tant que Messie, était à venir et devait être historiquement préparé, comme le chef-d'oeuvre est préparé d'une série d'ébauches. C'est toute la Loi qui dit en Jean-Baptiste : «Celui qui vient après moi fut fait avant moi ». Postérieur dans la durée, mais antérieur comme l'éternité l'est au temps, le Christ nous apparaît précédé des ombres et des figures qu'il a projeté de lui-même dans l'histoire du peuple juif.

L'Ancien et le Nouveau Testament se comprennent l'un à la lumière de l'autre, tous deux tissant au Verbe un vêtement unique. Ils n'étaient qu'un seul corps, et déchirer ce corps par le rejet des livres juifs n'était pas moins sacrilège que de déchirer par le schisme le corps de l'Eglise. L'Histoire et l'Esprit se sont définitivement rejoint.

L'exégèse chrétienne a un caractère autant historique que social. Pour les Pères, l'objet de la Prophétie de l'Ancien Testament est le mystère du Christ, lequel ne serait pas complet s'il n'était aussi le mystère de l'Eglise. Job en ses épreuves, est à la fois Jésus crucifié et l'Eglise persécutée.

Les pères contemplaient les longues fiançailles du Christ et de son Eglise, avant les épousailles mystiques de Nazareth et du Calvaire. Pour eux, en un sens, l'Eglise n'était point autre que le genre humain lui-même, en tant qu'il devait aboutir au Christ et être vivifié par son Esprit. L'interprétation est indissolublement spirituelle, historique et sociale.

Dans les Psaumes, c'est constamment le Christ qui parle, et constamment aussi c'est de nous qu'il parle, par nous, en nous, de même que nous parlons en lui : « Il n'a pas voulu parler séparément, parce qu'il n'a pas voulu être séparé » (Augustin). Dans un entrelacement perpétuel, tantôt le Christ s'exprime en son nom seul, comme le Sauveur, tantôt il s'identifie à ses membres, et c'est alors la sainte Eglise qui entre en scène. De même, les lamentations de Jérémie, par exemple, concernent et les souffrances du Christ et les tribulations de l'Eglise.

A Gethsémani comme sur le Calvaire, Jésus a pu parler en son nom propre, mais également au nom de l'humanité. C'est tout l'ensemble de l'Evangile qui donne lieu, comme l'Ancien Testament lui-même, à une exégèse spirituelle où prédomine le souci du grand Mystère collectif. Nazareth représente naturellement les juifs incrédules, et Capharnaüm la foule bigarrée des Gentils, Marthe et Marie sont la Synagogue et l'Eglise, les deux larrons sont les Juifs et les « Grecs », l'aveugle-né de Siloé est le symbole de tout le genre humain, etc... Les paraboles surtout font l'objet de semblables interprétations. L'unique parabole du bon Samaritain se prêtait à un large exposé de notre histoire collective. Aussi jouit-elle dans la tradition d'une faveur particulière. Chacun de ses traits permit d'y voir en résumé, tout le mystère de la rédemption.

Les réalités de la vie intérieure ne sont pas oubliées pour autant. Cette exégèse sociale qui retrouve partout le genre humain, ne s'intéresse pas moins à l'âme individuelle. Mais ce ne sont pas là deux objets séparés, car si tout ce qui arrive au Christ arrive aussi à l'Eglise, tout ce qui arrive à l'Eglise arrive aussi à chaque chrétien en particulier. La vie intérieur authentiquement surnaturelle dépend du Fait historique du Christ et de la Vie collective de l'Eglise. Rien n'échappe à cette double et unique Médiation, et « de sa Plénitude nous avons tous reçu ». En tout homme, il y a une Eglise et une Synagogue. Il y a une correspondance entre la croissance spirituelle du monde et celle de l'âme individuelle, sous l'effet d'une même illumination divine. L'âme est le microcosme de ce grand monde qu'est l'Eglise, et toutes les étapes franchies par l'Eglise en son long pèlerinage, elle les retrouve en elle-même, dans les vicissitudes de sa vie intérieure. En ce sens, il faut donc dire avec saint Epiphane : « Au principe de toute chose est la Sainte Eglise Catholique ».

 

Le salut par l'Eglise : On en revient toujours à l'Eglise, sans pouvoir jamais dissocier sa réalité mystique et son existence temporelle. Elle est au début et elle est au terme. A la lumière de cette vue de foi, se dissipe la contradiction que beaucoup étaient tentés de croire sans remède entre le dogme de l'appel universel au salut et le dogme de la nécessité de l'Eglise pour ce même salut.

Le problème du « salut des infidèles » a été peu a peu résolu par les théologiens, repoussant et condamnant l'étroite solution d'un Saint-Cyran s'écriant : «Il ne tombe pas une seule goutte de grâce sur les païens », ou la mesquinerie des jansénistes craignant d' « avilir le don de Dieu en le prodiguant » !

Nous croyons avec saint Cyprien, saint Hilaire et saint Ambroise, que le divin soleil de justice luit sur tous et pour tous. Les païens eux-mêmes ont leurs « saints cachés » et leurs prophètes, et la grâce du Christ est universelle. Mais comment prétendre dès lors que la nécessité de l'Eglise soit absolument vitale? Pourquoi l'obligation de chercher ce surcroît de lumière que l'Eglise apporte à ses enfants? Comme on l'a dit précédemment, le genre humain est un, uni dans une commune destinée et un même corps. Les membres vivent de ce corps. Et le salut de ce corps consiste à recevoir la forme du Christ, et cela ne se peut que par le moyen de l'Eglise catholique : «En elle seule se refait et se recrée le genre humain » (Augustin). Hors du christianisme, l'humanité peut s'élever en certains sommets spirituels, mais ne peut arriver à son Terme, où tendent sans le savoir tous les désirs et efforts humains.

L'Eglise est donc nécessaire pour transformer et achever l'effort humain. Elle n'est donc elle-même point achevée, car elle porte la charge du genre humain tout entier. Par sa catholicité, elle se sait vouée à propager partout le Règne du Christ, afin que l'humanité entière prenne la forme du Christ.

Providentiellement indispensables à l'édification du Corps du Christ, les « infidèles » doivent bénéficier des échanges vitaux de ce corps. Ils pourront être sauvés parce qu'ils font partie intégrante de l'humanité qui sera sauvée. C'est ainsi que, voulant que tous les hommes soient sauvés, et ne permettant pas en pratique que tous soient dans l'Eglise visiblement, Dieu veut néanmoins que tous ceux qui répondent à son appel soient, en fin de compte, sauvés par l'Eglise.

Nous comprenons maintenant l'axiome : «Hors de l'Eglise point de salut». Le problème du salut des infidèles reçoit une solution d'une largeur extrême en même temps que se trouve écarté tout laxisme. Il devient compréhensible que l'Eglise sache faire grâce au paganisme sans amoindrir son caractère propre d'être seule à sauver les âmes.

Pour le chrétien, collaborant à l'oeuvre de Dieu, le but est donc unique : c'est à la condition d'y tendre avec tous, au lieu de poursuivre son jeu égoïste, qu'il peut se permettre d'avoir une part au triomphe final, de trouver une place dans le salut commun. La cité des Elus n'accueille pas les « profiteurs ». D'où sa responsabilité fraternelle à l'égard des « infidèles ». La grâce du catholicisme ne nous a pas été donnée pour nous seuls, mais en vue de ceux qui ne l'ont pas. Fidèles à cette grâce, nous devons concourir au salut collectif du monde. On ne doit pas jouir solitairement et orgueilleusement de cette grâce, qui se doit au service de tous. Ceux qui en recevant le Christ ont tout reçu, sont établis pour le salut de ceux qui n'ont pu le connaître. Nul n'est chrétien pour soi seul.

 

Prédestination de l'Eglise : Depuis vingt siècles, les douleurs se prolongent. Et Irénée, contre l'attachement au mode de pensée païen, en donne tout le sens : «Si quelqu'un vient vous dire : Est-ce que Dieu ne pouvait dès l'origine faire apparaître l'homme parfait, qu'il sache que Dieu, certes, est tout-puissant, mais qu'il ne se peut que la créature, par le fait qu'elle est créature, ne soit fort imparfaite. Dieu l'amènera par degrés à la perfection, comme une mère qui doit d'abord allaiter son nouveau-né et qui lui donne, à mesure qu'il grandit, la nourriture dont il a besoin. Ainsi fit Dieu, ainsi fit le Verbe incarné... Par cette lente éducation, l'homme crée se forme peu à peu à l'image et à la ressemblance du Dieu incréé (…) Ils sont donc tout à fait déraisonnables, ceux qui, n'attendent pas le temps du progrès, imputent à Dieu l'infirmité de leur nature. »

Le plan divin sur le monde est une œuvre d'une infinie patience, mais aussi d'une sagesse puissante et infaillible : «Dans la religion comme dans les disciplines humaines, nous devons être introduits de façon progressive, en commençant par les choses les plus accessibles et par les premiers éléments. Le Créateur nous vient en aide pour que que nos yeux, accoutumés aux ténèbres, puissent peu à peu s'ouvrir à la grande lumière de la vérité. Il a tout disposé en tenant compte de notre faiblesse. » (Chrysostome). Dieu distribue à chaque temps ce qui lui convient.

C'est surtout au sein du peuple juif que se fait cette lente éducation. La valeur principale de la Loi écrite était figurative et prophétique. Elle doit être appréciée en ayant égard à ce qu'elle a préparé.

Il fallait que l'humanité « laissée à elle-même » eut fait une longue et multiple expérience de sa misère et qu'elle eût en quelque sorte touché le fond de l'abîme, pour mieux reconnaître le besoin qu'elle avait d'un sauveur et se trouver ainsi prête à l'accueillir. Après avoir apparu et parlé bien des fois et de bien des manières, Dieu vient lui-même, en son Christ, fournir avec nous la dernière étape. Le Christ s'est donc fait attendre longtemps. L'Incarnation se fit à l'heure qu'il fallait. «Les choses anciennes sont passés, voici que tout est devenu nouveau » (Clément). Le vieil homme est vaincu, voici que se dresse l'Homme nouveau.

Comme la venue du Christ, la venue de son Eglise est double. Il y a d'abord la venue visible. L'Eglise sait qu'ici-bas, elle ne triomphera jamais pleinement du mal, c'est à dire de la désunion, de cet « état de guerre » qui a son germe en notre cœur à tous. A mesure qu'elle s'étend, l'Eglise le retrouve au dedans d'elle-même, plus subtilement menaçant. Face au « mystère d'iniquité », elle n'attend pas d'autre triomphe que celui de son Epoux. Bien que sa perspective demeure essentiellement eschatologique, elle tente dès ici bas l'oeuvre impossible.

L'Eglise est prédistinée. L'Eglise, c'est à dire tout l'homme et tout l'univers. Telle est l'affirmation de Paul dans son texte de l'Epître aux Romains sur la prédestination. La pensée de l'Apôtre vise moins le terme que les voies étonnantes par où Dieu nous y conduit. Ce qui motive son cri de ravissement, c'est l'ingéniosité de la Miséricorde universelle. Paul clame sa foi dans l'achèvement du Corps du Christ, faisant écho à la promesse de Jésus concernant son Eglise : «Les Portes de l'Enfer ne prévaudront pas contre elle ». Paul ajoute : la totalité des Gentils entrera, tout Israël sera sauvé. Israël, les Gentils : dans ces deux peuples, nous le savons, tient tout le genre humain. Le salut du monde est confié à l'Eglise, qui est l'humanité elle-même, vivifiée, unifiée par l'Esprit du Christ. Une chose est assurée : l'Eglise n'entera pas mutilée dans le Royaume. Puisque la Tête a triomphé, le corps entier, le « Plérôme » sera sauvé.

 

Catholicisme : Quelle est l'attitude de l'Eglise face à cette humanité multiforme qu'elle investit patiemment? L'Eglise trouve partout dans sa marche des pays déjà occupés religieusement. Faudra-t-il donc, pour faire place à l'Evangile, tout rejeter en bloc? Il n'a jamais manqué d'esprit pour le prétendre. Tout, disent-ils, dans les fausses religions, est mauvais. Ainsi raisonnaient Tatien, Marcion et plus près de nous les jansénistes. Une telle attitude est injuste.

L'Eglise, dans son histoire et par sa doctrine, nous dit que la nature humaine est malade, infirme, mais qu'elle n'est pas totalement corrompue. L'image divine peut bien se trouvée obscurcie, mais elle demeure toujours. Le Verbe s'est incarné pour réparer et consommer toutes choses. Comme lui, ses messagers viennent donc non pas détruire, mais achever ; non pas ravager, mais élever, transformer, consacrer. Bien avant que la théologie eût codifié ces principes, l'Eglise les vivait. Conçoit-on la pensée d'un saint Paul coupée des mille racines qui la rattachent au sol de Tarse et de Jérusalem, à la civilisation grecque, au mysticisme oriental, à l'empire romain ? C'est en s'insinuant sans déchirure à travers le tissu serré de l'histoire humaine, que le christianisme est venu transformer l'homme.

Ce procédé ne relève pas d'un calcul habile, il est commandé par des vues doctrinales. Saint Paul ne parle pas devant l'Aréopage comme il parle à ses compatriotes. L'Apôtre, se faisant tout à tous, éprouve un dépaysement intime, un exode hors de ses plus secrètes demeures, et cherche patiemment les « pierres d'attente » que la Providence a partout disposées pour l'édifice de la Vérité. «La Vérité, avait dit jadis Sévère d'Antioche, doit investir chacun à partir de ses propres pensées ».

L'ambition de l'Eglise de rassembler toute la famille humaine n'a rien de commun avec les mesquines prétentions de l'expansionnisme militaire, industriel et culturel de l'Europe depuis le siècle dernier. Ambassadrice de la Charité, elle ne professe aucun impérialisme. L'Eglise sait que toutes les races, tous les siècles, tous les foyers de culture ont à fournir leur part. L'Eglise ne travaille pas à une morne unification. Elle sait que la multiplicité des coutumes qu'elle consacre confirme l'unanimité de sa foi, que sa beauté resplendit dans la variété : tout recueillir, pour le sauver et le sanctifier. L'Eglise est partout chez elle, et chacun doit pouvoir se sentir chez soi dans l'Eglise.

Pas plus qu'elle n'est naïveté, la méthode de l'Eglise n'est syncrétisme ; ce qui supposerait une foi retombante. Enfin pas davantage il ne convient de parler de libéralisme, de complaisance pour l'erreur ou d'affadissement du sel évangélique. Le christianisme doit être présenté dans toutes ses exigences et engagé dans toute sa pureté. Contre les confusions ici possibles, le grand exemple de saint Paul est le plus propre de tous à nous prémunir. Nul moins que Paul n'a rougi d'afficher le scandale de la croix, ni plus que lui redouté d'en émousser la force. Il refuse d'altérer l'Evangile pour plaire à d'autres hommes, parce qu'alors il serait infidèle au Christ. L'Esprit qui menait l'Apôtre est le même qui guide encore l'Eglise.

Troisième partie

 

La situation présente : Croyant commenter les textes fondamentaux des deux premiers siècles, Renan définit ainsi le christianisme : «Une religion faite pour la consolation intérieure d'un tout petit nombre d'élus ». On se demande comment il a bien pu lire ces textes.

Ce qui reste vrai, c'est qu'à l'époque de Renan, l'écho de cette doctrine universelle était bien amorti. Dans une partie de l'enseignement courant, une bonne dose d'individualisme s'était infiltrée.

On a souvent signalé à ce sujet l'influence conjuguée de la logique aristotélicienne et du droit romain sur l'élaboration théologique au moyen-âge : propension à découper, définir et isoler les objets. Mais le processus s'inscrit dans un développement général de l'individualisme au cours des derniers siècles.

Un autre ennemi a été dénoncé, expliquant cette lente dérive théologique : la controverse. Certes l'hérésie a toujours été une occasion de progrès pour la doctrine orthodoxe, mais elle comporte aussi le danger d'un progrès unilatéral si le raidissement sauveur n'est pas suivi d'un approfondissement. Par exemple, après Luther qui l'avait profanée, on n'a plus osé pendant longtemps parler de la « liberté chrétienne ». Sacrifiant excessivement aux nécessités de la controverse, le théologien luttant contre l'hérésie tend malgré lui à se placer au point de vue de l'hérétique, faisant ainsi implicitement des concessions à son adversaire. Ainsi la théologie moderne de l'Eglise s'est largement située par opposition à l'individualisme protestant. Un tel accent fut mis sur les droits du pouvoir ecclésiastique dans la chrétienté, puis sur les prérogatives de la hiérarchie, que la solidarité spirituelle des membres du corps mystique en fut plus d'une fois pratiquement oublié.

Dans le pouvoir ecclésiastique, on risquait de ne plus voir qu'une institution tout humaine, au service d'un petit groupe humain, gardienne d'un « ordre » délibérément fermé. De même, dans la théologie de l'Eucharistie, l'action rétrécissante des controverses n'avait pas non plus manquer de s'exercer.

Ce propos donne la mesure de la tâche immense qui s'annonce : « Il faut arracher notre enseignement d'école à l'individualisme où, depuis le XVIème siècle, semble-t-il, nous l'avons laissé s'engager au nom de la clarté et pour des motifs de controverse. Au lieu de construire nos traités de la Grâce et des Sacrements, de l'Eucharistie et même de l'Eglise, comme s'il n'y avait jamais en face du Rédempteur qu'une poussière d'individus, chacun réglant pour son propre compte le bilan de ses relations personnelles avec Dieu, comme aux guichets de ce monde passent successivement des contribuables, des voyageurs et des administrés, sans lien organique entre eux, il nous faudra remettre au premier plan le dogme du Corps mystique en lequel consiste l'Eglise, où il y a des membres articulés, un seul système nerveux, un seul système sanguin, et une seule tête, car le mystère du Verbe incarné est d'abord le mystère du nouvel Adam et du Chef de l'Humanité » (E.Masure, Semaine Sociale de Nice, 1934).

 

Personne et Société : Trop grave, on ne peut éluder cette question : mettre autant en relief, comme nous l'avons fait, le caractère social du dogme, n'est-ce pas diminuer dangereusement cette autre vérité, non moins essentielle, que le salut est pour chacun affaire personnelle ? Ne devra-t-on pas reconnaître qu'il existe dans la tradition chrétienne deux enseignements difficilement conciliables ?

Ne nous étonnons pas d'une telle antinomie, apparente, entre le Corps social de saint Paul et le personnalisme chrétien. Tout le dogme n'est qu'une suite de « paradoxes » déconcertant la raison naturelle. L'antinomie présente nous place devant les rapports de la distinction et de l'unité, en vue de mieux saisir l'harmonie du personnel et de l'universel.

Les parties concourent d'autant plus à l'unité qu'elles sont moins des « morceaux » et davantage des membres. L'expérience sensible de la vie nous amène à constater que dans la hiérarchie des êtres, le vivant acquiert plus d'unité interne à mesure qu'en lui s'opère une différenciation plus profonde des fonctions et des organes. L'être indifférencié, le pur homogène, est aussi peu un que possible : c'est une poussière anonyme. Le constat est le même dans l'ordre moral. La foi, elle, par le plus secret de ses mystères, nous fait toucher la vérité. Ne croyons-nous pas en effet qu'il y a trois Personnes en Dieu ? Ne surgissent-elles pas dans l'unité, de l'unité d'une même Nature ?

L'unité n'est aucunement confusion, pas plus que la distinction n'est séparation. Ce qui oppose n'est-il pas pour autant relié, et par le plus vivant des liens, celui d'un mutuel appel ? Pas plus qu'en se soumettant à Dieu ou qu'en s'unissant à Dieu, l'homme, en s'intégrant au grand Corps spirituel dont il doit être membre, ne se perd ou ne se dissout. Il se trouve au contraire, il se libère et s'affermit dans l'être. L'union différencie et la solidarité solidifie.

La personne n'est pas une monade transcendante : il faut être regardé pour être éclairé, et les yeux « porteurs de lumière » ne sont pas ceux de la seule divinité. D'autre part, être personne, n'est-ce pas essentiellement entrer en rapport avec d'autres pour concourir à un Tout ? L'appel à la vie personnelle est une vocation, c'est à dire un appel à jouer un rôle éternel. Et c'est parce que le monde est une histoire, une histoire unique, que la vie de chacun est un drame.

L'Esprit que le Christ a promis aux siens de leur envoyer, son Esprit, est à la fois Celui qui fait pénétrer l'Evangile au fond de l'âme et Celui qui le répand partout. Il creuse en l'homme de nouvelles profondeurs qui l'accordent aux « profondeurs de Dieu », et il le jette hors de lui-même jusqu'aux confins de la terre ; il universalise et il intériorise ; il personnalise et il unifie.

Ce double mouvement de l'Esprit apparaît pleinement dans la conversion de Paul. Sa conversion est une vocation. Il ne peut demeurer en tête à tête avec ce Christ qu'il vient de trouver en lui. Du même coup, avec la même urgence que le service de ce Christ, le service des hommes ses frères, s'impose à lui. «Le genre humain entier n'est point à l'étroit dans son coeur » (Charles Bonnet). L'Image de Dieu, l'Image du Verbe, que le Verbe incarné restaure, c'est moi-même, et c'est l'autre et c'est tout-autre, c'est le point de notre unité même en Dieu, point d'une parfaite solidarité de l'intime et de l'universel.

La spiritualité catholique n'aura donc pas à choisir entre une tendance « intérieure » et une tendance « sociale ». Rien ne serait plus funeste que de croire aisément réalisable une vraie catholicité. Nul n'y accède que par la voie étroite. Il y a en nous ce que nous devons aimer chez les autres, une image de Dieu à restaurer. Il faut couper beaucoup de liens naturels, si l'on veut établir les divines liaisons de la grâce. Dans tout ce qui touche à l'esprit, l'utilitarisme est redoutable ; au contraire, la capacité de présence croît avec celle de recueillement : «La vraie religion est une vie cachée dans le coeur » (Newman, La vie chrétienne). La communion des esprits ne s'opère que par ce qu'ils ont de plus personnel. Le plus haut degré de la vie spirituelle reçoit de Ruysbrocck le nom de « vie commune », parce qu'en cet état l'homme est au service de tous.

«Il y a beaucoup d'âmes, mais il n'y en a pas une seule avec qui je ne sois pas en communion par ce point sacré en elle qui dit Pater Noster » (Claudel, Cantique de Palmyre).

 

Transcendance : Les progrès des sciences sociales nous aident à mieux comprendre la dépendance de l'individu par rapport aux diverses communautés et les aspirations nouvelles à l'unité. Tout comme les représentations nouvelles sur notre histoire et nos origines empiriques, ils peuvent nous être précieux pour une meilleure intelligence du catholicisme, dans son souci de l'histoire universelle et son intérêt pour l'humanité totale.

Le catholicisme peut et doit prendre appui sur ces aspirations à l'unité humaine, pour amener les hommes de bonne volonté jusqu'au seuil du catholicisme, seul capable de réaliser cette unité en un sens éminent. En effet, une destinée transcendante, supposant elle-même l'existence d'un Dieu transcendant, est indispensable à la réalisation d'une destinée vraiment collective. De toute nécessité, il faut un Lieu où l'humanité soit recueillie ; un Centre où elle converge ; un Eternel qui la totalise. Il lui faut un Aimant qui l'attire.

Le Devenir, à lui seul, n'a pas de sens ; c'est un autre nom de l'absurde... S'il y a devenir, il doit y avoir un jour achèvement, et s'il doit y avoir achèvement, il doit y avoir, dès toujours, autre chose que du devenir.

Ayant ainsi d'abord épousé l'élan qui emporte notre siècle pour tenter de le redresser en lui montrant son Terme et les conditions de son aboutissement, il faut maintenant avoir le courage de critiquer les voies où cet élan se détourne et s'enlise. Ayons le courage de se montrer résolument inactuel face au « social » entièrement temporalisé qui domine aujourd'hui les esprits. Ici nous heurtons de front les idéologies qui luttent pour la conquête du monde, et spécialement le marxisme.

La transcendance que Marx renie était le seul garant de sa propre immanence. Si l'homme croit reprendre pour soi les attributs usurpés de la divinité, l'être humain se dissout dans le social, aliéné et dissocié d'avec lui-même, réduit à une fonction sociale ; et ce, même si tel n'est pas l'idéal consciemment nourri par ceux qui rêvent d'une société sans Etat et sans classes. L'intériorité personnelle ne peut qu'être étouffée si l'homme est réduit à des « rapports sociaux ».

Quand les disciples de Marx s'en apercevront enfin, ils n'auront plus le goût de célébrer la « révolution totale », ils n'auront plus le goût de chanter leur délivrance de « l'angoisse métaphysique » et de « l'obsession de Dieu ». Il leur faudra bien revenir alors à « ces maudites questions éternelles » comme disait Dostoïevski, et ils comprendront pourquoi un révolutionnaire aussi hardi qu'eux-mêmes, Proudhon, criait : «Je pense à Dieu depuis que j'existe » !

L'existence socialement la plus parfaite et socialement la plus heureuse, serait la chose la plus inhumaine, si elle n'était pour la vie intérieure. Le temporalisme absolu du système de Marx n'est pas seulement chimérique en ses espoirs, il est en cela absolument indésirable. C'est la vision d'un monde infiniment plat. L'homme social, l'homme historique de Marx n'a que deux dimensions. Le sentiment de l'Eternel doit lui restituer sa profondeur.

Combien sommes-nous reconnaissants en cela à l'Eglise de nous rappeler toujours, notre essentielle condition. Si les hommes d'aujourd'hui sont si tragiquement absents les uns aux autres, c'est d'abord qu'ils sont absents d'eux-mêmes, ayant déserté cet Eternel qui seul les enracine dans l'être et leur permet de communier entre eux. Tel est avant tout le rôle social de l'Eglise : elle nous rend à cette communion. Or ce sentiment d'un salut commun et d'une solidarité de tous par rapport à tous est la meilleure préparation qui soit aux tâches sociales – il est pour chacun la meilleure introduction au « catholicisme social ».

 

Mysterium Crucis : Quel que soit le domaine où sa réflexion l'ait conduit, le chrétien est toujours ramené à la contemplation de la Croix.

Si authentique et si pure que soit la vision d'unité qui inspire et qui oriente l'activité de l'homme, elle doit donc, pour devenir réalité, d'abord s'éteindre. La grande ombre de la croix doit la recouvrir. L'humanité ne se rassemblera qu'en renonçant à se prendre elle-même pour fin.

L'humanisme n'est pas spontanément chrétien. L'humanisme chrétien doit être un humanisme converti. D'aucun amour naturel on ne passe de plein pied à l'amour surnaturel. Il faut se perdre pour se trouver. Dialectique spirituelle, dont la rigueur s'impose à l'humanité comme à l'individu. Loi de l'exode, loi de l'extase... L'humanité tout entière doit mourir à elle-même en chacun de ses membres pour vivre, transfigurée, en Dieu. Il n'y a de fraternité définitive que dans une commune Adoration. Telle est la Pâque universelle, qui prépare la Cité de Dieu.

Par le Christ mourant sur la croix, l'humanité qu'il portait toute en lui se renonce, et meurt. L'Homme universel mourut seul. Plénitude de la kénose, il fallait cet abandon pour opérer la réunion. Mystère de solitude et mystère de déchirement, seul signe efficace du rassemblement et de l'unité.

«Par le bois de la croix, conclut saint Irénée, l'oeuvre du Verbe de Dieu est devenue manifeste à tous : ses mains y sont étendues pour rassembler tous les hommes. Deux mains étendues, car il y a deux peuples dispersés sur la toute la terre. Une seule Tête au centre, car il y a un seul Dieu au-dessus de tous, au milieu de tous et en tous ».

SL

Henri_de_Lubac,_S.J.jpg
bottom of page