Extraits
Extraits de
Jacques Ellul, Théologie et Technique - Pour une éthique de la non-puissance
(Labor et Fides, 2014)
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Pour en finir avec le mensonge de la "neutralité" théologique de la technique
...et avec la belle posture faussement nuancée et équilibrée : "Ni technophobes ni technolâtres", nous font-ils croire.
Extraits, pages 32 à 47 :
"La Technique est produit d'un esprit de puissance que l'on peut traduire en orgueil, elle produit l'indistinction entre les hommes, elle agit de la même façon sur tous, elle empêche l'homme de se distinguer des autres; ou bien son seul moyen pour se distinguer, pour paraître différent, lui vient de l'objet technique lui-même; c'est grâce à la consommation, à l'utilisation d'objets de puissance que l'homme se distingue : celui qui a une jaguar n'est pas le même homme que celui qui a une 2 CV. (...)
La Technique n'a pas d'histoire, elle n'a aucune existence organique, elle exclut tout qualitatif, comme tout spirituel, comme tout rapport de croissance dans la vérité. C'est encore pourquoi il peut y avoir en même temps système et chaos, extrême rationalité et développement de l'irrationalité. Et dans cette immense production d'objets, de choses qui s'additionnent sans jamais atteindre une harmonie synthétique, la Technique devient l'apparence d'une unité (car tout est maintenu ensemble par le carcan de fer du système), alors qu'en réalité elle produit indéfiniment des ruptures et des divisions (...) Elle divise l'unité humaine et sociale en fragments qui puissent être ramenés à des données de problèmes que la Technique va ensuite résoudre un par un (...) Le mécanisme d'éclatement et de fragmentation de la "nature" humaine et sociale est la base même, la condition même de possibilité de développement de la Technique (...) Jamais la société humaine n'a été aussi éclatée, jamais les relations humaines n'ont été aussi fragiles, aussi inconstantes que depuis que nous sommes compris dans le réseau des normes techniques (...) L'esprit souterrain, ambiguïté, mesnonge insoluble, division et contradiction sans issue, c'est ce que la Technique contraint l'homme à adopter (...)
Le Royaume technicien est exactement ce royaume divisé contre lui-même. La Technique produit indéfiniment des doubles, des duplicata, des répliques (c'est même une de ses caractéristiques). Et (René) Girard a profondément raison de rappeler qu'entre le double et le diable, il n'y a pas "rapport d'identité, mais rapport d'analogie" (...) Qui aurait d'ailleurs la naïveté, la puérilité de parler encore du Diable ! et de le désigner ! Et pourtant c'est exactement la seule façon de l'exorciser (...) Mais tant que l'on se borne à hausser les épaules devant des croyances si médiévales, tout en étudiant sérieusement les effets, alors on laisse libre champ au Diabolos, au diviseur universel, Père du mensonge et parodiste souverain (...)
La Technique à la fois enferme l'homme dans sa finitude, accomplit illusoirement un désir d'éternité, donne à l'homme la possibilité d'un suicide total, mais n'arrive pas à évacuer le Dieu du christianisme, et les promesses de la liberté et de la résurrection qui sont en Christ. Ce n'est pas la Technique qui peut le faire. Seul l'homme le peut. La Technique le place dans une situation telle où il faut absolument qu'il élimine ce Dieu, mais la mort de Dieu, c'est à l'homme de la décider. Or la seule voie possible, c'est la mort de l'homme lui-même.
Il ne faut pas s'y tromper, on dit quelquefois que parce que Dieu est mort, l'homme aussi doit mourir (et dans un sens très particulier, c'est aussi ce que dit Foucault), ou encore que, après la mort de Dieu, la situation de l'homme est d'être dans l'absurde et le désespoir, mais le véritable processus de l'esprit souterrain est inverse : il faut que l'homme se suicide pour que Dieu meure. Inversion et parodie de la mort de Jésus-Christ. Il faut... et la Technique le place dans ce : il faut que Dieu meure, et met dans la main de l'homme l'arme absolue pour accomplir son projet. C'est ici que réside la véritable dimension du risque de suicide collectif de l'humanité (...)
Et voici que, pour celui qui se déclare encore chrétien, la contradiction est telle entre ce que cette société tient pour juste et ce que la foi nous fait découvrir dans l'Ecriture qu'il faut remanier la foi et réinterpréter l'Ecriture (...)
Sans doute les chrétiens pourront chercher trois voies de repli. Tout d'abord, ce qui a été utilisé de façon générale en tout cas depuis le XVIIIè siècle, la séparation entre l'extérieur et l'intérieur : ce qui est conditionné par la Technique, c'est le comportement, donc l'extérieur; l'intérieur (l'âme?) est libre, et le christianisme concerne l'intérieur. Il faut résolument combattre cette sottise : la foi implique une expression externe, vécue, spécifique. Il n'y a pas de conversion intérieure sans changement de la conduite. La séparation intérieur/extérieur est l'une des plus grandes lâchetés et hypocrisies du christianisme.
Une seconde ruse du même genre est la division vie publique/vie privée. On accepte que la Technique régente la vie publique, le travail, la participation à la société, etc., mais une fois que je suis chez moi, dans ma maison, avec ma famille, la Technique n'a plus rien à y voir. (Remarquons que ceci correspond à la position des marxistes envers la "religion", affaire purement privée, qui ne doit entraîner aucune conséquence politique ou publique.) Ici encore, c'est un mensonge manifeste : d'abord il est faux que celui qui est conditionné par la Technique pendant 80% de son temps conscient cesse de l'être par magie en entrant chez lui (la TV?). Ensuite, la Révélation engendre des conséquences de type politique, économique, envers le travail, etc., que l'on ne peut strictement pas séparer des autres. En fait, "malheureusement", la Technique recouvre la totalité du comportement, mais le christianisme (s'il est pris au sérieux) aussi : et c'est le conflit entre ces deux totalités que l'on ne peut résoudre par une séparation des domaines, un réservé à la Technique, un à l'expression de la foi.
Enfin, il y a une troisième ruse à écarter : la Technique fait partie des choses indifférentes au point de vue théologique ; il n'y a pas de jugement à porter là-dessus, car elle ne ressortit ni au bien ni au mal, ni à l'aspect religieux de la personne. Ceci prendra très vite une extension nouvelle : tout domaine gagné par la Technique entre dans la catégorie des choses indifférentes puisque la Technique elle-même en fait partie. Autrement dit, tout ce qui est réduit à ne plus être qu'une opération technique cesse de concerner le christianisme. Ceci a été dit et redit au sujet de la science : là où la lumière scientifique pénètre, on n'a plus besoin de la Révélation. Mais c'est encore plus vrai de la Technique : or il suffit de répondre que là ou la vie de l'homme est en jeu, la Révélation est en jeu. Il n'y a pas de choses neutres. Il n'y a pas d'actions indifférentes. Tout est relatif à la vie de l'homme et à son milieu et ne les laisse pas intacts. La "conduite morale" n'existe pas en soi, pas plus que la vie spirituelle : elles existent dans leur incarnation dans le milieu, et celui-ci est devenu technicien. Donc il n'y a pas d'indifférence à avoir et aucune échappatoire n'est possible : ou bien l'action est Technique ou bien elle est inspirée par autre chose, une croyance, une idéologie, une politique, et entre autres, le christianisme. Mais le conflit est inévitable."
JE