Günther Anders
L'Obsolescence de l'homme
Tome 1 : Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle
(Éditions de l'encyclopédie des nuisances – Éditions Ivrea, 2002 ; 1ère édition 1956)
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Philosophe autrichien juif, Günther Stern, alias Günther Anders (1902-1992) a mené une critique virulente du monde technique, initialement suscitée par l'utilisation de la bombe atomique à Hiroshima. Se définissant lui même comme un «semeur de panique», sa réflexion est centrée sur la destruction en cours de l'humanité. Élève de Husserl et de Heidegger, ami de Herbert Marcuse et Hans Jonas, il fut, dans les années 1930, le premier mari d'Hannah Arendt. Il fuit l'Allemagne nazie en 1933 pour se réfugier à Paris pendant trois ans, avant de s'exiler aux États-Unis. Il y vit de multiples petits boulots, et y découvre notamment l'emprise de la télévision. Il revient en Europe après la guerre. Refusant toute carrière et tout poste universitaire, refusant d'écrire de la philosophie pour philosophes, c'est dans la liberté de la marginalité intellectuelle qu'il a vu avant les autres la profondeur de notre assujettissement au monstre technique. Pendant longtemps largement ignorée en France, son œuvre ne sera traduite en français que très récemment : en particulier L'Obsolescence de l'homme, son livre majeur, dont le tome 1 fut publié en 1956 et le tome 2 en 1980.
(Synthèse initialement publiée ici)
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Masqués sous les doux noms du progrès et de l'émancipation individuelle, quels sont les ressorts anthropologiques obscurs poussant l'homme de notre temps vers la fuite en avant technologique, jusqu'au mépris de lui-même dans le transhumanisme?
Dès le milieu du XXe siècle, alors que les processus de déshumanisation high tech étaient déjà à l'oeuvre, Günther Anders, mettait en lumière la nature de cette honte de soi qui conduisait l'homme à vouloir se faire produit, rêvant de se débarrasser enfin de son corps charnel, donné, limité et périssable.
De façon concomitante, il voyait dans l'essor des médias de son temps, surtout radio et télévision, toutes les modalités de déstructuration et de dissolution de la personne humaine, en même temps que le brouillage et l'effacement de son rapport au monde.
Enfin, c'est le troisième volet de ce livre, il décrivait le contraste effroyable entre l'épée de Damoclès que la bombe atomique constituait déjà au dessus de l'humanité entière, et le tranquille aveuglement collectif face à l'horizon apocalyptique.
Avec une implacable radicalité et puissance visionnaire, il dévoilait les grandes structures d'un monde et d'une humanité en voie de soumission totale à l'univers instrumental : le "vrai" monde, enfin achevé, ne pouvait être qu'un monde produit. Le monde réel, réduit à une matière première, ne pouvait avoir de valeur et de dignité que dans l'unique mesure où il était exploitable et reproductible en série.
Déjà en son temps, comme il en témoigne dans son livre, sa critique frontale d'un univers technique dont l'homme aspirait fiévreusement à en devenir l'esclave, lui valut un procès en "réaction", que lui intentait la toute-puissante inquisition technoscientiste. La critique de la technique était déjà "affaire de courage civique" et entraînait la mise à l'écart de son auteur.
- «La honte prométhéenne» est un des grands thèmes de Günther Anders. Il nous en fait d'emblée comprendre le sens humain en décryptant les attitudes d'un homme, un certain T., avec qui il eut l'occasion de visiter une grande exposition technique. L'homme en question, sidéré devant l'impressionnante complexité des machines et le stupéfiant raffinement de leurs rouages, baissait les yeux et se taisait, cachait ses mains derrière son dos, comme honteux d'avoir à trimbaler en un tel lieu de haute précision technique son pauvre et si archaïque corps humain. En lui et en cet instant, se cristallisait toute la honte prométhéenne, dont «l'objet fondamental, "l'opprobre fondamental" qui donne à l'homme honte de lui-même, c'est son origine. T. a honte d'être devenu plutôt que d'avoir été fabriqué. Il a honte de devoir son existence – à la différence des produits qui, eux, sont irréprochables parce qu'ils ont été calculés dans les moindres détails – au processus aveugle, non calculé et ancestral de la procréation et de la naissance. Son déshonneur tient donc au fait d' "être né", à sa naissance qu'il estime triviale pour cette seule raison qu'elle est une naissance. Mais s'il a honte du caractère obsolète de son origine, il a bien sûr également honte du résultat imparfait et inévitable de cette origine, en l'occurrence lui-même.»
T. s'indigne d'exister comme être engendré, de ne pas avoir été lui aussi fabriqué. «Intimidé par la supériorité ontologique et la puissance des produits», se sentant écrasé par eux, il est en voie de désertion vers le camp des instruments, tout comme cet instructeur de l'armée américaine, qu'évoque G. Anders, qui enseignait à ses recrues qu'eu égard aux missions qu'il était censé remplir, l'homme comportait beaucoup trop de défauts naturels comparativement aux performances des machines.
Sous cet angle, le monde des produits est en effet un processus souple en perpétuel renouvellement-perfectionnement, quand notre pauvre corps humain, borné, est à peu près le même que depuis la nuit des temps. Du point de vue des instruments, le corps de l'homme est un «boulet», imperfectible, rigide et conservateur : «Bref, le sujet de la liberté et celui de la soumission sont intervertis : les choses sont libres, c'est l'homme qui ne l'est pas.»
Telle est la misère de l'homme contemporain : «Plus la détresse de l'homme producteur grandit, plus il semble petit à côté de ses ouvrages, même les plus triviaux, et plus il accroît, sans relâche, infatigablement, avec avidité et en proie à la panique, son administration d'instruments, de sous-instruments et de sous-sous-instruments. Ce faisant, il aggrave, naturellement, d'autant plus, sa détresse : plus la bureaucratie des instruments interdépendants est importante et compliquée, plus les efforts de l'homme pour se maintenir à leur hauteur se révèlent infructueux. On est ainsi en droit d'affirmer que sa misère a pour conséquence une accumulation d'instruments et que celle-ci, à son tour, a pour conséquence une accumulation de misère.»
On voit déjà l'issue qui se profile pour l'homme, tentant de conjurer son complexe d'infériorité : devenir lui-même enfin semblable à ses dieux-machines. Ici entre en scène le human engineering (ingénierie humaine) et ses expériences par lesquelles le corps de l'homme est soumis à des conditions inhabituelles extrêmes, visant à déceler les possibilités de son propre dépassement «vers le royaume de l'hybride et de l'artificiel», en même temps que l'abolition de sa nature physique. Le human engineer et ses cobayes (encore) humains expérimentent la déshumanisation. C'est toujours l'instrument qui est le guide et le but de cette physiotechnique révolutionnaire. L'instrument exige la transformation et donc l'instrumentalisation de l'homme, au service du monde supérieur des instruments : «l'exigence morale elle-même a maintenant été transférée de l'homme aux instruments».
L'homme a atteint une étape entièrement inédite de son histoire, marquée par le déni radical de son mode d'être propre, corollaire à l'effacement de toute morale métaphysique. Dans cette mutation à l'oeuvre, le plus inouïe est la volonté de l'homme de se transformer dans la soumission pure et simple aux instruments, ses nouveaux modèles et maîtres, aux pieds desquels l'homme renonce à son encombrante liberté.
C'est en cela que l'orgueil humain qui se manifeste ici, c'est un point clé dans la pensée d'Anders, doit être compris comme un orgueil d'auto-humiliation, comportant simultanément une dimension d'hubris (démesure) et d'auto-anéantissement, aussi déconcertant que soit le rapprochement de ces deux mots en apparence contradictoires. Cette toute-puissance de l'homme au service de sa chosification prend selon Günther Anders ce relief théologique : «On pourrait imaginer un récit théologique écrit en l'an 2000. Il dirait : "Puisque le démon ou le dieu marcionien qui condamne l'homme à exister en tant qu'instrument – quand il ne le transforme pas, purement et simplement, en instrument – n'existait pas, l'homme a inventé ce dieu. Il s'est même permis de jouer lui-même le rôle de ce nouveau dieu. Mais il n'a joué ce rôle que pour pouvoir s'infliger à lui-même les coups qu'il ne pouvait pas recevoir des autres dieux. C'est dans le seul but de devenir un esclave d'un nouveau genre qu'il est devenu maître. »
Un des ressorts de la honte prométhéenne et du sentiment d'infériorité de l'homme, est donc son caractère beaucoup plus vulnérable et périssable que ses propres produits. Ces derniers, interchangeables, issus de séries standardisées, reproduits selon des modèles matriciels, bénéficient de cette nouvelle forme d'immortalité qu'est la «réincarnation industrielle» : « aucun de nous (humains) ne peut jouir de cette chance qu'ont les ampoules électriques ou les microsillons "longue durée" de se survivre à eux-mêmes sous la forme d'un nouvel exemplaire. »
Cette ampoule est remplaçable. Je suis irremplaçable. Honte à moi, minable mortel : «Si, comme nous l'avons vu précédemment, les produits de série ont obtenu "l'immortalité" grâce à leur caractère remplaçable, et si l'existence en série et le caractère remplaçable sont refusés à l'homme, l'immortalité, elle aussi, lui est du même coup refusée. L'expérience de ne pas être une marchandise de série agit sur lui comme un memento mori ("souviens-toi que tu es mortel").»
En attendant beaucoup mieux, l'homme de notre temps cherche à échapper à ce complexe d'infériorité par le recours à l' «iconomanie». Par la prolifération d'images, l'homme devient à son tour une «reproduction», et se donne en quelques sortes des pièces de rechange de lui même : c'est «un démenti à son insupportable singularité. C'est une contre-offensive dirigée contre son "on ne vit qu'une fois".» Pour quelles autres raisons vénérons-nous les «stars», notamment celles du cinéma ? «La couronne que nous leur tressons célèbre leur entrée victorieuse dans la sphère des produits de série que nous reconnaissons comme «ontologiquement supérieurs.»
Dans le plus concret de l'histoire humaine, Günther Anders voit dans la figure du général McArthur un symptôme à grande échelle de la honte prométhéenne. Au début de la guerre de Corée, son pouvoir de décision fut tout bonnement transféré à un instrument, un electric brain (cerveau électrique). Alors que la menace d'une troisième guerre mondiale était en jeu, l'humanité s'humiliait en se déclarant inapte à trancher en un tel contexte de péril et en remettant les dés de la décision finale à une machine. Celle-ci, dans son imperturbable objectivité univoque, libre de toute considération morale ou subjective, allait donc calculer le pour et le contre, l'utilité ou non, la rentabilité ou non d'une guerre éventuelle. La sentence et les conclusions de la machine auraient irréfutable valeur de décision. Après digestion électrique, le brain «proclama haut et fort que cette guerre serait une "mauvaise affaire", une catastrophe pour l'économie américaine». Par le plus grand et heureux des hasards techniques, la machine s'avérait ici plus «humaine» que McArthur et ses velléités guerrières initiales. «Mais le choix de ce mode de décision fut aussi la plus grande défaite que l'humanité se soit jamais infligée à elle-même : car jamais auparavant elle ne s'était abaissée à ce point et n'était allée jusqu'à confier à une chose le soin de statuer sur son histoire – et peut-être même sur son être ou son non-être. Que le jugement ait été cette fois-là un veto, une grâce, cela ne change rien à l'affaire. Ce n'en fut pas moins une sentence de mort puisqu'on avait placé dans une chose la source de toute grâce possible. Ce n'est pas la réponse positive ou négative de la chose qui décida de notre sort, mais le fait d'avoir posé la question à la chose et d'avoir ensuite attendu sa réponse avec espoir. Si nous voulions bien réaliser que des milliers d'hommes, au nombre desquels nous figurons peut-être nous-mêmes, ne doivent ce que nous appelons aujourd'hui la "vie" - c'est à dire leur chance de n'avoir pas encore été tués – qu'au «non» calculé par un instrument, à ce "non" sélectionné par l'électromécanique, alors nous voudrions rentrer sous terre pour cacher notre honte.»
- La misère anthropologique qui vient d'être décrite ne peut être comprise indépendamment de la construction médiatique d'un «monde fantôme», élucidée dans la deuxième grande partie de ce livre. L'auteur commence d'abord par balayer d'un revers de main ce lieu commun que l'on brandit toujours complaisamment dès qu'il est question d'une critique radicale des médias, principalement ici la radio et la télévision : on ne peut généraliser, ils ne sont ni bons ni mauvais en soi, tout dépend de ce que l'on en fait, veut-on bien croire en continuant encore et encore de se voiler la face. En distinguant ainsi scolairement «les moyens» et «les fins», on feint de ne pas voir que les instruments médiatiques, par eux-mêmes, sont au cœur de la production de l'homme de masse. Les techniques médiatiques, sous les apparences les plus indolores et sous le couvert d'une rhétorique libératrice, participent de la dissolution de l'homme, de sa dépersonnalisation, de l'effacement de son rapport au monde et de la disparition du monde lui-même.
Avec les postes de télévision et de radio, la grande nouveauté de la consommation de masse, c'est qu'elle s'opère maintenant «à domicile», donc sous le mode de la dissémination et non plus de la centralisation. L'homme de masse consomme la marchandise de masse «en famille» ; des millions d'hommes séparés ingurgitent une nourriture sonore et imaginaire identique, subissant une dépersonnalisation d'autant plus profonde qu'imperceptible et noyée sous «l'apparence (de) la liberté de la personne et (des) droits de l'individu ».
Alors que cette nouvelle consommation de masse a été «vendue» comme une occasion de renaissance de la famille et de la vie privée, elle en augurait en réalité la dissolution radicale, «car ce qui désormais règne à la maison grâce à la télévision, c'est le monde extérieur – réel ou fictif – qu'elle y retransmet. Il y règne sans partage, au point d'ôter toute valeur à la réalité du foyer et de le rendre fantomatique – non seulement la réalité des quatre murs et du mobilier, mais aussi celle de la vie commune. Quand le lointain se rapproche trop, c'est le proche qui s'éloigne ou devient confus. Quand le fantôme devient réel, c'est le réel qui devient fantomatique. Le vrai foyer s'est maintenant dégradé et a été ravalé au rang de container : sa fonction n'est plus que de contenir l'écran du monde extérieur (…) Le royaume des fantômes a gagné dès l'instant où l'appareil a fait son entrée dans la maison : il est venu, il a fait voir et il a vaincu. Dès que la pluie des images commence à tomber sur les murailles de cette forteresse qu'est la famille, ses murs deviennent transparents et le ciment qui unit les membres de la famille s'effrite : la vie de famille est détruite.»
La table massive au centre de la salle à manger, qui symbolisait le lieu de convergence et d'unité de la famille, a été remplacée par l'appareil en face duquel les chaises des spectateurs devenus indifférents les uns aux autres, se juxtaposent. En même temps que la parole s'éteint, les regards ne se tournent plus que vers le royaume de l'irréel. Pour les membres de la famille, «la parole n'est plus pour eux un acte, mais une réception passive (…) ce faisant, ils deviennent des êtres infantiles, au sens étymologique du terme, des enfants qui ne parlent pas encore.»
Tous les événements, artistiques, politiques, sportifs, religieux, atomiques, nous rendent visite à domicile. A l'homme, «on fournit le monde comme on lui fournit gaz et électricité». C'est peu dire que notre rapport au monde et le monde lui-même s'en trouvent bouleversés : «(Le monde) a été transféré de l'extérieur à l'intérieur; il a désormais trouvé sa place dans mon salon en tant qu'image à consommer (…) Le monde est désormais mien.» Conséquence folle de l'illusion technique : «la métamorphose du monde en une chose dont je dispose est accomplie réellement et techniquement.»
Dès lors, interroge G. Anders, à quoi bon faire l'expérience du monde, l'explorer, aller vers lui ? Par l'avion et la voiture, nous faisons l'expérience de la vitesse, nous répondons à notre soif inquiète de mouvement perpétuel, mais nous ne faisons en rien l'expérience du monde. Il n'y a plus qu'à appuyer sur le bouton, pour qu'il vienne à moi, à la maison. Le degré d'absurdité de ce rapport au monde est presque inconcevable et «nous devenons ainsi des voyeurs exerçant leur domination sur un monde fantôme».
Ainsi nous procurons-nous le sentiment, dramatiquement illusoire, d'un rapport intime et complice au monde, ce que Günther Anders appelle la «familiarisation du monde». Nous connaissons tous les détails de la vie des stars, quand nous ignorons à peu près tout de la vie de notre voisin de palier : «Toute distance est abolie dans ce monde qui nous est livré.» On donne même à la bombe atomique un surnom de vieille copine de lycée, qui la rendrait presque attachante au moment où elle s'invite pendant le repas de famille au milieu du salon, devenant bibelot au milieu des bibelots de cheminée. Cette pseudo-familiarité du monde, masque souriant de sa disparition, est une redoutable ruse. Le monde s'éloigne et disparaît derrière l'image factice de son omniprésence familière, devenue notre drogue quotidienne. Le rapport réel, vivant, entre l'homme et le monde suppose un rapport de réciprocité. Or ce qui se joue dans ce «monde» livré à domicile, c'est un rapport purement unilatéral.
A travers la «retransmission», la confusion entre le réel et le fictif, entre la présence et l'absence, entre l'être et l'apparence, entre le sérieux et le futile, entre vivre un événement et en être informé, devient complet. Dans cet état d'oscillation permanent, l'homme devient inapte à la prise de décision, incapable de disposer de lui en tant qu'homme. La télévision brouille «notre horizon, au point que nous ne connaissons plus le véritable présent, et que nous n'accordons plus à ce qui nous arrive et devrait vraiment nous concerner que ce semblant d'intérêt que nous avons appris à accorder au semblant de présent qu'on nous livre à domicile». Dans la frénésie de «nouvelles» proposées à l'homme contemporain, «paresseux hyperactif», transporté «partout à la fois, c'est à dire nulle part», celui-ci se disperse et se déstructure jusqu'au stade de la «schizophrénie artificiellement produite (…) La destruction de l'homme ne peut manifestement pas aller plus loin. L'homme ne peut manifestement pas devenir plus inhumain».
C'est aussi terrifiant que pourtant libérateur : Günther Anders nous donne à voir jusqu'à quel point nous avons (tous!) consenti à intégrer dans notre substrat psychique une vision du monde d'autant plus redoutablement mensongère que ses techno-diffuseurs (industriels du stéréotype) l'ont savamment saupoudrée de toutes les apparences de la réalité la plus incontestablement objective. Cette opération de sur-conditionnement de l'esprit humain dans une conception du monde aussi tronquée qu'apparemment réaliste (dont Günther Anders n'a peut-être pour seul tort, mais pas des moindres, que de penser qu'elle est totalement infaillible) est entièrement orientée en vue d'une soumission en acte de l'homme, et même de son désir de soumission, aux besoins de la marchandise, faite idole.
Les producteurs d'images du monde livrées à domicile, mentent en donnant l'illusion que cette profusion équivaut à la livraison du Tout. Or, ce Tout mensonger est «une image pragmatique du monde». L'instrument «se donne pour le monde lui-même». Il s'agit de faire coïncider et de confondre le monde réel et son modèle. Tel est le stimulus, qui doit impérativement être dissimulé comme tel : «Il est du plus grand intérêt pour l'industrie des stéréotypes que ceux-ci soient les plus réalistes possibles. Pour qu'un stéréotype soit un stimulus pleinement efficace, il doit pouvoir passer pour "la réalité".» Sous ce mode, le consommateur croit voir le monde dans son modèle. En s'enthousiasmant, en s'exaspérant, en s'émouvant face au fantôme-modèle, il croit s'enthousiasmer, s'exaspérer ou s'émouvoir face au monde, «au point que, maintenant, quand le monde se présente réellement à lui - et les stéréotypes sont des instruments fabriqués dans le but de l'exercer en vue de ce moment-, il ne voit en lui que ce que les stéréotypes lui ont appris à y voir, il ne ressent à son endroit que les sentiments que les stéréotypes ont inscrits en lui». En cela, les stéréotypes sont donc des matrices, d'une extraordinaire puissance de conditionnement : «C'est à la mise en place de ces matrices et à la réalisation de ce conditionnement que sont destinées les émissions.»
Ce conditionnement a pour visée la détermination de nos désirs de consommateurs, imprimant en nos esprits cette maxime suprême : «apprends à avoir besoin de ce qui t'est offert, car les offres de la marchandise sont les commandements d'aujourd'hui.» Résister à cette maxime en refusant d'acheter serait une forme de sabotage et une offense faite à l'univers des marchandises. La servitude se forge d'abord dans la puissance de cette culpabilisation.
Dans l'acquisition de la marchandise est contenue le stimulus de son caractère indispensable, engendrant l'accoutumance : «La réussite de la matrice est totale quand toute marchandise, dont l'offre était déjà un "commandement" auquel nous nous sommes pliés, recèle de nouveaux besoins qui deviennent à leur tour nos besoins. Car nos besoins ne sont désormais plus que l'empreinte ou la reproduction des besoins des marchandises elles-mêmes. Et si ce dont nous aurons besoin demain n'est écrit ni dans les étoiles ni dans notre cœur, ni même dans notre estomac, c'est en revanche écrit dans le réfrigérateur que nous avons acheté avant-hier, dans le poste de radio que nous avons acheté hier, dans le poste de télévision que nous avons acheté aujourd'hui, et c'est le cœur battant que nous serons demain à l'écoute du diktat de leurs besoins.»
La puissance de la matrice et de ses modèles artificiels, non seulement nous conditionne, mais dans le même mouvement le monde réel lui-même, sommé de se conformer à son image véhiculée par les émissions. Du sacro-saint point de vue de l'économie, tout ce qui relève du domaine de la marchandise EST le réel. Ce qui est unique n'a pas d'existence. Ce qui est reproductible en série est vrai : «l' "être" ne se dit d'abord qu'au pluriel.»
Dans son rapport au monde, imprégné des injonctions de la matrice, c'est ce qu'a par exemple intégré tout touriste en «voyage» à Rome, à Venise ou ailleurs. Son appareil photo lui permet de conjurer la splendeur en chaque instant unique de la place Saint-Marc. Il «mitraille» et tue cette unicité «pour la faire entrer, en la reproduisant, dans l'univers des séries dont elle avait jusque-là été exclue, pour l'y recueillir photographiquement». Autre façon de rapporter chez soi, d'avoir à la maison, dans l'album photo, la place Saint-Marc, qui devient enfin réelle en tant que copie : «être signifie donc avoir été, avoir été reproduit, être devenu une image et être possédé».
Autre axiome de l'économie véhiculé par la matrice : ce qui n'est pas exploitable n'est pas, ce qui n'est pas fabriqué est indigne. On est à nouveau saisi d'effroi et de vertige devant ces perspectives que développent Günther Anders, relatives à ce qui contient ou ne contient pas de valeur dans notre monde instrumental. Car en effet, à la lumière de cet axiome («Ce qui n'est pas exploitable n'est pas ou ne mérite pas d'être»), «tout, absolument tout, peut – en fonction du contexte économique – être condamné à une telle non-valeur et devenir ainsi un résidu à éliminer : des hommes aussi bien que des déchets radioactifs ».
Ainsi la nature, toute nature, n'a de valeur que dans la seule et unique mesure où sa matière première peut servir à la réalisation de produits finis fabriqués. Ce qui en revanche est inexploitable et non-rentable en elle, tout ces surplus de l'univers, ne peut constituer pour les ontologues de l'économie qu'un «scandale métaphysique» qui manifeste «l'incompétence commerciale du cosmos». Tel est le mot d'ordre des ontologues de l'économie, auquel l'ensemble du cosmos doit se soumettre et prendre part : «"Exploite tout !". D'une certaine manière, l'ontologie de l'économie est en même temps une éthique, une éthique qui se donne pour tâche de délivrer le chaos du monde de son état de matière première, de son état "informe", et ne vise ainsi qu'à donner une "forme" à ce qui est "informe", à faire du chaos un "cosmos" de produits (…) voilà quelle est, aux yeux des ontologues de l'économie, notre mission : nous le rendre (le monde) dans les hauts-fourneaux, dans les usines, dans les centrales électriques, dans les piles atomiques, dans les stations de radio et de télévision. Ce sont là les "maisons de l'être" dans lesquelles l'homme entreprend de soumettre à la transformation le monde dans son entier – une tâche si folle que l'expression classique d' homo faber ne convient plus pour désigner l'homme saisi par cette fièvre de transformation.»
- Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l'apocalypse : La matrice médiatique ayant fait son œuvre, nous ne voyons donc plus rien, trop occupés à nous conformer à l'idolâtre et divertissant commandement : écouter les nouvelles et acheter du coca.
La bombe atomique placée au-dessus de la tête de l'humanité entière? Invisible ! La rupture complète que constitue dans notre histoire l'irruption du risque d'anéantissement instantané de toute vie sur terre, est «dissimulée au cœur même de notre négligence. La grande affaire de notre époque, c'est de faire comme si on ne la voyait pas, comme si on ne l'entendait pas, de continuer à vivre comme si elle n'existait pas».
En outre, les conséquences de l'objet dont il est question ici sont d'une portée tellement inédite qu'elles apparaissent au premier abord inconcevables philosophiquement. L'enjeu n'est définitivement plus de savoir comment l'humanité peut continuer à exister mais si elle le peut. C'est la question que l'homme contemporain se refuse à poser, ou ne le peut.
Inconcevable en effet est cette mutation si soudaine et radicale : «Si quelque chose dans la conscience de l'homme d'aujourd'hui a valeur d'Absolu ou d'Infini, ce n'est plus la puissance de Dieu ou la puissance de la nature, ni même les prétendues puissances de la morale ou de la culture : c'est notre propre puissance. À la création ex nihilo, qui était une manifestation d'omnipotence, s'est substituée la puissance opposée : la puissance d'anéantir, de réduire à néant (…) Puisque nous possédons maintenant la puissance de nous entre-détruire, nous sommes les seigneurs de l'apocalypse. Nous sommes l'Infini.»
Le bon vieil adage «tous les hommes sont mortels» nous apparaît d'une rassurante désuétude face à la nouvelle formule qui prévaut désormais : «L'humanité dans sa totalité peut-être tuée». Panique et effroi général ? Précisément non, souligne Günther Anders : «Telle est donc la situation. Elle est à ce point angoissante. Mais où est notre angoisse ? Je n'en trouve pas la moindre trace. Je ne trouve pas même trace d'une angoisse d'importance moyenne. Pas même d'une peur comme celle que peut provoquer le danger d'une épidémie de grippe. Pas la moindre trace d'angoisse. Comment cela est-il possible?». Réduite à une marchandise journalistique, l'angoisse n'est plus possible à notre époque. Alors même que le danger atomique surgissait, Roosevelt proclamait le droit d'être libéré de la peur.
Oui, comment cela est-il possible? Comment expliquer une telle profondeur de déni et d'aveuglement face à la catastrophe? Pour G. Anders, alors que «jadis l'espoir eschatologique était toujours accompagné d'une angoisse apocalyptique», la croyance contemporaine dans le progrès induit à contrario un «calme plat eschatologique», une incapacité à envisager toute fin du fait même d'«une progression prétendument automatique de l'histoire». «Il est probable qu'aucune génération, avant le XVIIIe siècle, c'est à dire avant le triomphe des théories du progrès, n'a été aussi mal préparée que la nôtre au devoir d'angoisse qui est aujourd'hui notre lot.» Dans ce monde lisse, sûr de sa marche vers le toujours mieux, la mort individuelle et collective sont rangées au placard.
Au cœur même du monde du travail, la conscience de la finalité de notre action a été démantelée : «Le travail est devenu une "collaboration" organisée et imposée par l'entreprise», rouage central de l'instrumentalisation des activités humaines. Le travailleur en entreprise, n'ayant aucune part à la définition des buts de l'entreprise, des fins de la production, est sommé de ne pas connaître, et de ne pas même se poser la question de la finalité de son activité : «L'entreprise est le lieu où l'on crée le type d'homme "instrumentalisé et privé de conscience morale". C'est là que naissent les conformistes (…) L'entreprise actuelle est le creuset, le modèle de ce type de travail qui exige notre mise au pas (…) Les hommes (y) sont dressés à la collaboration en tant que telle». En définitive, «l'employé du camp d'extermination n'a pas "agi" mais, aussi épouvantable que cela puisse paraître, il a seulement fait son travail. Puisque la fin et le résultat de son travail ne l'intéressent pas, puisqu'il considère toujours son travail en tant que tel comme "moralement neutre", il n'a fait qu'accomplir quelque chose de "moralement neutre"»...ni plus ni moins que tous ces travailleurs, chacun selon son échelon, pris dans les griffes d'un immense réseau dédié au perfectionnement de la bombe.
L'explication donnée à l'aveuglement face à la catastrophe, se concentre en un facteur anthropologique que Günther Anders nomme le «décalage prométhéen», thème central de sa pensée. Il traduit un écartèlement ou déconnexion des diverses facultés humaines (action, pensée, imagination, sentiments, responsabilité...), atteignant un seuil de rupture.
En somme, la faculté de l'homme à produire est devenue infiniment plus aiguisée que sa faculté à s'angoisser ou à se repentir des conséquences de cette production destructrice. Autrement dit, le «décalage prométhéen» est l'expression d'une rupture entre « faire » et « sentir », entre « savoir » et « comprendre » : «La preuve en est cette réponse du pilote de bombardier au journaliste qui lui demandait à son retour à quoi il avait pensé au cours de sa mission – et peu importe qu'il ait répondu ainsi par cynisme ou par naïveté : "Je n'arrivais pas à me sortir de la tête les 175 dollars qu'il me reste à payer pour le réfrigérateur"»... Dès lors, «face à l'idée de l'apocalypse, notre âme déclare forfait. Dans ces conditions, l'idée de l'apocalypse n'est plus pour nous qu'un simple mot». Cette déchirure entre l'action et la conscience morale plonge l'homme contemporain à un degré d'inhumanité jamais atteint : «L'horreur de la situation actuelle, c'est que tout semble apaisé et convenable. Un keep smiling collectif camoufle la situation». Telle est l' «horrible insignifiance de l'horreur.»
Au sens le plus rigoureux du terme, l'homme contemporain est schizophrène. Un être en lui produit et agit, un autre être en lui éprouve des sentiments, y compris les meilleurs. Image banale de notre temps que ce même homme, à la fois employé dans un camp d'extermination et bon père de famille.
Peut-on encore espérer un soudain sursaut, poussant des hommes toujours plus nombreux, «tels des objecteurs de conscience», à entrer en désertion, par leur refus affirmé de collaborer directement ou indirectement à l'entreprise d'anéantissement et de déshumanisation? Est-il encore possible de réduire le gouffre entre nos activités productives et notre conscience morale de la catastrophe vers laquelle elles nous conduisent?
En ce moment très précis où Günther Anders interroge la possibilité ou l'impossibilité humaine de surmonter le décalage prométhéen, la capacité ou l'incapacité vitale de l'homme à forcer son destin en réencastrant ses actes dans un cadre moral réajusté, on atteint alors un seuil d'une rare intensité dramatique, où l'on sent bien que sa pensée, «sous nos yeux», se confronte à sa propre limite, au-delà de laquelle, l'auteur, presque tremblant face à l'immensité de l'enjeu, tâtonnant douloureusement dans le choix des réponses à apporter, oscille entre la tentation du désespoir absolu, et l'intuition d'une possible transformation radicale de l'homme par une issue plus ou moins mystique et religieuse, dont il ne s'engage pourtant guère à en préciser les termes.
S.L.