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Extraits

Extraits

Günther Anders L'Obsolescence de l'homme (Tome 1)

(Editions de l'encyclopédie des nuisances, 2002 - 1ère édition 1956)

 

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La dissolution de la famille par la technique

 

 

 

Extraits pages 123-125

 

 

 

"On la présente (la consommation de masse) comme l'occasion d'une renaissance de la famille et de la vie privée, ce qu'on ne peut comprendre que comme une hypocrisie : les inventions nouvelles se réfèrent volontiers à ces vieux idéaux qui risqueraient sans cela de faire obstacle à certains achats. Selon un article paru dans le quotidien viennois Presse du 24 décembre 1954, "la famille française a découvert que la télévision était un bon moyen de détourner les jeunes gens de passe-temps coûteux, de retenir les enfants à la maison et de donner (...) un nouvel attrait aux réunions familiales". Il n'en est rien. ce mode de consommation permet en réalité de dissoudre complètement la famille tout en sauvegardant l'apparence d'une vie de famille intime. Le fait est qu'elle est bel et bien dissoute : car ce qui désormais règne à la maison grâce à la télévision, c'est le monde extérieur - réel ou fictif- qu'elle y retransmet. Il y règne sans partage, au point d'ôter à la réalité du foyer et de le rendre fantomatique - non seulement la réalité des quatre murs et du mobilier, mais aussi celle de la vie commune. Quand le lointain se rapproche trop, c'est le proche qui s'éloigne ou devient confus. Quand le fantôme devient réel, c'est le réel qui devient fantomatique. Le vrai foyer s'est maintenant dégradé et a été ravalé au rang de "container" : sa fonction n'est plus que de contenir l'écran du monde extérieur. "Les services sociaux, peut-on lire dans un rapport de police rédigé à Londres le 2 octobre 1954, ont recueilli dans un appartement de l'est de Londres deux enfants âgés de un et trois ans laissés à l'abandon. La pièce dans laquelle jouait les enfants n'était meublée que de quelques chaises cassées. Dans un coin trônait un somptueux poste de télévision flambant neuf. Les seuls aliments trouvés sur place consistaient en une tranche de pain, une livre de margarine et une boîte de lait condensé." La télévision a liquidé le peu de vie communautaire et d'atmosphère familiale qui subsistait dans les pays les plus standardisés. Sans même que cela déclenche un conflit entre le royaume du foyer et celui des fantômes, sans même que ce conflit ait besoin d'éclater, puisque le royaume des fantômes a gagné dès l'instant où l'appareil a fait son entrée dans la maison : il est venu, il a fait voir et il a vaincu. Dès que la pluie des images commence à tomber sur les murailles de cette forteresse qu'est la famille, ses murs deviennent transparents et le ciment qui unit les membres de la famille s'effrite : la vie de famille est détruite.

Il y a quelques décennies, on avait déjà pu observer que le meuble qui symbolisait socialement la famille, la table massive installée au centre de la salle à manger et autour de laquelle on se rassemblait au moment des repas, avait commencé à perdre de sa force d'attraction, était devenue obsolète et avait disparu des intérieurs modernes. C'est seulement maintenant qu'il s'est trouvé, pour prendre sa suite, un meuble d'une puissance symbolique et d'une force de persuasion égales à la puissance symbolique et à la force d'attraction de la table. Ce qui ne veut pas dire que la télévision est maintenant devenue le centre de la famille. Au contraire. Ce que l'appareil représente et incarne, c'est précisément le décentrement de la famille, son excentration. Il est la négation de la table familiale. Il ne fournit plus un point de convergence à la famille mais le remplace par un point de fuite commun. Alors que la table rendait la famille centripète, invitait ceux qui étaient assis autour d'elle à faire circuler la navette des préoccupations, des regards et des conversations pour continuer ainsi à tramer le tissu familial, l'écran, lui, oriente la famille d'une manière centifuge. Maintenant, les membres de la famille ne sont plus assis les uns en face des autres, leurs chaises sont seulement juxtaposées face à l'écran. C'est seulement par mégarde qu'ils peuvent encore se voir, se regarder; c'est seulement par hasard qu'ils peuvent encore se parler (à condition qu'ils le veuillent ou le puissent encore). Ils ne sont plus ensemble mais côte à côte ou, plus exactement, juxtaposés les uns aux autres. Ils sont de simples spectateurs. Il ne peut plus être question d'un tissu qu'ils trameraient ensemble, d'un monde qu'ils formeraient ensemble ou auquel ils participeraient ensemble. En réalité, les membres de la famille sont, dans le meilleur des cas, aspirés simultanément (mais pourtant pas ensemble) par ce point de fuite qui leur ouvre le royaume de l'irréel ou un monde qu'ils ne partagent, à proprement parler, avec personne (puisque eux-mêmes n'y participent pas vraiment). S'ils le partagent, c'est seulement avec ces millions de "solistes de la consommation de masse) qui, comme eux et en même temps qu'eux, ont les yeux fixés sur leur écran. La famille est désormais structurée comme un public en miniature, le salon familial est devenu une salle de spectacle en miniature, et la salle de cinéma est devenue le modèle du foyer. Il ne reste plus aux membres de la famille qu'une chose à vivre véritablement ensemble, et non pas seulement simultanément ou juxtaposés dans l'espace : c'est l'attente du moment où ils auront terminé de payer l'appareil (et le travail qu'ils fournissent pour y parvenir). Une fois l'appareil payé, c'en sera alors fini une bonne fois pour toutes de leur communauté. L'objectif inconscient de leur ultime projet commun est ainsi l'extinction de leur communauté".

GA

 

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